Majeure 55. Politiques romantiques

Si vient l’hiver, le printemps peut-il être loin ?

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Pourquoi le romantisme aujourd’hui ?

« Ce qui manque le plus au romantisme », écrivent Deleuze et Guattari, « c’est le peuple » : « Le territoire est hanté par une voix solitaire, à laquelle la voix de la terre fait résonance et percussion, plutôt qu’elle ne lui répond. Même quand il y a un peuple, il est médiatisé par la terre […]. Le héros est un héros de la terre, mythique, et non du peuple, historique. L’Allemagne, le romantisme allemand, a le génie de vivre le territoire natal non pas comme désert, mais comme “solitaire”, quelle que soit la densité de population ; c’est que cette population n’est qu’une émanation de la terre, et vaut pour Un Seul ».

La Terre, le Mythe et la Solitude : telles seraient les trois composantes traditionnelles du romantisme. Dans la confrontation d’une belle âme solitaire et d’une nature idéalisée, le monde semble s’évanouir, et échanger le réel de l’Histoire avec le fantasme du mythe. À ce titre, il nous faudrait fuir, conjurer toute politique romantique ! D’autant plus si, comme Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy le soutiennent, le romantisme a été, précisément du fait de son attachement au mythe, et par son appel à produire un Sujet national total, l’un des « coups d’envoi » qui aura mené au nazisme. C’était pourtant un certain romantisme que ces auteurs avaient en vue, précisément celui des frères Schlegel. De même, Deleuze et Guattari parlent du romantisme – allemand…

Considérons maintenant un point de vue tout autre. Michael Löwy et Robert Sayre refusent de distinguer entre préromantisme et romantisme afin d’envisager ce dernier comme une « structure mentale collective » transhistorique. Selon ces deux auteurs, le point commun entre tous les romantismes est leur refus du « mode de vie en société capitaliste », du désenchantement du monde, de la réification marchande, du rationalisme froid et de la destruction des liens sociaux. À leurs yeux, le romantisme ne vint pas d’un « ailleurs », il ne fut pas un « regard extérieur », mais constitua, de l’intérieur, « une “autocritique de la modernité ». Rousseau symbolise parfaitement cette position. Mais le romantisme ne représente-t-il pas, aussi, le risque d’un ailleurs, délibérément choisi, l’accueil d’une hétérogénéité capable de fendre un présent trop compact, trop fixé à un style, saturé par son système de valeurs ?

Une pensée risquée

La pensée romantique se risque dans les territoires de l’imaginaire, des sensations inédites et des politiques à l’état naissant. Lorsque Percy Shelley se demande : « Si vient l’hiver, le printemps peut-il être loin ? » (Ode au vent d’Ouest), il faut entendre dans ce vers l’invitation au danger : sans le « souffle vital de l’automne », nous dit le poète, nul bouleversement politique et artistique majeur n’est pensable. Sans automne, nul printemps.

De même la solitude du personnage romantique n’est pas seulement une retraite loin du monde, mais l’expérimentation d’une subjectivité. N’est-ce pas ce dont nous avons aujourd’hui grandement besoin ? Ne serait-il pas temps de considérer le moment solitaire comme un moment subjectif (re) constituant ? En effet, sans moment de déconnexion subjective, l’inter-connectivité généralisée du capitalisme – l’appel au travail soi-disant « coopératif », l’immersion promise par les technologies du virtuel et son art associé, les joies de la circulation participative sur les réseaux – se transforme en impératif oppressif et diluant. Après tout, ce que j’apporte aux autres ou au réseau, c’est d’abord mon écart d’avec eux ; or sans écart, sans désynchronisation, je ne ferais que restituer – en écho et sans création – les puissances dont j’ai été investi. Maintenant, regardez à nouveau le fameux tableau de Friedrich, Le Voyageur au-dessus de la mer de nuages (1818) – et n’oubliez pas le gouffre – le grand écart qui s’ouvre entre le voyageur et les nuages.

Le Musée d’Orsay consacrait il y a peu une exposition au romantisme intitulée : « L’ange du bizarre. Le romantisme noir de Goya à Max Ernst ». Le romantisme ne fut certes pas sans part nocturne, des Hymnes à la nuit de Novalis jusqu’à Ce que dit la bouche d’ombre de Hugo en passant par la « tendre nuit » de Keats (Ode to a Nightingale) et les Ténèbres de Coleridge : « I had a dream which was not all a dream./The bright sun was extinguish’d ». Mais ces ténèbres ne sont pas une passion morbide pour la destruction, elles cherchent à combattre l’excès des Lumières et son aveuglante Raison ; d’autre part elles sont la trace, historique, de la « mort de Dieu » que tout le xixe siècle s’est évertué à penser et à dépasser. Le romantisme contemporain pourrait se présenter comme une réponse au trop de lumière, au trop de contrôle, de surveillance et de traçage numérique. À ce titre, la part nocturne du romantisme pourrait être revisitée comme une zone de protection ou zone tampon, une manière, parmi d’autres, de créer ces « vacuoles de non-communication » que Deleuze appelait de ses vœux. Gouffre et ténèbres ne sont certes pas sans danger – faut-il pourtant s’en forclore ? Ou tenter de les métaboliser dans l’art, la culture et l’activisme politique ?

La figure avancée d’une aventure collective

Parler d’une pensée risquée ne doit pas nous conduire à oublier ce qui était en jeu dans les romantismes, qu’ils soient anglais, français, ou allemands : l’invention d’une autre manière de sentir. Telle est la trilogie romantique : l’imagination, la nuit, et la sensation – ou, pour le dire avec Annie Le Brun, l’imagination, le « noir », et l’« organique ». Annie Le Brun montre comment ce nouage convoque Sade, le premier romantisme et le surréalisme. On pourra contester cette généalogie, mais ce qui importe est de ne pas isoler le romantisme – de ne pas créer, nous-mêmes, cette figure du Solitaire qui n’est que la proue, la figure avancée d’une aventure collective de l’intellect et des sens. C’est parce qu’elle s’est avancée plus loin qu’elle-même que cette figure nous parle encore, qu’elle survit.

Les romantismes cherchèrent sans cesse à produire les conditions de possibilité d’une communication entre des plans de la pensée et de l’existence que l’on croyait, à tort, définitivement disjoints. Comme une expérimentation grandeur nature des rapports entre l’art, la vie, les sciences et la politique – ce que les écrits d’un Novalis attestent. Sur ce point, nous suivons Nancy et Lacoue-Labarthe lorsqu’ils définissent l’aventure de la revue Athenaeum (1797-1800) comme celle de la première avant-garde méritant ce titre ; mais entendons ce terme au sens de tête chercheuse, en quête d’une nouvelle manière de sentir et de nouveaux dispositifs esthétiques. C’est bien par exemple, ainsi que le soutient Jean-Marie Gleize, comme un « dispositif » optique (« surface-miroir », « miroir magique ») qu’il faut interpréter le fameux Lac de Lamartine ; et c’est comme dispositif de création de formes – de ce qu’on pourra nommer une levée métaphorique – qu’il pourrait être intéressant d’analyser Le dit du vieux marin de Coleridge.

Espaces à charge

Si romantiser le monde signifie construire des « vases communicants » (Breton) susceptibles de produire « sublimation et abaissement tour à tour » (Novalis), qu’est-ce que le romantisme et sa reprise surréaliste ont à nous montrer des rapports de l’art à la vie et à la politique ? Pour ce qui concerne la face révolutionnaire du romantisme, on pensera au jeune Coleridge ; mais plus encore à Petrus Borel, ce « républicain lycanthrope et basiléophage » qui participa aux journées révolutionnaires méconnues de 1832. Et l’on pensera aussi aux conséquences des conférences données par André Breton en 1945 en Haïti : elles mirent, via l’exercice d’une censure, littéralement le feu aux poudres et menèrent à la révolution de janvier 1946. C’est peut-être ainsi que l’on pourrait appréhender la fonction noble du romantisme : comme le chargeur sensible et intellectuel d’un corps politique révolutionnaire qui aurait abdiqué toute velléité d’unification nationale.

Entre l’acte politique et le rêve se tiennent les espaces à charge du romantisme et du surréalisme, des espaces d’intensification où le rêve, à la recherche du réel, se fait plus que lui-même. « I had a dream which was not all a dream » nous dit Coleridge : par un point au moins, localement, le rêve sort de lui-même, et communique avec les vents du dehors. « Lorsqu’on rêve qu’on rêve, le réveil est proche » (Novalis).

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Les auteurs réunis dans cette Majeure montrent la manière dont le romantisme peut aujourd’hui être utilisé. Michael Hardt et Saree Makdisi envisagent la place du langage, de l’imagination et de l’amour dans une politique romantique post-nationale, ayant abandonné toute velléité d’unification du peuple :

« Peut-être est-ce la grande vertu du Romantisme, et peut-être l’échec de la politique du Romantisme d’un autre point de vue, qu’il soit incapable d’une politique ou d’une unification du peuple et puisse pour cette même raison offrir une ouverture en direction d’une pensée relative à la littérature et à la politique de la multitude » (« Romantisme et Multitudes »).

Cette démocratie romantique post-nationale est analysée de diverses manières. Pour Sara Guyer, Wordsworth est peut-être « le penseur plus radical de la poésie démocratique – une poésie bien au-delà de la fiction de la poésie comme World Wide Web ». Le romantisme, soutient-elle, survit en incluant « dans l’humain une vie non-encore-humaine » qui dépasse l’homme sans le renier (« Langage nu, vie nue : Wordsworth et la rhétorique de la survie »). Dans un texte dédié à Thoreau, Emerson, Cavell et Malick, Sandra Laugier décrit un romantisme de la démocratie, « nouveau et sceptique, par lequel l’éloignement du monde se résout dans l’appropriation du commun » – voilà qui exigerait de renoncer au « romantisme « européen » de l’exaltation du moi et de l’affect » (« Un romantisme de la démocratie : de Thoreau à Malick »). Et Lenora Hanson creuse l’idée d’un « désir alternatif dans le Romantisme » à partir d’une étude consacrée à la poésie de Blake, qui « n’endette pas les lecteurs à un signifiant transcendantal comme Dieu ou l’État, mais vise plutôt au-delà du langage et vers l’image d’une multitude en puissance et sans visage » (« Allégorie des Multitudes »).

Travaillant le legs du romantisme allemand dans la lecture qu’en proposèrent Nancy et Lacoue-Labarthe, ainsi que dans le dialogue houleux de Bataille et Breton, Mathilde Girard interroge la possibilité d’une « naïveté » romantique qui ne dénierait pas les dangers réels, historiques, du romantisme. Si « l’articulation du romantisme à la révolution est grippée », il n’en reste pas moins l’existence d’une « volonté de naïveté qui est exactement le sens inactuel du romantisme » (« Pénibles absences »). Naïf et natif étant originellement liés, on comprendra pourquoi David gé Bartoli et Sophie Gosselin considèrent le romantisme comme une révolution du sensible : Turner, Géricault, Novalis, Hugo, et Nerval nous montrent que « c’est toujours depuis des bouleversements sensibles que surgissent les forces de libération politique » ; dès lors, romantisme signifiera « le soulèvement par lequel les corps peuvent faire l’épreuve de mondes naissants » (« La blessure de l’événement »).

Ce soulèvement est aussi l’objet du texte de Frédéric Bisson consacré à Mahler. « Quand les occupants de Wall Street disent “nous sommes les 99 %”, les rationalistes étroits accusent l’irresponsabilité “romantique” de ce slogan statistiquement faux. Mais 99 % est ici précisément un nombre romantisé, c’est-à-dire une subversion qualitative de la Raison calculante. » De même, ajoute-t-il, « le slogan d’Occupy Wall Street est proprement romantique en ce qu’il unit organiquement le commun et l’individuel » (« Mahler Prophète »). N’est-ce pas là une manière de comprendre en quoi toute politique révolutionnaire se doit d’être romantique, au sens proposé par Michael Löwy ? Une révolution doit, d’abord et avant tout, être guidée par « le rêve éveillé de ce qui n’existe-pas-encore » – c’est ce qu’exemplifie William Morris, cet « utopiste révolutionnaire et marxiste libertaire » (« William Morris, romantique révolutionnaire »).

Reprise surréaliste, survie d’une figure collective avancée, le romantisme est ce qui se transmet. Étayée sur Jacotot (le maître ignorant), sur la méthode mutuelle qui s’est développée dans les écoles publiques au xixe siècle, et sur l’expérience de Deligny avec les enfants délinquants puis autistes, Anne Querrien dessine la face romantique des « inventeurs de méthode » qui mettent en œuvre une « croyance dans l’égalité des intelligences ou des capacités » : ces « héros » se « dressent seuls contre le cours des choses, forts d’une expérience singulière qu’ils ont faites plus ou moins par hasard, et dont ils vont tirer une véritable refondation du monde » (« Les inventeurs de méthodes d’apprendre sont-ils des héros romantiques ? »).

Majeure - Multitudes 55