La société commence aujourd’hui à défendre les lanceurs d’alerte, mais avec quelle mollesse ! Car elle se méfie des salariés accusés de trahir leur entreprise ou de pratiquer la délation. Engageant contre eux des actions en justice quand ils donnent à leurs révélations une forme très visible, le patronat résiste à leur reconnaissance officielle – que la loi Sapin 2 leur accorde toutefois du bout des lignes. Ce moralisme légaliste oublie que le J’accuse de Zola est enseigné dans les classes comme un des principes citoyens majeurs de notre société.

La société ne devrait-elle pas tout au contraire aider à révéler ces malfaisances que les employeurs obligent leurs salariés à commettre en silence, dans une atteinte à leur propre santé avant même celle du consommateur ? C’est l’honneur des lanceurs d’alerte que de trahir les secrets des activités ou de l’enrichissement indu des entreprises qui les salarient, et dont ils refusent d’être les complices.

Lancer une alerte sur la production de produits nocifs, en appeler aux consommateurs et à l’opinion publique pour réformer la production n’est pas une nouvelle forme de rejet du travail, mais un refus de la subordination du travail au génie malfaisant du profit à tout prix. Lorsque les ouvriers spécialisés désertaient les chaînes, c’était leur faible rémunération et surtout le caractère abrutissant de leurs conditions de travail qu’ils récusaient. Aujourd’hui, c’est le produit lui-même qui est contesté en ce qu’il nuit aux autres en même temps qu’à soi. Et ce d’autant que la subordination n’est plus garante de l’emploi dans un contexte de précarité généralisé malgré une forte augmentation du niveau de formation.

Aujourd’hui encore, la soumission politique à la vieille idéologie du plein-emploi éteint toute velléité de critique de certains emplois pourtant dégradants – en particulier du côté des institutions, à commencer par les partis ouvriers et syndicats du monde industriel. Les syndicats contestent de trop mauvaises rémunérations ou conditions du travail, mais jamais les contenus de la production, censés relever du domaine exclusif du patron. Même la gauche semble accepter la division traditionnelle des rôles, donnant au travail la fonction de produire et délaissant au capital la valorisation de ses productions, donc leur responsabilité. Les travailleurs ne sont autorisés par leurs propres représentants à mettre en cause les pollutions industrielles, même nucléaires, ou les malfaçons de leurs produits que si les nuisances sont devenues un problème politique, extérieur à l’entreprise. Ouvriers, employés et agriculteurs, tous aux premières loges pour nous informer des innombrables pièges et poisons de nos consommations, ne révèlent presque jamais publiquement les vices « cachés », qu’ils connaissent pourtant bien puisqu’ils en sont souvent les premières victimes.

La classe ouvrière salariée restait dans un monde subordonné, qui ne s’ouvrait qu’en cas de crise ou d’accident grave, alors que les lanceurs d’alerte dévoilent par avance, via les media, la nocivité de processus auxquels ils sont censés participer. Les luttes syndicales auraient dû logiquement dénoncer depuis longtemps les équipements insuffisants de telle machine ou de tel modèle de voiture, les taux usuraires de telle banque ou les produits toxiques de tel mobilier, mais elles auraient dès lors protégé les consommateurs plutôt que la réputation des entreprises, donc leurs emplois. C’est ainsi que le Toyotisme a pu mobiliser l’ouvrier dans des cercles de qualité du produit entièrement orientés vers la seule rentabilité de l’entreprise.

La révolution numérique donne aujourd’hui l’opportunité de nouveaux rapports de force, qu’agissent tout particulièrement ces lanceurs d’alerte qui sont les premiers à jouer sur leur double posture de travailleur et de citoyen. Même des individus isolés peuvent désormais dénoncer puissamment des produits ou des procédures néfastes, c’est-à-dire soumettre directement les productions des firmes au principe de transparence. Surtout, les grandes alertes se font autour de la création de nouvelles coalitions d’acteurs, comme Edward Snowden l’a clairement montré en mobilisant fortement la presse internationale. Via les données numériques de masse, l’ensemble des hackers est appelé à jouer un rôle de plus en plus essentiel dans la dénonciation des produits néfastes ou idiots. Nous devons tous, pour cela, disposer d’un cryptage efficace de nos mails, ainsi que de réseaux de soutien pour ceux qui prennent des risques personnels afin de défendre notre bien commun.

La transition énergétique

La vie d’EDF et d’Areva ressemble de plus en plus à la chronique d’une mort annoncée. Les secrets de polichinelles, dénoncés depuis des décennies par des voix isolées, deviennent impossibles à balayer sous le tapis. Terminée, la fuite en avant vers des « générations » toujours plus improbables de réacteurs toujours plus miraculeux ! Il n’y aura jamais de nucléaire « propre », c’est-à-dire consommant complètement ses propres déchets. Nul ne sait encore que faire des montagnes de containers contaminés, qui resteront terriblement toxiques pendant des centaines de milliers d’années et qui feront donc inévitablement la malédiction de l’une ou de l’autre des générations à venir. EDF n’a pas mis de côté le quart de la moitié des sommes astronomiques qui seront effectivement nécessaires au « décommissionnement » des centrales actuelles, et « le prix du nucléaire » aura été un irresponsable mensonge, que cinquante petites années de profits laisseront en héritage aux siècles à venir. EDF et Areva auraient déjà dû faire faillite, si leurs comptabilités hypothétiques avaient pris en compte leur avenir hypothéqué. Leur banqueroute permettra une fois de plus à leurs actionnaires de passer la facture aux contribuables, et pèsera d’autant plus lourdement sur les budgets publics pendant des législatures. Autant que cette folie cesse le plus vite possible. À l’acharnement thérapeutique, il faut substituer une métamorphose concertée : aider les ressources, les savoirs et les compétences énormes accaparées par le nucléaire à se reconvertir dans une meilleure utilisation des énergies renouvelables – tout à fait réaliste, comme le précise un récent rapport de l’association négaWatt. Il n’y aura toutefois pas de vraie transition énergétique sans une véritable transition écologique. Ce sont non seulement les moyens de la production qui devront se renouveler, mais tout autant ses fins.