57. Multitudes 57. Automne 2014
troisième cahier - Valorisations à recréer

Save Our Senses – De l’art de s’accommoder comme restes

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« Contradictoirement à son registre propre qui conduit à tenir à l’enrôlé le discours de son désir et de sa joie (à se voir offrir la possibilité de le poursuivre), le travail de colinéarisation ne doit pas seulement faire oublier qu’il est foncièrement transitif et pris dans l’orbite du désir-maître capitaliste, mais également que sa promesse d’affects joyeux est toujours brouillée par un fond d’affects tristes, arrière-plan de sanctions et de menaces qui est pour toujours celui du rapport salarial. »

Frédéric Lordon Capitalisme, désir et servitude, Paris, La fabrique, 2010, p. 131

« La négativité qui habite le Sujet économique en tant que conscience qui vise ce qui est à venir se trouve au cœur du processus de néantisation de la substance que l’on ne peut voir ni observer mais qui habite en quelque sorte en creux le fait et le phénomène économique. »

Pascal Blanqué La Valeur Substance, échange et prix Paris, Economica, 2012 p. 67

« L’histoire ne s’écrit plus ; elle finance ses mises en scènes. »

Michel de Bord Du défaut d’éditeur à la bibliothèque nationale Paris, Santé Publique, 2014

Initialement, je souhaitais croiser les dialogues avec trois de mes estimés contemporains qui apparaîtront parallèlement. Il s’agissait de les interroger, selon l’axe de leur valeur. L’ensemble a cependant pris une autre tournure.

Ai donc pris le parti de présenter ma conception valuative et ses déplacements artistiques contemporains. Mon propos entend éclairer l’utilisation de l’art pour faire vendre et augmenter la solvabilité des choses.

Nous avions fait l’hypothèse que l’art, après avoir été valuation, en était devenu l’intermédiaire, entendant ainsi que l’art avait été le mécanisme de légitimation de la valeur, voire la valeur de la société moderne, pour être devenu véhicule de ses diverses productions, forme performante de toute médiation. Adepte de ses propres déviances, l’art est fait d’une plasticité dont les malléabilités attirent inéluctablement les communicants. Si l’art, rapporté à son rendu public, a toujours été une forme de publicité, son exploitation communicationnelle s’est plus récemment saisie de ses vertus contradictoires.

En bon adaptateur du contemporain, l’art était « récipiendaire » d’une crise symbolique dont il imaginait se jouer alors qu’il en devenait progressivement l’ustensile. Parfaitement identifiée-annoncée par les théories critiques, cette crise (industrialisation culturelle, obsolescence, esthétisation, amplification communicationnelle) a procuré, notamment dans les néo-avant-gardes, grande partie de sa valeur à l’art ; cette valeur, souvent proclamée « critique », semble aujourd’hui réclamée par ses créditeurs l’utilisant comme vendeuse non plus « en soi » [exigence poétique de l’art pour l’art] mais comme faisant valoir. Passions des avant-gardes et de leurs néo-posts, la fin de l’art, longuement disputée, s’exécute en des termes inattendus : par les voies secondaires, et de deux façons combinées.

Raisonnances des faits artistiques :
l’ouverture esthétique à la concurrence

Premièrement le raisonnement des faits artistiques et, parallèlement, leurs inévitables conséquences : l’éclairage des valorisations institutionnelles (marchés de l’histoire), des mutations en cours, et leurs profitables instrumentalisations, ont changé la donne. Le savant raisonnement des faits artistiques, sans totalement effacer leurs mystères, en a intelligemment montré les rouages, et tout ce qui s’y pouvait traduire en procédés, dont stratégiques. L’esthétique n’a pas seulement éclairé les faits artistiques pour les artistes et leurs amateurs dévoués mais aussi pour tous les intéressés y compris ses exploitants, contemporains et futurs. Cette théorie élaborée, disputative, assure une sorte d’explicitation des faits artistiques et dans leur réception, et dans leurs enjeux, et dans leur fabrication. Elle tend [donne] la main à ses producteurs, tout du moins à leurs conseillers.

Dans un « premier temps », les artistes se sont ressaisis artistiquement des procédés décryptés pour les consacrer comme œuvres : pas considérable, notamment de l’art conceptuel. Sans penser qu’il eût pu en être autrement ni déconsidérer les artistes concernés, cette « avancée » nous semble aujourd’hui fatale. Elle a démontré à celles et ceux qui pouvaient en douter, qu’il ne s’agissait finalement que de « décision » et que si cette sorte de décision appartenait bien en propre à l’artiste qui l’assumait, comme [nouvelle] forme de sa virtuosité, elle pouvait bien être menée par un tiers concerné.

Parfaitement entrainé à procéder ainsi dans son domaine d’enrichissement, ce « tiers », décideur-commanditaire, n’attendait que d’accéder à cette formule ravageuse ; le raisonnement intelligent des faits artistiques avait montré la part essentielle de cette décision et sa nécessité de s’inscrire dans une histoire appropriée. Par bonheur-malheur, celles et ceux qui assuraient la lisibilité étaient aussi celles et ceux qui écrivaient cette histoire, celles et ceux qui en extrayaient, constituaient et archivaient les « preuves ».

Vivement intéressés, les décideurs-commanditaires comprirent mieux encore : ces rédacteurs de l’histoire dépendaient des institutions artistiques auxquelles ils témoignaient de choix « historiquement fondés ». Même généreux donateurs (because défiscalisation) et comprenant mieux ces mécanismes explicités, les décideurs-commanditaires ne détenaient pas encore les clés du dispositif symbolique, trousseaux en partie détenus par ces commissaires-conservateurs coordonnés, parfois fusionnés, aux critiques-historiens, sur fond d’institution publique et souveraine. Il leur fallait soit prendre d’assaut ces endroits conservatoires plutôt bien défendus, étatiquement tenus, soit créer l’alternative, en poussant, juste un peu, le raisonnement… Tout le monde avait appris que la valeur institutionnelle d’une œuvre se répercutait sur sa valeur marchande, il suffisait de retourner l’ordre vacillant : fonder, avec les conseillers commandités, la valeur marchande pour que puisse s’ensuivre une reconnaissance « institutionnelle ». L’opération se trouvait facilitée par un chamboulement des modèles, notamment financiers.

Évidemment la passation nécessitait d’importants moyens et de la méthode. Ce que les institutions avaient élaboré pas à pas durant des décennies, ne pouvait qu’être défait avec minutie et d’avisés conseils. Dans cette opération de réanimation institutionnelle par les puissants économiques, détournement de situation symbolique, les publicitaires, notamment anglais, étaient assez bien placés, et, par un hasard savamment calculé, les conseillers conviés détenant encore des parts institutionnelles, le nouveau dispositif gagnait en efficacité. L’argent, l’entregent, les conseillers évaluateurs restaient de bons moyens, mais deux autres serviraient ces intérêts néo-institutionnels : une collection représentative et le contrôle d’une salle des ventes.

Ce ne sont plus les regardeurs qui font les tableaux, mais leurs annonceurs (ceux qui s’en adjugent les droits publicitaires).

Le bonheur artistique passe efficacement par une salle des ventes ; faute d’y participer, le privilège d’assister au spectacle des enchères n’est-il pas, déjà, un enchantement ?

L’inestimable performance émotionnelle

Le deuxième volet de la corruption artistique relève de la magie, d’une perfection spectaculaire que maîtrisent les grands producteurs d’effets spéciaux. Nous l’avons compris : l’art est une fiction bien échafaudée, une fiction ayant une grande puissance de valorisation, il fait rêver et, selon des comptabilités poétisées, draine de l’argent. On utilisera donc ses capacités fictionnelles pour les mettre au service de la cause marchande qui, comme chacun ne saurait l’oublier, est de l’emploi, de la stabilité, du pouvoir d’achat, du bonheur ; que du bonheur ! L’art sera cause marchande [cosa vendibile]. S’il est utile de le collectionner, le montrer, le faire valoir, il est encore plus beau de le généraliser. Sans art, pas de bonheur, pas de pouvoir d’achat, pas de stabilité, pas d’emploi, partout de l’art, et partout, grâce à lui, un plus grand espoir de vie meilleure.

Il n’est pas indispensable qu’il renonce à ses pratiques dramatiques, ses tragédies attisent le besoin de réconfort par des choses également désignées en conséquence. Quelques frayeurs restent possibles – on n’a rien sans rien, et puis l’art est aussi émotionnel, il a activé le marché des sentiments. En fait, l’art a tout ouvert comme marché : l’air de Paris, un statement, une notice, quelques néons, des sensations dans tous les sens, des révolutions de toutes sortes, le renouvellement de toutes les garde-robes plusieurs fois l’an, un saut dans le vide, un bleu assidu au veuvage.

Parmi ses formules magiques, baptisant de nombreuses pratiques artistiques assez diverses : la performance. Ironisant initialement l’exploit industriel, cette « forme » est aussi compétitive en faisant, par exemple, spectacle en quelques minutes, voire secondes, sans que soient forcément engagés de gros moyens de production. L’art à peu de frais ne pouvait trop longtemps échapper aux esprits cupides. En rapprochant les décideurs-commanditaires des œuvres, il est bien naturel que leur dispendieuse cupidité s’en réjouisse et qu’ils commanditent quelques performances peu coûteuses et du meilleur effet. La rigueur économique de certaines pratiques multiplie les possibles gains, autre miracle formidablement poétique d’un « retour sur désinvestissement ».

Les médias assureront, en rêve pseudo-accessible, l’attractive scénarisation de l’art surfacturé en dollars. Par un autre chanceux hasard, fructueuse facétie des pléonasmes à laquelle quelques innocents continueraient de croire, nouveaux concessionnaires du réel, ces néo-généreux commanditaires-décideurs ont aussi des intérêts dans les médias qui battront le rappel.

Fonctionnellement, ce rêve porte des compréhensions adaptées d’un monde actif dans lequel les commanditaires-décideurs occupent à juste titre leur place avantageuse. L’art est un service luxueux, justifiant sa haute possession et sa coopération aux richesses vénérables. Il offre également l’extrême avantage de modifier en conséquence l’imagination qui ne saurait persister dans ces archaïsmes symboliques et, en normale conséquence, se doit de servir les intérêts de ses bienfaiteurs-commanditaires, eux-mêmes n’étant d’abord que des utilisateurs, très puissants, mais amateurs.

Maître des formes, l’art est globalement considéré comme le partenaire, positif et privilégié, de l’imagination qui le nourrit et qu’il alimente ; passés maîtres de l’art, les commanditeurs-décideurs profitent simultanément d’un complément de prise de position sur l’imaginaire.

Nous devrions une théorie de la propagation-gestion du cauchemar par le fait artistique à même de nous inquiéter tout en nous poussant aux joies des bienheureuses compensations déjà dénotées (divertissements alternatifs, déstressants loisirs, produits techniques communicants, répulsifs de solitudes programmées…)

Nous ne sommes pas directement conviés dans un camp de vacances, mais tous invités aux divertissantes vacances d’un camp où, dans des annexes sponsorisées, nous gagne l’impression d’échapper à un médiocre ordinaire.

Voyager c’est payer, transport + séjour + services + transferts + visites + extras, et payer c’est, déjà, voyager.

Les boutiques de luxe font rêver, l’art est une ultra-super boutique VIP de luxe, rêve surmultiplié, c’est-à-dire possible cauchemar, océan de frissons…

La valeur n’est-elle pas foncièrement fait de rareté ?

Suprême performance : faire payer en crédits ses libertés à l’esclave, dont le statut [esclave] ressort nettement des crédits contractés avec tout ce qu’ils lui font faire. Tout le monde a la clé du camp et, en toute liberté, persiste et signe son devenir de campeur libre de se rendre où il veut, espérant une grosse voiture, des loisirs réussis, des techniques émotionnantes… Il lui manquera peut-être un peu de travail, mais si les ventes de voitures, de médicaments et d’armes progressent, il sera en droit d’atteindre un emploi à assembler les pièces de sa destruction. Ou, dans le pseudo-miracle immatériel, une « bulle internet » ne manquera pas de mieux lui faire croire à un supplément d’oxygène : une connexion plus rapide, des contacts plus nombreux, des achats plus faciles, des informations personnelles mieux transmises, des jeux en pagaille, des usines à gaz plus conviviales, des vacances plus luxueuses dans des pays pauvres, des billets d’avion dûment comparés à « prix coûtant » pour voyager debout… L’immatérialité du secteur numérique, dont les (in)conséquences écologiques se révèlent graduellement, devrait aussi faire penser à son ordre fantasmagorique, cette puissance d’un faire-laisser croire, repreneur du rêve américain en faillite.

Bref, les choses artistiques auraient pu mieux se passer et bien des malveillances nous auraient été épargnées ! Dans ces circonstances férocement décrites, persistent des dissidences choisies qui remuent l’autorité du décideur-commanditaire et lui offrent résistances quant à des questions sur lesquelles, même avec ses conseillers, il peine. Gênes sans lesquelles il n’y aurait pas ce plaisir, solidaire, de récuser ce qui nous est imposé comme émancipation. Reconnaissons cette mauvaise habitude, au risque de l’éclairer et de la rendre exploitable, d’apprécier, comme valeur majeure, la dimension subversive des pratiques artistiques.

En toute fin non utile

Un vœu pour finir − la valuation n’est-elle pas votive : que l’on entende bien ces endurances comme autant de preuves de la réversibilité d’une fatalité entièrement commerciale de l’art. L’inéluctable est trop souvent l’argument du fautif ; les démesures de l’utralibéralisme le mènent à sa propre catastrophe.

En s’étendant à tout, avec la complicité de l’art, le marché a forcé ses nécessités d’adaptation ; ces infinités sont autant d’espaces qu’il doit occuper, intensifiant ses vertiges et ses risques d’incorporation des peurs qu’il génère et entretient. L’humain combat de la ruse menaçante et de l’amène intelligence entame une nouvelle étape où se dévoilent les modalités de l’asservissement des multitudes et peut s’interrompre la distribution des somnifères…

Le plus grand problème de l’entreprise globale ressort de la circulation des informations, même truquées, et du niveau intellectuel des employés ; tout le monde comprend les forfaitures, l’entreprise globale ne tient plus que par ses pouvoirs menaçants : « prenez garde » à vos économies, à votre emploi, à votre sécurité, à votre santé ! L’industrie de la peur, dont l’art est incontestablement un performant contributeur, se perd, heureusement, dans ses propres méandres : ses économies vicieuses, ses emplois variables d’ajustement, sa sécurité fiévreuse, sa santé anxio-active (stress, dépression, surmenage, burn out…).

Qui sait si le marchand d’armes préfère vivre armé !

Les relations affectives apparaissent dorénavant comme des liens sociaux, des connexions, dont la comptabilité ne laisse pas d’étourdir.

L’hégémonique modèle télévisuel a généralisé ses critères : audience = valeur/personnage = audience/rabâchage = entendement/publicité = financement/etc.

L’un croyant se prolonger en épuisant les ressources de l’autre, le suicide mutuel de l’ultralibéralisme et de l’art contemporain est à craindre… Qui pleurera ?

Comment regretter l’art empoisonné par ses puissances valuatives exploitées pour relooker l’horrible machinerie ultralibérale qui rackette les âmes ?

L’utilité de l’art est son inutilité, tout autre usage et fonctionnalité l’embauche dans une partie qui n’est jamais sienne. Tant qu’il y aura des âmes, il y aura de l’art, ce grand bazar des services inutiles, pas gratuits (vous connaissez la chanson), mais inutiles. L’oxymoron de notre cher Adorno est dans ce point : antinomie intrinsèque d’une valeur sans terme sur laquelle, pour l’instant, l’ultralibéralisme a greffé ses délires ; délires de plus en plus flagrants.

Puisqu’elles ne servent à rien, que reviennent les âmes !