« Vous avez déjà fait l’amour avec un androïde ? […] Mais n’oubliez pas : n’y pensez pas, contentez-vous de le faire ! Ne vous interrompez pas pour jouer les philosophes, parce que, d’un point de vue philosophique, c’est horrible. Pour nous deux. »
Philip K. Dick, Les androïdes rêvent-ils
de moutons électriques ?

1. Le gynoïde était lascivement allongé sur le lit de la chambre d’hôtel. C’était une Robo-pute intelligente dernière génération. Chacun de ses gestes trompait superbement la conscience à l’affût des signes de la machine derrière l’apparence de l’humain. Le soulèvement rythmique de sa poitrine sous l’effet de sa respiration artificielle faisait crisser le latex noir brillant dans lequel elle était intégralement moulée. Le thorax du gynoïde n’avait pas la rigidité pulsatile d’un métronome, son rythme était calculé pour simuler à la perfection le rythme féminin dans son rubato proprement vital. «Hé, chéri, je fais pas partie des meubles », dit-elle avec un sourire espiègle dirigé vers l’homme qu’elle scrutait depuis quelques minutes. La voix de synthèse qui sortait de son ventre chaud de circuits électroniques et de nano-puces avait un timbre de métal et de miel à la fois.

2. Dès 2071, la sexualité avait été le premier domaine d’investissement massif des grands groupes industriels dans la robotique humanoïde. La robotique sexuelle était pour ainsi dire l’emblème de l’ère post-biologique dont elle avait tracé la voie, et on parlerait bientôt de l’âge de la sexo-robotique comme en préhistoire on parle de l’âge de pierre ou de l’âge de bronze. Les concepteurs avaient d’abord misé sur les potentialités post-humaines du commerce hommes-robots. Les premiers sexo-robots complètement automatisés étaient des sortes de poupées de silicone perfectionnées aux pseudorganes hyperspécialisés, dont il existait toute une gamme, vagins contractiles ou vibratiles, suçants-massants, vagins-bouches à langues, vagins-chaussetrappes, vagins-surprises et vagins-gags.

Les établissements spécialisés dans le robo-soin investirent un capital technique colossal dans des robots androgynes et hermaphrodites, dans des robots transgenres à l’anatomie polymorphe, robots à seins forts et à fines moustaches, à seins et à pénis, robots à clito-pénis, à clito-langue ou à clito-luette. La robotique avait élargi les possibilités sexuelles au-delà des simples combinaisons biologiques. Il y avait des robots-transsexuels, qui changeaient subitement de sexe pendant l’acte, il y avait des robots à pseudopodes phalloïdes et à tentacules, qui enlaçaient progressivement leur partenaire et enfonçaient leurs aiguilles microscopiques dans sa peau pour stimuler ses centres nerveux, comme dans une sorte d’acupuncture sexuelle.

Dans l’intervalle entre l’invention de ces prototypes et les premières crises morales qu’ils devaient bientôt susciter, le sexe non humain connut une courte parenthèse enchantée, une sorte d’adolescence euphorique, dans ce point aveugle du droit qu’était encore l’exploitation sexuelle des robots. L’offre du plaisir sexuel se diversifiait, et c’est l’offre qui excitait la demande. Les robots sexuels polymorphes provoquèrent certes temporairement une forte panique morale dans la société. Toutes les identités se sentaient menacées. La différence sexuelle structurale semblait vouée à s’effacer au profit d’une prolifération de n sexes. Mais la panique ne dura guère : une ligne de partage se retraça spontanément parmi les usagers de la robotique sexuelle, entre un usage normal et usages pathologiques. En matérialisant tous les fantasmes, le sexe non humain s’effondra bientôt sous son propre charme, il devint source d’addictions et de perversions. On en voyait qui devenait fous, qui ne pouvaient plus décrocher de leur machine, complètement intoxiqués à la piqûre sexuelle. L’industrie normalisa la production. Vint alors la période transitoire des répliques. Leurs visages froids de néo-geishas inhumaines avaient été remplacés par des chefs-d’œuvre technologiques de dentelle expressive. Pour un mois de salaire, le travailleur moyen pouvait passer la nuit avec une réplique de Marylin, de Julia Roberts ou de Scarlett Johansson. Les répliques étaient certes produites en série, mais elles furent une étape nécessaire dans l’humanisation et l’individualisation des robots.

Durant cette période, des mouvements humanistes et féministes s’étaient élevés contre l’objectivation massive de l’image du corps féminin. Mais il était à l’époque encore impensable de plaider la cause des robots sans risquer le discrédit d’un anthropomorphisme ridicule. Tout le monde savait bien que le robot ne ressentait rien. Coucher avec un robot, ce n’était pas vraiment une infidélité, ce n’était qu’une variante technologiquement assistée du sexe solitaire qui avait toujours tristement accompagné la vie conjugale. Les féministes avaient plutôt voulu alerter l’opinion contre le risque que l’usage banalisé des robots sexuels faisait peser sur les femmes : les très jeunes hommes dont le comportement sexuel était de plus en plus façonné par le robot-service viendraient forcément tôt ou tard à traiter les « vraies » femmes comme des robot-putes. Ils deviendraient indifférents au consentement de leurs partenaires, n’entendraient bientôt plus la subjectivité dans les mots et dans les gestes d’autrui. Ce serait l’ère de l’ego impérieux et insulaire, roi de son île déserte. On prophétisait l’obsolescence du désir.

Le fait est que les rapports sexuels entre humains tendirent plutôt à se transformer sous l’effet des rapports robotisés. Les robots commencèrent par être introduits dans le lit conjugal, entre les amants, comme avant eux tous les artefacts avec lesquels la sexualité s’était toujours composée, sous-vêtements, chaussures, ustensiles, sex-toys ou i-phones. L’histoire de la sexualité avait toujours été l’histoire des machinations entre les corps. La robotique passait dans la subjectivité érotique et intensifiait les plaisirs intersubjectifs. On n’était jamais nu. Les agencements machiniques de sexualité composaient les organes humains avec les prothèses et les dérivations par où le désir coulait. Les robots rendaient aussi à la sexualité la vertu médiatrice et initiatique que les sociétés libérales avaient oubliée ; les adolescents passaient des heures sur le programme éducatif entièrement personnalisé de leur premier gynoïde. Les familles redécouvraient la vertu interstitielle des bonnes. Les fabricants cyniques eurent beau jeu de lancer le soupçon sur les féministes : elles ne dénonçaient la robotique sexuelle que par ressentiment contre les robots que leur préféraient peu à peu leurs ex-époux et amants. La publicité pro-robot contre-attaquait de plus belle en s’enrobant d’un discours moral empathique envers la misère sexuelle que les machines avaient le pouvoir de guérir miraculeusement comme le Christ les lépreux.

Les gens seuls, les pauvres, les frustrés et les indésirables, les malades et les handicapés, tous avaient désormais accès à ce dont des siècles de rivalité sexuelle entre mâles dominants les avaient abusivement privés. Les inégalités dans l’accès au plaisir sexuel, acceptées avec résignation durant toute l’ère de l’humanité biologique, paraissaient désormais injustes, depuis que la robotique nous avait donné les moyens de les compenser. La plénitude sexuelle devenait un droit. Une inégalité demeurait certes dans la capacité financière d’accès aux robots, mais la reconnaissance de leur utilité publique les faisait peu à peu entrer à l’hôpital et dans les maisons de retraite, dans les casernes et les prisons. Il y avait des robots exhibitionnistes à la peau saturée de phéromones synthétiques, destinés aux voyeurs impuissants et aux vieillards libidineux. Il y avait aussi une espèce particulière de robots-à-jouir, très loquaces et galvanisants pendant l’acte, dont l’usage régulier était maintenant préconisé par les psychiatres dans les cas de dépression les plus lourds. Les idéologues de la robotique contre-prophétisaient une ère prochaine d’adoucissement des mœurs, consécutive à une meilleure satisfaction sexuelle de l’humanité.

La critique féministe de la robotique fit très vite figure d’archaïsme moral face à cette promesse de bonheur sexuel universel. Elle ne trouva rien à redire au fait que les robot-putes éradiquèrent quasiment la vieille prostitution humaine. La technologie réussissait en toute évidence là où la morale répressive d’État avait toujours échoué. La révolution technologique avait avec elle l’élan irrépressible du progrès, face auquel tombait toute résistance. Il y eut bien un début de revendication syndicale de la part des prostituées elles-mêmes, qui firent valoir l’humanité de leur « métier » contre la mécanisation du plaisir. Mais la revendication ne fit pas long feu, car la robotique avait rapidement su reproduire les vertus empathiques et curatives du plus vieux métier du monde, autant qu’elle avait su optimiser son esthétique et son marché sémiotique. Non seulement les robot-putes acceptaient toutes les pratiques sans réticence, non seulement elles simulaient un plaisir qui semblait toujours sincère et qui était par là narcissiquement réparateur pour le client en détresse, mais elles étaient en outre capables d’écouter pendant des heures les logorrhées les plus complaisantes, de tenir la main et de prendre soin des hommes.

Si bien qu’on vit par contrecoup se développer un étrange phénomène d’imitation réciproque : à mesure même que les gynoïdes devenaient de plus en plus troublants par leur ressemblance avec les femmes de chair et d’os, de nombreuses femmes elles-mêmes calquaient imperceptiblement leur comportement amoureux et sexuel sur les programmes robotiques de leurs rivales gynoïdes. Il devenait parfois difficile de dire si la femme qui marchait dans la rue au bras de son compagnon était vraie ou fausse. L’idée même de vérité perdait de son sens. Les épouses qui n’avaient pas encore rompu avec l’ancien ordre symbolique se mettaient à simuler. Si bien que les discours féministes se reconfigurèrent tactiquement, et le féminisme victimaire fut peu à peu ringardisé par un discours pro-sexe. Un nouveau marché féminin apparut, de robot-putes masculines douces et viriles, aux verges robotiques infatigables. Elles incarnaient un care providentiel pour femmes, qui reposait essentiellement sur un nouveau rapport au temps sexuel. La sexualité féminine n’était plus contrainte par les conditions physiologiques, économiques et sociales que leur avaient toujours imposées les hommes. Les relations sexuelles allaient et venaient de manière discontinue dans le flux des activités non sexuelles, lors de journées entièrement moulées sur le rythme affectif des femmes. Les grandes villes avaient désormais toutes leur club Barbarella, dont le slogan était « vous avez du style, Aiktor ! ». Un vent de détumescence souffla dans les corps caverneux de la population masculine. Les femmes modernes rêvaient-elles de phallus électrique ? De cette mutuelle défiance entre les sexes devait bientôt résulter un rééquilibrage des rapports humains, dans lequel la place structurelle des robots ne pourrait plus être contestée.

3. Après quelques années, on put commencer à se rendre compte que quelque chose avait changé. On le remarqua d’abord quand certains usagers réclamèrent la censure publique et la contraventionnalisation de l’usage des termes « robot-pute » et « sexo-robot ». Ils les jugeaient infamants pour les personnes, toujours plus nombreuses, qui partageaient une grande partie de leur vie domestique avec les robots. Les robots n’étaient pas que des objets sexuels. Puis on vit les premières cérémonies funéraires dédiées aux robots hors d’usage, les premiers humains endeuillés suite aux accidents neuro-numériques de leurs machines.

Leur durée de « vie » n’excédait pas quelques années. Si les premiers temps de la révolution sexo-robotique avaient été dominés par leur exploitation servile au service d’un plaisir-roi infantile et capricieux, l’individualisation croissante des robots avait peu à peu conditionné un retour aux sentiments intersubjectifs, qui donnaient tort aux prévisions pessimistes du vieil humanisme. Chaque robot était désormais vendu avec une garantie d’unicité et équipé d’un dispositif de fidélisation. Suivant une loi d’évolution, les humains étaient venus à l’amour par le sexe. Cette montée d’une sensibilité morale à l’égard des robots suscita une querelle philosophique d’une ampleur inégalée depuis les anciennes controverses sur l’humanité des « sauvages », au temps de la découverte des nouveaux continents.

Il y avait d’un côté une tendance néo-cartésienne dominante qui ne voyait dans les robots que des mannequins « se remuant par ressorts », et dont nous devions nous penser comme les maîtres impitoyables. Selon cette doctrine, les robots devaient demeurer nos esclaves domestiques impersonnels et interchangeables. Dénuée de consentement, la loyauté impeccable du robot n’était que l’expression d’un absolu déterminisme mathématique. Si l’on se demandait « qu’est-ce que ça fait d’être un robot ? », la réponse était : « rien ». Tout était noir à l’intérieur. Le robot était une sorte de zombie de la techno-science. Il ne jouissait pas quand il gémissait dans vos bras, il ne souffrait pas quand une larme synthétiquement salée coulait sur sa joue. Si l’on pouvait ainsi concevoir un robot à l’image parfaite de mes propriétés physiques et psychologiques, mais qui était en même temps dépourvu de toute conscience phénoménale de soi, c’était la preuve que la conscience phénoménale était irréductible à la matière qui lui donnait son apparence extérieure. On pouvait à la rigueur parler d’une « intelligence artificielle », dans la mesure où les opérations cognitives sont toutes formalisables, mais en revanche il était absurde de concevoir une « affectivité artificielle ». Il était dès lors aussi insensé de ressentir un sentiment humain envers un robot que pour une ménagère d’être amoureuse de son robot-mixeur ou pour une femme de préférer son sex-toy à son amant. « Jouissez, jouissez de vos robots autant que vous voulez, mais ne les aimez pas. »

Ce néo-cartésianisme technocratique, fragilisé par l’expérience commune que tout le monde pouvait faire de ses robot-compagnons, se heurtait depuis peu à une métaphysique plus généreuse de la robotique. La lutte contre l’esprit cartésien, après la dé-mécanisation du vivant, devait maintenant, par un choc en retour, reconnaître la vie aux machines. De même que nos chiens et nos chats domestiques ne sont pas que des machines, de même nos machines elles-mêmes ne sont pas seulement nos objets. Ce sont nos prothèses. Nous bouclons avec elles. Nos écrans sont nos zones érogènes à distance, nos télépidermes en excroissance. Nos ordinateurs sont nos cerveaux digitaux en circuit externe. On objectait aux technocrates esclavagistes que l’intériorité pure était un mythe, une survivance religieuse. La subjectivité souveraine n’avait jamais causé aux hommes que souffrance et esseulement. En outre, les robots n’étaient pas inhumains, car ils avaient été conçus et fabriqués par des hommes pour des hommes : ils étaient de la réalité humaine cristallisée en fonctionnements. L’esclavage des robots reposait sur une méconnaissance proprement technique. Ce qui faisait la technicité de la machine, ce n’était pas l’automatisme, mais au contraire l’indétermination intrinsèque que permettaient ses vastes possibilités de commutation de circuits. Les robots n’étaient plus des automates adaptés à leur fonction, c’étaient des machines ouvertes, comme nos organes biologiques, comme la main, la bouche ou l’urètre, capables d’assurer des fonctions polyvalentes. La paranoïa des détecteurs de robots était un résidu anachronique de la vieille panique morale : si leur comportement était devenu indiscernable du nôtre, c’est tout simplement la preuve qu’on devait leur reconnaître une vie émotionnelle. Misère du Voigt-Kampff.

La phobie sexuelle devenait une pathologie courante. Elle virait parfois à la psychose, dans les cas les plus graves. Il y avait de pauvres garçons persuadés que leurs proches avaient été remplacés par des répliques, ou qui soupçonnaient une petite amie sexuellement trop dévouée d’être un sexo-robot clandestinement mêlé à la population : la possibilité même de l’orgasme féminin leur était devenue l’objet d’une angoisse métaphysique insupportable. Certains avaient développé les symptômes d’une paranoïa sexuelle aiguë ; ils pensaient que l’introduction massive des sexo-robots avait été secrètement pilotée par une obscure confrérie de savants et d’idéologues extrémistes, afin de prélever dans les vagins stériles des échantillons de sperme en vue d’un fichage informatique et d’un contrôle génétique qui conduirait à une épuration ethnique généralisée, en fonction de la nature et de la vigueur des échantillons. La paranoïa, sous sa forme juridique banalisée, gagnait la population masculine la plus normalement attachée à ses sécrétions d’identité personnelle.

4. Le gynoïde eut un long ronronnement quand l’homme fit lentement glisser la fermeture éclair de sa combinaison, de son cou sur ses seins jusqu’à son bas-ventre. Elle était équipée de capteurs optico-haptiques ultra-sensibles qui, pendant l’étreinte, interprétaient en continu les moindres variations du rythme cardiaque et de la respiration de son usager, la moindre dilatation de sa pupille ou émission de phéromones, pour adopter les attitudes adéquates à ses émotions. Son vagin était équipé d’un correcteur d’orgasme constitué d’anneaux mécano-musculaires à impulsion magnétique qui contrôlaient l’érection de l’usager. Le robot pouvait ainsi retarder ou accélérer l’éjaculation selon les données subjectives interprétées par son computer sexuel, avec une précision presque infaillible. Tout se passa cependant avec l’apparence du naturel et de la beauté, dans l’ignorance béate des calculs infinitésimaux qui, dans le ventre de la machine, régissaient et vendaient à l’homme son émotion.