Hors-champ 63

Tests osseux pour les mineurs étrangers isolés

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De l’usage à la légalisation

Le 11 mars 2015, une proposition de loi relative à la protection de l’enfance est adoptée en première lecture par le Sénat. Son but : « améliorer la gouvernance nationale et locale de la protection de l’enfance ».

Le 6 mai 2015, la Commission des affaires sociales de l’Assemblée Nationale, dépose un amendement visant l’interdiction des tests osseux utilisés pour déterminer l’âge d’un mineur (ou majeur) isolé étranger.

Le 13 mai 2015, le gouvernement soumet un amendement à l’Assemblée Nationale, consistant à inscrire dans le code civil la pratique des tests osseux assortie de conditions.

Le 18 novembre 2015, après plusieurs discussions, l’amendement gouvernemental est voté par la chambre. Il sera inscrit au code civil art.388 (cf. ci-dessous).

De quoi s’agit-il ? Depuis des dizaines d’années, des tests osseux visant à déterminer l’âge des mineurs isolés étrangers sont pratiqués sur les jeunes placés en zone d’attente aux frontières ou présents sur le territoire. La raison de ces tests est toujours la même, distinguer les mineurs des majeurs, car les premiers bénéficient d’une protection sociale et judiciaire, les seconds sont renvoyés dans leur pays ou jetés à la rue. En signant la Convention relative aux droits de l’enfant (art. 20), l’État français s’est engagé à pourvoir assistance humanitaire et protection aux mineurs dont l’isolement est assimilé à un danger pour eux-mêmes. Ceci se traduit par une saisine du Juge des enfants qui délivre une ordonnance de placement à l’ASE, Assistance sociale de l’enfance, qui assurera une tutelle. Mais cette protection a un coût, aussi est-elle exclusivement réservée aux mineurs, c’est pourquoi il est si important, aux yeux de l’administration de déterminer l’âge de ces jeunes de façon sûre. C’est pourquoi les tests médicaux qui détermineront la minorité ou la majorité sont pratiqués. Ces tests sont une radiographie du poignet, une radiographie panoramique dentaire et un examen du développement pubertaire[1]. Ils sont prescrits ou par le Ministère public ou les Juges des enfants, les premiers étant saisis par la Police Aux Frontières, la PAF, ou le conseil départemental, les seconds par des services sociaux ou associations qui accueillent les mineurs isolés étrangers.

Le test osseux n’est pas le seul moyen de connaître l’âge du mineur, il y en a d’autres : la possession de papiers d’état civil, acte de naissance en général, les procédures d’authentification réalisées par la PAF, les entretiens biographiques et psychologiques. Ce pourrait être suffisant d’autant qu’existe une préconisation juridique allant dans ce sens. En effet, l’article 47 du code civil stipule « Tout acte de l’état civil des Français et des étrangers fait en pays étranger et rédigé dans les formes usitées dans ce pays fait foi, sauf… » sauf si existent des présomptions de fraude. Or il y a beaucoup de raisons de suspecter des falsifications : ratures, noms mal orthographiés, dates incomplètes, tampon illisible ; des défauts imputables autant à des administrations défaillantes qu’à l’usage local qui ne donne pas d’importance à la date de naissance ; ces motifs justifient qu’il soit demandé aux jeunes un « jugement supplétif » (une autre galère).

Les papiers une fois authentifiés, l’âge déclaré du mineur pourrait être considéré comme exact d’autant que la circulaire du 21 mars 2013[2] rappelle qu’« il n’y a pas lieu de remettre en cause l’appartenance des documents à son titulaire ». Notification qui signale en creux qu’administration et justice ne se contentent pas de « la vérification documentaire » pour se convaincre de l’âge vrai du mineur car les documents d’état civil peuvent avoir été volés ou empruntés[3]. Et cette attitude suspicieuse est entretenue par l’article du code civil, cité ci-avant, qui dispose que les documents du titulaire sont considérés authentiques, « sauf si d’autres actes ou pièces détenus, des données extérieures… établissent… que les faits déclarés ne correspondent pas à la réalité. » Ces « données extérieures » inspirées par l’aspect physique du mineur seront fournies pas des expertises que le juge est en droit d’ordonner au titre de l’art 23 du code de procédure civile qui dit que si le juge a un doute – de la minorité du jeune en l’occurrence – il est en droit de faire exécuter des examens techniques susceptibles d’éclairer sa décision. Ainsi est-il fait presque systématiquement recours aux tests osseux et aux panoramiques dentaires.

Or ces tests soulèvent de nombreuses et virulentes critiques depuis des années au point que des députés aient voulu les faire interdire. Nous reproduisons ici un extrait des débats qui ont eu lieu à la chambre sur cette question. Ils mettent en lumière un certain nombre de points sur lesquels nous reviendrons.

 

Interdire les tests osseux : débats à l’Assemblée nationale, le 6 mai 2015 [4]

Mme Jeanine Dubié

Mon amendement vise à écarter le recours aux tests osseux pour déterminer l’âge des mineurs étrangers isolés arrivant sur le sol français. Cet examen osseux consiste à radiographier de face la main et le poignet gauche de la personne et à examiner les points d’ossification des doigts : plus il y a de cartilage de croissance, plus la personne est jeune ; lorsqu’il n’y a plus de cartilage, la maturité osseuse est atteinte, ce qui correspond plus ou moins à l’âge de 18 ans selon la personne et le sexe. Cette comparaison s’effectue selon un atlas de références, réalisé entre 1931 et 1942 à partir d’une cohorte d’enfants américains, selon des tranches de six mois à un an. La finalité initiale de cette technique était essentiellement médicale, car utilisée en particulier dans le suivi des maladies endocriniennes. Cet atlas n’a jamais été mis à jour, si bien que la fiabilité de cette méthode est remise en question aujourd’hui par les instances aussi bien médicales que judiciaires. Pourtant, ces tests restent souvent utilisés pour déterminer la minorité ou la majorité de jeunes personnes arrivant sur le sol français sans papier d’identité ou avec des papiers sujets à caution, alors que la « circulaire Taubira » relative aux mineurs étrangers isolés précise que cet examen osseux ne doit intervenir qu’en dernier recours.

Ainsi, nous sommes passés d’une finalité à caractère médical à une finalité judiciaire. Les conséquences de l’appréciation de la minorité ou de la majorité ayant de lourdes conséquences pour les jeunes concernés, il ne nous paraît plus acceptable que ces tests peu fiables puissent continuer à être déterminants dans l’évaluation.

 

M. Denys Robiliard

Mon amendement vise également à supprimer ces tests osseux aux fins de détermination de l’âge des jeunes, car ils ne sont plus scientifiquement crédibles. Disant cela, je m’appuie sur deux avis, l’un du Comité national d’éthique du 23 juin 2005 et l’autre du Haut Conseil de la santé publique du 23 janvier 2014. Ce dernier relève que l’écart type est de un à deux ans ; j’en déduis qu’un jeune âgé de 16 ans risque d’être déclaré majeur. Surtout, cet avis cite une étude selon laquelle « la lecture indépendante des clichés par deux radiologues spécialisés en imagerie pédiatrique, à l’aveugle de l’âge et de données cliniques autres que le sexe, a montré que leurs évaluations différaient dans 33 % des cas, l’écart étant en moyenne de 18 mois (avec des extrêmes de moins de 39 mois à plus de 31 mois). » Autrement dit, on était en plein arbitraire !

 

Mme Isabelle Le Callennec

Certes, les tests osseux sont loin de faire l’unanimité dans la communauté scientifique, mais on ne peut pas laisser croire que la seule preuve documentaire, qui le plus souvent n’existe même pas, ou le faisceau d’indices dégagé par un personnel qualifié, évoqué par M. Robiliard, permettra de déterminer de façon certaine l’âge des jeunes étrangers isolés, qui sont particulièrement nombreux dans les départements de la Seine-Saint-Denis et de l’Ille-et-Vilaine.

Il y a donc là un enjeu majeur, car un jeune reconnu mineur dépend de l’aide sociale à l’enfance, compétence dévolue aux départements, alors qu’un jeune majeur relève de la responsabilité de l’État. Or les personnels qui reçoivent ces jeunes pour déterminer s’ils relèvent de l’aide sociale à l’enfance ou de l’État ont besoin d’outils fiables.

 

Mme Fanélie Carrey-Conte

Pour être députée de Paris, département qui accueille le plus grand nombre de mineurs étrangers isolés, je suis favorable à l’interdiction des tests osseux sur ces jeunes. En effet, ces tests ne sont absolument pas fiables, comme l’ont montré les avis du Conseil de l’Ordre et du Haut Conseil de la santé publique notamment. En outre, ces tests posent la question de la dignité des personnes, car ces jeunes doivent être considérés comme des jeunes avant d’être considérés comme des étrangers.

Tous les départements ne pratiquent pas les tests osseux, car il existe d’autres méthodes d’évaluation, notamment l’entretien dans le cadre d’une approche pluridisciplinaire, qui ont prouvé leur efficacité – même si l’on sait que la détermination de la majorité ou de la minorité n’est jamais fiable à 100 %.

J’ajoute que, dans la mesure où la « circulaire Taubira » indique que les tests osseux doivent être utilisés en dernier recours, une harmonisation s’impose au niveau des départements.

Enfin, la proposition de loi dont nous discutons aujourd’hui pourrait prévoir aussi d’organiser, par deux amendements que nous propose le Gouvernement, la répartition géographique des mineurs étrangers isolés : ce texte est donc le bon véhicule pour sécuriser le dispositif et mieux protéger les droits de ces mineurs.

 

Mme Bérengère Poletti

Les indices dégagés par un personnel qualifié me semblent encore plus aléatoires que les tests osseux. Certes, les tests osseux ne constituent pas l’unique moyen de déterminer l’âge, et d’autres méthodes peuvent être utilisées, comme l’interrogatoire du jeune. Mais il faut être conscient qu’un jeune pourra refuser de communiquer des éléments donnant des indications sur son âge réel. Les départements, qui consacrent 20 % de leur budget social à l’aide sociale à l’enfance, ne comprendraient pas qu’on leur retire la possibilité de pratiquer ces tests osseux, qui font partie d’une palette d’outils.

 

M. Frédéric Barbier

Un jeune pourra être incité à dire la vérité sur son âge s’il sait qu’un test osseux est susceptible d’être réalisé. Supprimer les tests laissera place à l’arbitraire car quelqu’un sera amené à décider. Ne me dites pas, madame Carrey-Conte, que cela permettra de sécuriser les procédures !

 

Mme Isabelle Le Callennec

Voter cet amendement ira à l’encontre de la « circulaire Taubira », qui rend possibles les tests osseux en dernier recours.

 

Mme Jeanine Dubié

C’est pour les jeunes de 16 à 19 ans que le problème se pose. Lorsque leur minorité n’est pas reconnue, cela a pour eux des incidences très préjudiciables. Et parce que nous sommes nous aussi les défenseurs des départements, je tiens à rappeler que leur effort de prise en charge ne cesse pas lorsque ces jeunes atteignent 18 ans mais bien 21 ans. Notre débat dépasse donc largement la question de la prise en charge financière de ces jeunes par l’État ou le département.

Contrairement aux autres examens morphologiques qui existent, ce test est aujourd’hui systématiquement utilisé alors que ses résultats ne devraient faire partie que d’un faisceau d’indices. Faisons confiance aux travailleurs sociaux pour fournir une évaluation de l’âge de ces jeunes.

 

Mme la rapporteure

La pratique du test osseux pour déterminer la minorité d’un individu est effectivement problématique. Il n’existe pas de texte encadrant strictement cette pratique de sorte que son application est très variable selon les départements. Alors que la « circulaire Taubira » du 31 mai 2013 relative aux modalités de prise en charge des mineurs isolés étrangers, à laquelle il a été fait référence ici, dispose que le test osseux n’est que l’un des examens permettant de déterminer l’âge des individus, il est réalisé quasi systématiquement. Je précise que cette circulaire fait trois pages et que les données radiologiques de maturité osseuse – expression appropriée que mon sous-amendement tend à substituer à celle de « méthode des tests osseux » – n’est que l’un des éléments cités parmi d’autres dans cette circulaire.

La fiabilité de cette méthode est remise en question depuis plusieurs années par des instances aussi bien judiciaires que médicales. Sur le plan médical, la technique des tests osseux comprend une marge d’erreur estimée entre 12 et 24 mois. Elle s’appuie sur l’atlas de Greulich et Pyle établi sur une population caucasienne aisée des États-Unis dans les années 1940, ce qui semble en décalage avec les populations que nous sommes amenés à accueillir. Sur le plan juridique, de nombreuses critiques ont aussi été émises.

 

Le consensus en faveur de l’abolition des tests

Il ressort de ces débats que les autorités sollicitées médicales, juridiques, éthiques (le Haut Conseil de la Santé Publique en 2014, l’Académie nationale de médecine en 2007, le Comité national consultatif d’éthique en 2005, la Commission Nationale consultative des droits de l’homme en 2014, le Comité des droits de l’enfant des Nations unies en 1990, le Défenseur des droits en 2015) ont émis un avis défavorable à la pratique de ces tests ; elles en ont signalé le caractère violent et offensant pour les mineurs isolés, souligné l’inadaptabilité de ces examens médicaux à des fins judiciaires, la grande incertitude de ces résultats quant à la détermination d’un âge légal, surtout concernant les mineurs à partir de 15 ans (la marche d’erreur est alors de 1 à 3 ans). Il a été en outre établi que les interprétations des clichés radiographiques ou des scans sont également sujets à des écarts importants selon les praticiens et les unités médico-légales.

Quant à l’« Atlas Greulich et Pyle [5] » – une série de radiographies des squelettes de la main et du poignet gauches modélisées à partir d’un échantillon d’enfants et adolescents caucasiens en 1940 – il fait l’objet de nombreuses réserves. Pour la Société francophone d’imagerie pédiatrique qui a vérifié la validité des images en question à partir d’autres échantillons, l’Atlas est toujours valable pour une population européenne et canadienne, mais « une imprécision incompressible doit être prise en compte quand l’Altas est utilisé dans un cadre médico-légal[6] ». En revanche, les études ont mis en évidence l’inadéquation de ces « images témoin » lorsqu’elles sont —–appliquées à —-une population sub-saharienne[7]. Les paramètres socio-économiques, nutritionnels, géographiques, jouent un rôle déterminant dans le développement osseux des individus, et ils ne sont pas pris en compte par l’Atlas de 1940 comme on pouvait s’en douter. Parce que des évaluations plus exactes ne seront jamais possibles, une équipe interdisciplinaire de recherche du campus Condorcet CNRS composée de médecin légiste, paléo-démographe, sociologue, bio-anthropologue, historien des sciences, mathématicien statisticien s’est penchée sur l’estimation de l’écart entre l’âge réel et un âge squelettique donné. La pluralité de compétences réunies donne une idée du nombre de variables prises en compte et de la complexité de la question.

Dès lors comment comprendre que le Procureur de la République et les Juges des enfants, pour une grande part d’entre eux, continuent d’ordonner des examens médicaux dont les médecins contestent la validité, comment comprendre que les juges se réfèrent à des procédures dites scientifiques dont la fiabilité est réputée incompatible, par ces scientifiques mêmes, avec les requisit judiciaires ?

Le carcan médico-judiciaire

En fait ce n’est pas la scientificité ou la non scientificité des tests qui devrait nous obnubiler mais les entorses que le ministère public et l’appareil judiciaire consentent de faire subir à des outils qu’ils dénaturent tout en affectant d’en revendiquer une pseudo-objectivité. Car, et cela a été maintes fois souligné, en passant de l’univers de la santé à l’univers judicaire, l’examen clinique change de nature : l’évaluation devient expertise (détentrice de la preuve[8]), l’estimation de la maturation osseuse devient détermination de l’âge civil. Les examens radiologiques capables de fournir des indices sur le développement de la croissance d’un jeune (et éventuellement d’une pathogénie) se cristallisent sur la fixation de l’âge. Une lecture de l’avenir à partir de l’âge biologique est convertie en attribution d’un statut relatif à l’âge chronologique. Deux temporalités sont sous-jacentes : la durée qualitative de l’estimation et le temps quantitatif du calcul ; deux logiques, le pronostic, la prévention, le soin d’une part, le verdict d’autre part qui conduit à la protection ou à la rue selon que le jeune est déclaré mineur ou majeur.

Nous devons poursuivre ces écarts épistémiques entre le judiciaire et le médical, par l’évocation des différents contextes dans lesquels s’effectuent ces examens. Dans le cadre médical, le jeune est le plus souvent accompagné de sa famille, il sait pourquoi il vient (la crainte de pathologies ou de dérèglements hormonaux, maladie génétique…), il a déjà eu affaire aux blouses blanches, les relations avec l’équipe soignante sont plutôt cordiales et bienveillantes. Dans le cas de mineurs étrangers isolés, les jeunes sont seuls, ne parlent pas toujours le français[9], ils ne savent ou ne comprennent pas quels examens ils vont subir, ne connaissent pas la médecine occidentale encore moins sa technologie. L’unité médico-judiciaire où se pratiquent ces examens, pour eux, déjà les prédispose à l’inculpation ou à l’innocentation. Ils sont censés, selon la loi, donner leur consentement, mais s’ils le refusent ils sont immédiatement accusés d’avoir menti sur leur âge et d’en apporter la preuve en ne voulant pas se prêter à l’examen.

Toutes ces épreuves s’ajoutent aux drames qui leur ont fait fuir leur pays et aux sévices qu’ils ont subis pendant leur voyage. Les situations administratives et judiciaires que vivent ces jeunes isolés sont largement documentés par infoMIE, le Gisti, RESF. L’absurde (un test osseux dans un département donne 17 ans, 20 dans un autre ; un mineur provisoirement pris en charge par l’ASE suite à la vérification de ses papiers est envoyé en prison après un test osseux qui lui donne 18 ans et il doit rembourser l’ASE qui l’avait provisoirement hébergé !) rivalise avec le désarroi des mineurs.

 

Si l’expertise osseuse perdure, c’est parce qu’elle masque en réalité des pratiques hostiles à l’immigration. C’est ce que dénonce Jean François Martini, juriste de l’association Gisti en parlant du « tri qui tue ».

 

Les antécédents

Cet acharnement « irrationnel » à légitimer un recours à des examens contre les avis des autorités compétentes est, selon nous, le symptôme de diverses dispositions judiciaires d’une part et d’antécédents anthropologique et anatomique, d’autre part.

 

Minimiser le pouvoir de punir

Si les juges ne peuvent pas vraiment prétendre s’appuyer sur les tests dont la fiabilité est contestée, ils peuvent s’appuyer sur la justice elle-même dont il n’est peut-être pas inutile de rappeler que la protection de l’enfance prend naissance avec l’ordonnance du 2 février 45 relative à l’enfance délinquante. Par ce texte gouvernemental, il est créé un tribunal, distinct des juridictions pénales de droit commun, auquel seront déférés les mineurs ayant commis des infractions. C’est au tribunal pour enfants que seront prononcées des « sanctions éducatives » et prises des mesures d’assistance. Art 2 « Le tribunal pour enfants, le tribunal correctionnel pour mineurs et la Cour d’assises des mineurs prononceront, suivant les cas, les mesures de protection, d’assistance, de surveillance et d’éducation qui sembleront appropriées ». La peine est adoucie, la responsabilité atténuée mais la surveillance étendue et surtout l’ombre de la faute planera toujours sur la juridiction des mineurs et sur ceux qui y auront affaire.

Les lecteurs de Surveiller et punir sont déjà familiers de ces transformations de l’appareil judiciaire toujours moins répressif mais toujours plus intrusif et piégeant. C’est pour alléger la peine et relativiser le pouvoir de punir que l’infraction et la sentence ont été transférées à d’autres instances. « L’opération pénale tout entière s’est chargée d’éléments et de personnages extra-juridiques[10] » écrit Foucault. Tous les examens techniques – dont l’expertise osseuse – relèvent de cette insertion du scientifique dans le pouvoir judiciaire. Ordonnés pour éclairer la décision du juge, ces examens médicaux sont aussi une façon de disperser et d’élargir les fondements de la décision/sanction. Le Ministère public et l’appareil judicaire ne sont pas prêts à abandonner cet arsenal de moyens qui étayent leur décision.

 

Les ancêtres anatomiques et anthropologiques des tests osseux

L’Atlas de Greulich et Pyle auquel ont recours les médecins quelles que soient les finalités cliniques ou judiciaires est une méthode essentiellement statistique, radiologique basée sur des connaissances anatomiques. L’Atlas a été réalisé par des anatomistes américains William Walter Greulich et Sarah Idell Pyle, respectivement professeur et chercheure associée du département d’anatomie de l’université de Western Reserve, et de l’école de médecine de l’université de Stanford à partir des années 1940. Ces deux chercheurs eurent accès pour mener leurs études à un fonds de radiographies, provenant d’études de la croissance humaine de l’école de médecine de Cleveland, conservées à la fondation Brush. Ces images résultaient d’examens radiologiques des os d’un millier d’adolescents. Cette collection de données sur la maturité osseuse des enfants et d’adolescents avait été constituée par Thomas Wingate Todd médecin anatomiste qui publia le premier un Atlas de la maturation du squelette en 1937. L’intérêt que Todd portait aux transformations osseuses durant la croissance dérivait du projet plus global d’améliorer la connaissance du corps humain. Todd n’était pas seulement un des premiers utilisateurs des rayons X pour obtenir des clichés du squelette d’individus vivants ; il réalisait des dissections et des autopsies. Il était aussi directeur du Musée d’Hamma d’anatomie et d’anthropologie comparatives où il avait été nommé pour conserver et poursuivre la collection initiée par son prédécesseur. Il y avait dans ce musée une collection importante de squelettes d’humains et de mammifères, d’hommes blancs et d’hommes noirs. Les corps/squelettes étaient étiquetés, les cartouches indiquaient la taille, le poids, l’âge, le sexe, l’ethnicité, les dimensions crâniennes, la cause de la mort.

Fallait-il remonter jusque-là pour montrer ce que les tests osseux et dentaires ont d’odieux d’insultant, de raciste, quand ils servent à identifier des jeunes étrangers ? Fallait-il remonter à ces salles du musée où les corps embaumés et les squelettes d’adultes blancs et noirs, de femmes, d’hommes et de baleines étaient exposés au regard du public pour apprendre à différencier ? Il semblait que la radiographie avait mis fin à ces anciennes méthodes d’étiquetage et de classification, il semblait que l’utilisation des rayons X avait ruiné les distinctions grossières basées sur le physique et qu’en révélant l’intérieur du corps elle en affinait la connaissance. On réalise que les données anatomiques, anthropologiques et radiologiques peuvent être aussi combinées quand c’est le pouvoir qui commet les articulations. Ainsi l’amendement du gouvernement inscrit au code civil.

 

L’article 388 du code civil

« Les examens radiologiques osseux aux fins de détermination de l’âge, en l’absence de documents d’identité valables et lorsque l’âge allégué n’est pas vraisemblable, ne peuvent être réalisés que sur décision de l’autorité judiciaire et après recueil de l’accord de l’intéressé.

« Les conclusions de ces examens, qui doivent préciser la marge d’erreur, ne peuvent à elles seules permettre de déterminer si l’intéressé est mineur. Le doute profite à l’intéressé.

« En cas de doute sur la minorité de l’intéressé, il ne peut être procédé à une évaluation de son âge à partir d’un examen du développement pubertaire des caractères sexuels primaires et secondaires. »

(NB : À part le dernier alinéa, les bémols ne sont pas joués)

 

 

[1]     Ce dernier est désormais proscrit depuis novembre 2015, cf. l’art 338 du code civil.

 

[2]     La Garde des Sceaux : Circulaire du 31 mai 2013, relative aux modalités de prise en charge des jeunes isolés étrangers. Dispositif de mise à l’abri, d’évaluation et d’orientation.

 

[3]     La circulaire du 25 janvier 2016, relative à la mobilisation des services de l’État auprès des conseils départementaux concernant les mineurs isolés, légitime cette suspicion et annule la consigne de la circulaire Taubira.

 

[4]     Assemblée nationale – 6 mai 2015 – no 2744, commission des affaires sociales, Article 21 ter (nouveau)
(art. 226-3 du code de l’action sociale et des familles),Interdiction du recours aux données radiologiques de maturité osseuse pour déterminer l’âge d’un mineur étranger.

La Commission examine, en discussion commune, les deux amendements identiques AS13 de Mme Jeanine Dubié, qui fait l’objet d’un sous-amendement AS99 de la rapporteure, et AS18 de M. Denys Robiliard, ainsi que l’amendement AS38 de M. Sergio Coronado.

[5]     William Walter Greulich et Sarah Idell Pyle, Radiographic Atlas of Skeletal Development of the Hand and Wrist. Publié une première fois en 1959.

 

[6]     K. Chaumoitre, N. Colavolpe, S. Marciano-Chagnaud, O. Dutour, G. Boetsch, G. Leonetti, M. Panuel du service d’imagerie médicale du CHU Marseille et UMR 6578 CNRS Marseille.

 

[7]     cf : Infomie.net/IMG/pdf/L_age_osseux.pdf

K. Chaumoittre, S. Lamtali, A. Baali, O. Dutoure, Estimation ————de l’âge osseux par l’atlas de Greulich et Pyle : comparaison de 3 échantillons contemporains d’origine géographique différente,J Radiol, 2007

A. K. Agossou-Voyenne, C.R. Fachehoun, Osseus age of the black children of Benin. A population study of 600 children age from 9 to 18 years and living in Cotonou, Morphologie, 2005.

[8]     Il ne faut pas oublier en effet que l’article du code de procédure civile, qui dispose ses examens, relève de l’administration judiciaire de la preuve.

 

[9]     Ils viennent principalement de Guinée, du Nigéria, de Côte d’Ivoire, de République démocratique du Congo, du Mali, du Bangladesh, d’Albanie, du Pakistan, d’Angola et d’Afghanistan.

 

[10]   Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, p 27.