L’histoire cachée de l’Atlantique révolutionnaire

The Many-Headed Hydra, dont nous donnons ici l’Introduction, est un ouvrage sur l’histoire sociale, coloniale, politique et économique des XVIIe et XVIIIe siècles considérée à travers le prisme de la vie et des rébellions de cette foule bigarrée alors associée à l’image de cet animal mythologique qu’est l’hydre (de même que ses têtes repoussent une fois coupées, les rébellions, une fois matées, ressurgissent ailleurs) que se doit de terrasser Hercule, symbole de force, d’ordre et d’ambition impériale auquel s’identifient les nouvelles puissances occidentales. S’appuyant sur des événements ayant marqué l’histoire atlantique (tel le naufrage du Sea Venture aux Bermudes en 1609), ou sur le terreau politique et économique de la fin de la Renaissance européenne, Rediker et Linebaugh montrent comment l’expansion sans précédent du commerce et de la colonisation a, au XVIIe siècle, engendré un lumpenprolétariat multiracial semant la poudre aux quatre coins de l’Atlantique, le marronnage s’alliant avec le piratage de sorte que les exploités puissent récupérer une petite part de l’immense richesse du capital qu’accumulaient nobles et aristocrates. L’une des thèses majeures de cet ouvrage est de montrer que la mondialisation (et l’antimondialisation) des personnes et du capital, loin d’être récente, remonte aux débuts du XVIIe siècle, et a largement participé depuis à l’expansion des États-nations de l’Occident.

Avec Rachel Carson, regardons d’abord d’en haut : «Les courants permanents de l’océan sont, en un sens, son phénomène le plus majestueux. Réfléchissant sur eux, notre esprit est aussitôt arraché à la terre, nous permettant de contempler comme d’une autre planète les révolutions du globe, les vents qui creusent sa surface ou l’embrassent délicatement, l’influence du soleil et de la lune. Car toutes ces forces cosmiques sont étroitement liées aux grands courants océaniques, dont ils tirent l’adjectif que je préfère entre ceux qu’on leur prête : les courants planétaires.» Les courants planétaires de l’Atlantique Nord sont circulaires. Les Européens passent par l’Afrique et les Caraïbes pour atteindre l’Amérique du Nord. Le Gulf Stream remonte alors à trois nœuds au Nord à la rencontre du Labrador et des courants arctiques orientés vers l’Est, pour former la dérive nord-Atlantique qui vient tempérer les climats du Nord-Ouest de l’Europe.

À Land’s End, l’extrême pointe occidentale de l’Angleterre, viennent se briser des vagues nées au large des côtes tourmentées de Terre-Neuve. On pourrait même remonter certains de ces brisants jusqu’aux côtes de Floride et des Antilles. Pendant des siècles, les pêcheurs des rivages isolés d’Irlande ont su interpréter ces longues lames atlantiques. La puissance d’une vague océanique est directement liée à la vitesse et à la durée du vent qui la met en mouvement, et à la «longueur de son fetch», soit la distance qui la sépare de son point d’origine. Plus le fetch est long, plus grande est la vague. Rien ne peut arrêter ces longues vagues. Elles ne sont visibles qu’à la fin, quand elles se lèvent et déferlent : sur la plus grande partie de leur fetch, la surface de l’océan reste immobile. En 1769, le ministre des postes et télécommunications Benjamin Franklin constata que les paquebots de Falmouth mettaient environ deux semaines de plus à atteindre New York que les navires marchands pour relier Rhode Island à Londres. En discutant avec des pêcheurs de baleines de Nantucket, il apprit l’existence du Gulf Stream : les pêcheurs et les baleiniers se tenaient à l’écart du courant, tandis que les capitaines anglais le remontaient à contresens, «trop sages pour écouter les conseils de simples pêcheurs américains». Il formula en 1786 un certain nombre d’«Observations maritimes» à partir desquelles fut éditée la carte du Gulf Stream en Amérique.

La transmission circulaire de l’expérience humaine entre l’Europe, l’Afrique et les Amériques correspondait à ces mêmes forces cosmiques qui donnent naissance aux courants atlantiques, et aux XVIIe et XVIIIe siècles les marchands, manufacturiers, planteurs et représentants des couronnes du Nord-Ouest de l’Europe les suivirent pour établir des routes commerciales, des colonies et une nouvelle économie transatlantique. Ils recrutèrent des travailleurs originaires d’Europe, d’Afrique et des Amériques pour produire et transporter lingots, fourrures, poissons, tabac, sucre et produits manufacturés. Ce fut un ouvrage de dimensions herculéennes, comme eux-mêmes ne manquaient jamais de le souligner.

D’éducation classique, les architectes de l’économie atlantique trouvèrent en Hercule, ce héros de la mythologique antique qui gagna l’immortalité pour avoir accompli douze travaux, un symbole de force et d’ordre. Ils tiraient leur inspiration des Grecs, qui attribuaient à Hercule une œuvre d’unification du territoire, et des Romains, qui en faisaient le symbole de l’ambition impériale. Les travaux d’Hercule représentaient l’expansion économique : le défrichement des champs, le drainage des marais, le développement de l’agriculture, mais aussi la domestication des animaux d’élevage, l’instauration du commerce et l’introduction de la technique. Les souverains faisaient reproduire le portrait d’Hercule sur les sceaux et la monnaie, sur les illustrations, les sculptures et les palais, et sur les arcs de triomphe. Dans la famille royale anglaise, aussi bien Guillaume III que George Ier et que le frère de George II, le «boucher de Culloden», s’identifiaient à Hercule[1]. En 1776, John Adams proposa pour sa part de faire du «Jugement d’Hercule» le sceau des nouveaux États-Unis d’Amérique[2]. Hercule représentait le progrès : Giambattista Vico, le philosophe napolitain, l’utilisa pour développer sa théorie stadiale de l’histoire, tandis que Francis Bacon, philosophe et homme politique, l’invoqua pour promouvoir la science moderne et suggérer le caractère quasi divin du capitalisme.

Ces mêmes souverains trouvèrent dans l’hydre à mille têtes un symbole antithétique de désordre et de résistance, une puissante menace à l’établissement des États, des empires et du capitalisme. Le second travail d’Hercule consistait à éliminer l’hydre venimeuse de Lerne. La créature, engendrée par Typhon (une tempête ou un ouragan) et Échidna (mi-femme, mi-serpent), était issue d’une engeance de monstres parmi lesquels Cerbère, le chien à trois têtes, Chimère, la chèvre à tête de lion et à queue de serpent, Géryon, le géant à trois corps, et le Sphinx, la femme au corps de lion. Quand Hercule trancha l’une des têtes de l’hydre, deux autres surgirent à sa place. Avec l’aide de son neveu Iolaus, il vint à bout du monstre en coupant sa tête centrale et en cautérisant les autres moignons avec un brandon. Il trempa alors ses flèches dans le fiel de la bête morte, donnant à ses projectiles un pouvoir fatal qui lui permit d’achever ses travaux.

Du début de l’expansion coloniale anglaise à l’aube du XVIIe siècle jusqu’à l’industrialisation des métropoles à l’ouverture du XIXe, les souverains firent appel au mythe d’Hercule et de l’hydre pour décrire leurs difficultés à imposer un ordre à des systèmes de main-d’œuvre de plus en plus mondialisés. Comme têtes du monstre, multiples et toujours changeantes, ils désignaient diversement les commoners[3] dépossédés, les criminels déportés, les péons, les radicaux religieux, les pirates, les travailleurs urbains, les soldats, les marins et les esclaves africains. Disposées à l’origine dans une configuration productive par leurs maîtres herculéens, les têtes développèrent bientôt contre eux de nouvelles formes de coopération, de la mutinerie et la grève à l’émeute, l’insurrection et la révolte. Comme les marchandises qu’ils produisaient, leur expérience circulait avec les courants planétaires autour de l’Atlantique, souvent vers l’Est, des plantations américaines, des commons irlandais et des navires de haute mer en retour vers les métropoles européennes.

En 1571, J. J. Mauricius, ex-gouverneur du Surinam, rentre en Hollande où il rédige des mémoires poétiques dans lesquels il évoque sa défaite face aux Samaraka, un groupe d’anciens esclaves qui s’étaient échappés des plantations et avaient établi des communautés marron dans la jungle profonde, et qui depuis défendaient leur liberté contre d’incessantes expéditions militaires destinées à les ramener à l’esclavage :

 

Là vous combattez en aveugle un ennemi invisible
Qui vous tire comme canards dans les marais.
Même une armée de dix mille hommes rassemblés, munie
Du courage et de la stratégie de César et d’Eugène,
Trouverait son travail taillé en pièces, détruisant l’expansion d’une hydre
Que même Alcide [Hercule] eût cherché à fuir[4].

Écrivant pour d’autres Européens supposés acquis au projet de conquête, Mauricius se présente, lui et les autres colonisateurs, comme des Hercule, les esclaves fugitifs tenant le rôle de l’hydre[5].

Andrew Ure, le philosophe oxonien des manufactures, trouva le mythe approprié à sa description des luttes de l’Angleterre industrielle de 1835. Après une grève des fileurs de Stalybridge dans le Lancashire, il fit appel au mythe d’Hercule délivrant Prométhée, lui qui fit don à l’humanité du feu et de la technique, pour promouvoir l’adoption du renvideur automatique, une nouvelle machine «possédant la pensée, les sensations et l’habileté d’un ouvrier expérimenté». Ce nouveau «prodige herculéen» avait «étranglé l’hydre du désordre» ; c’était «une création destinée à restaurer l’ordre parmi les classes industrieuses, et à assurer à la Grande-Bretagne l’empire de la technique». Là encore, Ure se représentait le conflit entre les manufacturiers et les ouvriers industriels qui défiaient leur autorité sur le modèle d’Hercule combattant l’hydre[6].

Quand le prélat puritain Cotton Mather publia en 1702 son histoire du christianisme en Amérique, il intitula son deuxième chapitre consacré à la controverse antinomienne de 1638, «Hydra Decapita». «L’Église de Dieu n’était pas sitôt entrée dans ce désert que le dragon cracha ses déluges d’eau pour l’engloutir», écrivait-il. La bataille théologique des «œuvres» contre la «grâce» bouleversait «tout ordre pacifique». La controverse jeta la suspicion sur les autorités religieuses et politiques, empêcha une expédition contre les Indiens Pequot, bouleversa le tracé des parcelles et trouva auprès des femmes une résonance particulière. Pour Mather, les puritains orthodoxes étaient des Hercule en lutte contre l’hydre formée par les antinomiens qui mettaient en cause l’autorité des pasteurs et des magistrats, l’expansion impériale, la propriété privée et la subordination des femmes[7].

On aurait tort de ne voir dans le mythe d’Hercule et de l’Hydre qu’un ornement pompeux, un trope du discours classique, un décor d’apparat ou une marque d’érudition. Francis Bacon, par exemple, l’utilisa pour asseoir les fondements intellectuels de la doctrine biologique des monstres et de la justification du meurtre, qui elles-mêmes disparaissaient dans une sémantique latine euphémique : débellation, extirpation, trucidation, extermination, liquidation, annihilation, extinction. Citer le mythe ne se limitait pas, comme nous allons le montrer, à employer une figure rhétorique ni même un concept analytique : c’était lancer une malédiction et condamner à mort.

Le mythe de l’hydre exprimait la peur et justifiait la violence des classes dominantes, les aidant à construire un ordre nouveau de conquêtes et d’expropriations, de potences et de bourreaux, de plantations, de navires et d’usines. Il représente pourtant bien autre chose pour nous historiens, à savoir une hypothèse. L’hydre est devenue un moyen d’explorer la multiplicité, les déplacements et les liaisons, les longues vagues et les courants planétaires de l’humanité. La multiplicité apparaissait pour ainsi dire en silhouette parmi les multitudes qui se rassemblaient au marché, dans les champs, sur les appontements et les bateaux, sur les plantations, sur les champs de bataille. Le pouvoir du nombre augmentait avec les déplacements, puisque l’hydre voyageait, traversait les mers, était bannie ou dispersée, portée par les vents et les vagues au-delà des frontières de l’État-nation. Marins, pilotes, criminels, amants, traducteurs, musiciens, travailleurs itinérants de toutes sortes nouaient des contacts nouveaux et inattendus, qui semblaient accidentels, contingents, éphémères, voire miraculeux.

Notre livre regarde par en bas. Nous avons tenté de reconstituer une part de l’histoire perdue de cette classe multiethnique qui fut indispensable à l’avènement du capitalisme et de l’économie moderne mondialisée. L’invisibilité historique de la plupart des sujets de ce livre s’explique largement par la répression qui les a originairement frappés : la violence du bûcher, du billot, de la potence et des fers d’une cale de navire. Elle s’explique aussi par la violence de l’abstraction qui domine l’écriture de l’histoire, la dureté de l’histoire longtemps prisonnière de l’État-nation, qui reste le schème d’analyse non interrogé de la plupart des enquêtes. Ce livre s’intéresse aux connexions qui ont été, à travers les siècles, généralement niées, ignorées, ou simplement inaperçues, mais qui pourtant ont profondément façonné l’histoire du monde dans lequel tous nous vivons et mourons.

Traduit de l’anglais par Hélène Quiniou

Notes

[ 1] Stephen B. Baxter, «William III as Hercules : The Political Implications of Court Culture», in Lois G. Schwoerer (dir.), The Revolution of 1688-1689: Changing Perspectives, Cambridge, Cambridge University Press, 1992.Retour

[ 2] Franck H. Sommer, «Emblem and Device : The Origin of the Great Seal of the U. S.», in Art Quaterly, n° 24, 1961, p. 57-76, en particulier p. 65-67. Voir aussi Gaillard Hunt, The History of the Seal of the United States, Washington D. C., Department of State, 1909, p. 9.Retour

[ 3] NdT : Dans l’Angleterre du Moyen Âge, les paysans jouissaient d’un droit d’usage collectif sur les terres communales (commons). À partir du XVIe siècle, les propriétaires anglais s’approprièrent progressivement ces terrains dévolus à l’usage collectif en les clôturant par des haies. Ce processus d’enclosure visait entre autres à transformer les cultures ouvertes en pâturages fermés, le commerce de la laine étant devenu très lucratif. Les commoners, qui vivaient de la culture de ces terres, furent ainsi expropriés et expulsés de leurs terres. Thomas More prend le parti des commoners dans L’Utopie : «Ainsi donc, afin qu’un seul goinfre à l’appétit insatiable, redoutable fléau pour sa patrie, puisse entourer d’une seule clôture quelques milliers d’arpents d’un seul tenant, des fermiers seront chassés de chez eux, souvent dépouillés de tout ce qu’ils possédaient […] Ils partent misérablement, hommes, femmes, couples, orphelins, veuves, parents avec de petits enfants, toute une maisonnée plus nombreuse que riche, alors que la terre a besoin de beaucoup de travailleurs. Ils s’en vont, dis-je, loin du foyer familial où ils avaient leurs habitudes ; et ils ne trouvent aucun endroit pour se fixer […] Que faites-vous d’autre, je vous le demande, que de fabriquer vous-mêmes les voleurs que vous pendez ensuite ?» Thomas More, L’Utopie ou Traité de la meilleure forme de gouvernement, trad. Marie Delcourt, Paris, Flammarion, 1987, livre I, p. 100-101.Retour

[ 4] There you must fight blindly an invisible enemy /Who shoots you down like ducks in the swamps./Even if an army of ten thousand men were gathered, with /The courage and strategy of Caesar and Eugene,/They’d find their work cut out for them, destroying a Hydra’s growth/Which even Alcides [Hercules] would try to avoid.Retour

[ 5] Mauricius cité dans Richard Price (dir.), To Slay the Hydra : Dutch Colonial Perspectives on the Saramaka Wars, Ann Arbor, Faroma, 1983, p. 15.Retour

[ 6] Andrew Ure, The Philosophy of Manufactures : Or, an Exposition of the Scientific, Moral, and Commercial Economy of the Factory System of Great Britain, Londres, Charles Knight, 1835, p. 367.Retour

[ 7] Cotton Mather, Magnalia Christi Americana, Londres, 1702, livre 7.Retour