Le monde n’est pas comme il faut1. Dire cela suppose qu’on se fasse une idée de comment il faut être. Tout cela est spécifiquement humain. Probablement aucune autre espèce ne voit les choses de cette façon. Les voir ainsi exige une distance par rapport aux choses. Il faut « ex-sister », et non pas simplement « in-sister » (comme le font toutes les autres espèces). Peut-on exister et insister à la fois, être à la fois dedans et dehors ? La question n’est pas commode. On ne peut pas occuper à la fois deux endroits, sans que ça dérange certaines « catégories ». C’est pourquoi il est préférable de penser un mouvement de pendule : on existe par recul de l’insistance, et on y revient. Vers où recule-t-on ? La tradition suggère divers noms de lieux : « l’esprit », « l’âme », « le self ». Le portugais a trouvé un terme pour désigner le recul vers ce lieu : ensimesmento, « en-soi-même-ment ». Mais des considérations convergentes suggèrent que la question peu commode n’est pas bien posée. Que « exister » n’est pas occuper un lieu (topos) mais ne pas occuper un lieu (utopia). Que l’existence n’est pas une position mais une négation. Et que cette négation s’articule précisément par « le monde n’est pas comme il faut ». Bien sûr, ceci exige une nouvelle anthropologie.

Se pose la question : « qu’est-ce nier ? ». La réponse s’avère dès qu’il y a hommes et elle s’avère sous forme d’artefact. Si on donne la parole à un couteau paléolithique, il dira « la dent n’est pas comme il faut ». Homo erectus est obligé, par une catastrophe écologique, de ne plus s’alimenter de plantes et de petits animaux, mais de manger des entrailles de grands herbivores. Ses dents ne sont pas aptes à le faire, mais les dents des carnivores le sont. Le couteau est une simulation de dents carnivores, pour que la dent humaine soit comme il faut. Pour que le couteau soit, il faut des pierres et des mains, mais surtout il faut qu’on se fasse une idée de comment est la dent (l’« être »), comment elle doit être (la « valeur ») et comment l’être peut-être valoré et la valeur réalisée. En bref : pour que le couteau soit, il faut que l’homme existe. Il s’avère par le couteau que l’existence est une « attitude ».

L’homme d’il y a 2 000 000 années se voit obligé à exister pour ne pas mourir de faim : il lui faut produire des dents artificielles. L’attitude productrice (le geste de poser là-bas vers ici) exige qu’on se fasse une idée de ce qui est là-bas (l’être) et de ce qui doit être ici (la valeur). Et pour qu’une telle ontologie et déontologie soit possible (pour que le couteau soit possible), il faut qu’on s’oppose. L’homme paléolithique était obligé à s’opposer au monde pour ne pas mourir. Cette attitude négative et productrice (homo faber) change l’homme en existence, et elle change le monde vital en monde opposé (« ob-jectif »). L’homme devient existence qui est « sujet d’objets ». C’est par cette objectivité (cette opposition au monde) qu’on se fait l’idée d’un objet (par exemple d’une pierre). Le monde objectif est l’idée qu’on se fait du monde vital après l’avoir nié. Alors on peut arracher une pierre de son contexte objectif et la poser ici, pour qu’elle devienne comme il faut (couteau). On peut survivre.

L’attitude négatrice arrache une pierre et elle la frappe avec une autre pierre arrachée. Pour le faire, il faut se souvenir de sa dent (laquelle n’est pas comme il faut) et il faut avoir un modèle (une dent de tigre posée devant soi). Ceci marche pendant des centaines de millénaires. Les couteaux deviennent toujours plus performants et les artistes toujours plus accomplis. C’est le progrès. Soudainement, le progrès s’arrête, la culture est en crise, la science (l’idée qu’on se fait de l’objet) vacille, et l’art (la production de dents artificielles) est mis en question. C’est qu’avec l’apparition d’homo sapiens sapiens (il y a 40  000 années), il s’avère que le souvenir de la dent sur lequel on s’appuie pendant la production n’est pas fiable. Que la science de la dent en tant que souvenir ne suffit pas. Le souvenir est une perception stockée dans une mémoire privée qui est récupérable. En produisant, l’artiste récupère une perception d’une dent et c’est une méthode scientifique douteuse. Parce que la perception est privée et fugace. Il faut changer cela : le souvenir n’est pas comme il faut. Il faut nier le souvenir. Il faut se faire une idée du souvenir, il faut faire une révolution scientifique. Il faut reculer du souvenir, du sujet qui se souvient, de « soi-même ». Il faut réfléchir.

Pour que le souvenir devienne plus fiable pendant la production, il faut qu’il soit communicable, accessible aux autres. La perception est incommunicable, parce qu’il n’y a pas de langue privée. Pour communiquer le concret (le privé), il faut le rendre abstrait (publique). Il faut réduire les « noms propres » à des « noms de classes », il faut symboliser le concret. Et les symboles, il faut les ordonner en codes. Pour que le souvenir devienne fiable pendant la production, il faut le codifier. Il faut « l’imaginer ». L’image est une perception rendue publique, rendue intersubjective. On la trouve dans des cavernes en Dordogne. Ce n’est pas seulement une révolution scientifique : on imagine les souvenirs. C’est surtout une révolution existentielle : on ne nie pas seulement le monde, on se nie soi-même.

Il s’avère en Dordogne que « négation » implique « abstraction ». Plus on existe, plus abstraites deviennent les idées qu’on se fait. Le couteau paléolithique est une abstraction : une pierre arrachée du contexte objectif. Le monde vital est vécu en quatre « dimensions » : des volumes qui s’approchent et nous concernent. Le couteau est ici à la main : il ne s’approche plus, il « couche ». C’est un objet en trois dimensions : le temps est éliminé. C’est une abstraction. L’image en Dordogne est une surface. C’est une symbolisation, une généralisation, une abstraction d’un volume (par exemple d’un corps d’un cheval). Les deux dimensions de l’image signifient un volume, les trois dimensions du couteau signifient le monde vital. L’homo sapiens est plus éloigné du concret que ne l’est l’homo habilis, il se fait des idées plus abstraites, son aliénation est plus grande. Il existe plus nettement, sa science et son art sont moins concrets, sa culture est plus performante.

C’est une culture stable mais elle entre en crise, elle aussi. Une nouvelle catastrophe écologique oblige les hommes à ne plus chasser mais à manger de l’herbe. (Les catastrophes écologiques sont des facteurs de « progrès »). On ne peut pas chasser dans la forêt revenue, il faut la brûler et y faire de l’herbe artificielle. L’herbe artificielle exige qu’on l’arrose. C’est pourquoi il est plus commode de la planter au bord d’une rivière. À côté du village néolithique, il se dresse une colline d’ordure. Quiconque mange de l’herbe se fait des soucis : y en aura-t-il assez ? Il mesure la colline pour y garder les grains d’herbe, les préserver d’une inondation possible. Il est prévoyant. De la colline, il voit le cours de la rivière. Non seulement tel qu’il est (l’être de la rivière), mais aussi tel qu’il peut être (la rivière potentielle). Il voit des sécheresses et des inondations possibles. Il se fait des soucis : certaines possibilités ne doivent pas être et il faut les éviter. Il fait des projets de canalisation. Il dessine des lignes dans des tablettes. Il fait des modèles : il imagine ce qui doit être, la valeur.

C’est une révolution scientifique : le calcul des probabilités. L’homme qui monte sur le tas d’ordure au bord de l’Euphrate calcule. Il calcule les grains (il fait la somme de la récolte et ensuite il divise cette somme parmi les membres du village). Et il compte avec les possibilités d’une sécheresse (il compte des gouttes d’eau possibles). L’homme sur le tas (le Big Man, le prêtre, le roi, le dieu) est comptable. Les tablettes de la canalisation sont des tablettes de la loi. (to reckon, right et reign proviennent de la même racine). Le Big Man transcode son souci en chiffres. Il peut le faire, parce qu’il a une double vision : il voit le fleuve tel qu’il est avec son œil sensuel et il voit le fleuve tel qu’il peut être avec son œil théorique. Avec l’œil théorique, il découvre la loi derrière l’apparence et il l’imagine dans la tablette. Et la loi est chiffrée : elle quantifie les gouttes possibles. L’œil théorique nie l’œil sensuel, il fait l’abstraction du réel pour percevoir le possible. Il nie en quantifiant la qualité.

Il ne suffit pas de dire qu’en Mésopotamie d’il y a 5 000 années, on se fait des idées des valeurs, qu’on remplace la dent du tigre par une tablette de la loi, pendant la production de l’artefact. Le niveau de l’abstraction atteint en Mésopotamie nie le niveau atteint en Dordogne. L’œil théorique voit la « forme » de la rivière : la rivière possible est une « figure ». Par exemple, triangle. Quand le Big Man (le « géomètre ») imagine cette forme sur la tablette, il la « déforme ». Aussi longtemps qu’il la regarde théoriquement, la somme de ses angles est 180°. Au moment où il l’imagine, la somme n’est plus exactement 180° : la tablette déforme la forme, défigure la figure. C’est la raison pour laquelle l’entrée de la république platonicienne est défendue aux artistes figuratifs. L’abstraction atteinte à Babylone nie la « validité » de l’abstraction atteinte à Lascaux.

Les lois théoriques sont des abstractions, des « apparences », et on les déforme en les appliquant. C’est parce qu’elles sont codifiées en chiffres, qui sont des symboles de quantités. Or, les chiffres n’ont pas de dimensions et leur code est composé de points clairs et distincts. Ceci est l’abstraction la plus totale : on ne peut pas la devancer. Le calcul est l’aliénation absolue. Quiconque calcule se fait une idée zéro-dimensionnelle à la fois du monde vital nié, du sujet de cette négation, et des valeurs par lesquelles le sujet nie le monde. Quiconque calcule nie tout. À la rigueur, il n’existe plus. Mais ceci ne s’avère que plus tard. En Mésopotamie, ce n’est pas encore évident : on se fait une idée du devoir-être de la rivière, on construit des canaux et le calcul « marche ». L’idée qu’on se fait en chiffres permet des récoltes plus abondantes.

Le problème est épistémologique. Comment « connaître », comment se faire une idée de ce qui est et de ce qui doit être, quand on est si éloigné du concret, quand on est « dans » la dimension zéro des chiffres ? C’est la question de l’adéquation des chiffres au monde concret perdu. Pour la faire, il faut se faire une idée du concret en zéro dimension : un ensemble de points qui se touchent sans intervalle, la « chose étendue ». Il s’agit donc de faire l’adéquation de la chose étendue à la « chose pensante » (laquelle, bien sûr, est le code des chiffres). La « connaissance » devient ainsi le transcodage de la géométrie en arithmétique, ladite « géométrie analytique ». Ce n’est pas encore tout à fait évident en Mésopotamie, mais ça l’est pour Descartes. Ce n’est pas très commode, cette idée du concret en tant qu’étendu, mais ça « marche » si l’on manipule un tout petit peu la « chose pensante ». Malheureusement, elle est claire et distincte (fourrée de trous) et la chose étendue échappe par les « distinctions ». Mais on peut farcir les trous par le calcul différentiel et tout (c’est dire : la chose étendue) devient connaissable (formalisable en équations différentielles). L’existence devient omnisciente (fin du XIXe).

Il s’avère que ça « marche » : les dents artificielles deviennent presque parfaites (révolution industrielle) et l’existence presque toute puissante. Mais soudainement, on commence à soupçonner que l’idée qu’on se fait du monde concret, du sujet de ce monde et des valeurs, n’est peut-être pas la bonne. Que peut-être la science (l’idée du monde), l’art (l’idée de la valeur) et l’anthropologie (l’idée de l’existence elle-même) ne collent pas. Il y a trois raisons à cela : (1) les équations différentielles exigent qu’on les recodifie en « numéros naturels » pour pouvoir les appliquer, et cela dure trop longtemps (c’est l’argument platonicien sous un nouvel aspect) ; (2) la raison, ce couteau qui coupe en rations, coupe un peu trop bien ; et (3), ayant atteint le zéro, on ne peut plus reculer pour se faire des idées. Il faut donc changer d’attitude existentielle.

(1) Tout peut être formulé en équations différentielles (être connu au sens de la science calculatrice), mais, pour que cette connaissance arrive au pouvoir, il faut renumériser les équations. Dans le cas des processus complexes, cela peut prendre du temps : les bureaux des ingénieurs d’avant-guerre étaient remplis de jeunes qui remplissaient les papiers avec des interminables sommes de chiffres. Il se peut que les problèmes vraiment intéressants soient d’une complexité dont les équations exigent une renumérisation plus longue que ne l’est la durée probable de l’univers. La connaissance s’avère donc inutile, ce qui aide à comprendre l’antirationalisme brutal qui caractérise la première moitié du siècle. Pour pallier cela, on a inventé les machines calculatrices. Ça n’a pas rendu renumérisable toute équation, mais ça a montré que le calcul (cette capacité la plus abstraite de l’existence humaine) est mécanisable, et donc indigne de l’homme. Il faut changer l’idée qu’on se fait de l’existence (de l’homme en tant que sujet de la connaissance du monde).

(2) Les machines à calculer (les computers, car « ordinateur » ne dit pas la chose) montrent que « calculer » (analyser en points) implique « computer » (synthétiser les points en tas). Elles montrent la réversibilité de la « géométrie analytique » en « image et volume de synthèse ». La raison (la pensée qui coupe en rations) n’est pas la seule pensée possible, elle est réversible. Il faut donc changer l’idée qu’on se fait de la pensée. Ceci est nécessaire : la raison coupe sans arrêt et c’est une surprise. On a cru longtemps qu’il y a des limites à la faculté raisonnable, que le monde objectif est composé de morceaux non-divisibles (a-tomes) et le monde subjectif de morceaux comparables à des atomes (des in-dividus). Le calcul montre qu’on peut continuer à couper jusqu’à l’infini, jusqu’à la dimension zéro. Il s’avère que les particules coupées, ces nullités aussi bien du côté objectif que du côté subjectif, ne sont pas définissables ontologiquement, quoique définies rationnellement. Le quark n’est ni objectif ni subjectif (symbole), quoiqu’il soit le résultat de la coupure d’un objet. Le décidème  alimenté dans une machine qui décide (joue aux échecs) n’est ni « mental » ni « matériel », quoique résultat de la coupure d’une décision subjective. Il faut changer l’idée qu’on se fait de la matière et de la valeur (par exemple, du choix libre).

(3) Les machines à calculer computent, et c’est cela la véritable crise de la culture dans laquelle nous nous trouvons. La computation est le renversement de la tendance de l’existence. Jusqu’ici, l’existence était une régression successive vers l’abstraction : (a) l’artefact à 3 dimensions était une abstraction par négation du temps, (b) l’image à 2 dimensions était une abstraction par négation du volume, (c) le texte alphabétique était une abstraction par négation de la hauteur de la surface, (d) le chiffre était une abstraction par négation de la ligne, et donc une réduction à la zéro-dimensionalité. La computation montre le chemin opposé, vers la concrétisation. L’existence renverse son attitude.

Chez homo erectus, on a nié le monde vital par des valeurs (pour pouvoir survivre). On est devenu sujet d’objets. Le résultat en était une abstraction régressive : outil, image, texte, chiffre. C’est cela l’histoire de la culture artistique, scientifique et politique. C’est terminé. On ne peut plus continuer dans cette direction vers l’abstraction au-delà du zéro. Il n’y a plus rien à nier, ni un monde objectif, ni un monde subjectif. Tout est devenu calculable, réduisible à zéro. Il n’y a plus de valeur à réaliser, toute valeur est devenue modelable et futurisable. Dans ce sens, l’existence est terminée, réduite au néant. Mais elle s’avère réversible. Elle peut devenir computation.

Le Big Man sur son tas mésopotamien a calculé les possibilités. On peut computer ces calculs. On peut ramasser les points pour en faire des mondes objectifs, des mondes subjectifs et des valeurs alternatives. De la matière alternative par fusion (plasma) ; des atomes, molécules, êtres vivants alternatifs par computation d’éléments quasi-objectifs ; des sujets alternatifs (des intelligences artificielles, des robots, des décisions, des créations, des actes artificiels) par computation d’éléments quasi valoratifs. Ceci implique un changement radical des idées que nous nous faisons. L’existence ne sera plus le sujet d’objets mais le projet pour des objets et l’attitude existentielle ne sera plus celle de l’abstraction mais celle de la concrétisation. Ce sera une nouvelle humanisation : l’homo erectus se dressera pour une seconde fois, pour cesser d’être homo faber, et pour devenir homo ludens.

Ce sont là des idées nouvelles qu’on se fait, surtout cet abandon de la distinction entre la science, l’art et la politique en faveur de la projection. Toute idée nouvelle est dangereuse, parce que très probablement fausse. Mais il faut se les faire pour pouvoir survivre.

1 La date de rédaction de ce texte n’est pas indiquée, il date probablement du milieu des années 1980. Ce document porte le no 2976 dans les Archives Flusser ; il a été retranscrit du tapuscrit et édité par Adeline Rotin.