L’idéal de transparence semble s’imposer à tous les esprits comme une évidence. Toute opacité est suspecte de cacher des pratiques douteuses (népotisme, corruption, détournement, abus) en faisant obstacle à une indispensable soif de vérité. Le devoir premier des médias, anciens et nouveaux, est de garantir cette transparence de chacun envers tous, en révélant les magouilles par des enquêtes journalistiques, en installant des caméras dans les postes de police ou les salles de classe, en exigeant le libre accès à nos données personnelles, en saluant les fuites de secrets d’État publiées par Edward Snowden et Wikileaks. Ces révélations ont non seulement eu l’effet de montrer au grand jour l’ampleur des dispositifs de surveillance auxquels sont soumis les citoyens dans le monde entier, mais de prouver également comment dans certains cas, la technologie de surveillance met à disposition des outils pouvant être utilisé par des activistes favorables à une « contre-surveillance ». Quis custodiet ipsos custodes, pourrait être la question de notre temps : qui surveillera les surveillants ? Bien au-delà d’un simple droit de regard, désormais, on réclame un droit de regard sur ceux qui regardent. Les initiatives pour plus de transparence fleurissent dans les contextes les plus divers, aussi bien quand il s’agit de mieux encadrer les technologies de surveillance, mais encore dans la gouvernance publique, les transactions financières, les industries extractives, les chaînes alimentaires, la recherche pharmaceutique, les compétitions sportives etc. Seuls les plus réactionnaires – de droite, au nom du secret d’État ; de gauche, au nom d’un état originel de présence à soi perdue – sont conduits à rejeter les promesses d’une nouvelle transparence. Partout ailleurs, la transparence s’est imposée comme une valeur largement consensuelle, associée confusément à tous les progrès.

Les bureaux open space, les émissions de téléréalité, l’architecture de verre des grandes multinationales, les châssis transparents des ordinateurs de bureau, les confessions en ligne, les cuisines ouvertes où l’on prépare les plats devant le client : de nombreux symptômes convergents pointent aujourd’hui vers le fait que la transparence est bien l’obsession de notre temps. Fait révélateur, à une époque qui se veut post-idéologique, toutes les aspirations convergent autour d’un idéal qui prétend s’affranchir de toute discussion de fond, pour ne réglementer que la forme : un principe qui aspire à la neutralité, tout en imposant une moralité autant à la vie publique que privée. Lorsque la neutralité idéologique s’inverse en idéologie de la neutralité, cela produit des effets de retour intéressants, et notamment parce que des individus que tout sépare par ailleurs – un hacktiviste anarchiste américain et son président – convergent dans la célébration de la transparence et du franc-parler. En elle-même, l’idée n’est pas nouvelle : la transparence fait disparaître, comme par un coup de baguette magique, l’essentiel des problèmes et une bonne partie des conflits. « La lumière du soleil est le meilleur désinfectant », soutenait jadis le juge du Supreme Court américain Louis Brandeis, tandis que, plus récemment, le fondateur de Wikileaks, Julian Assange, usa d’une formule encore plus laconique : « quand on allume les projecteurs, les rats s’enfuient ».

Mais comme le montrait déjà Tocqueville avec son idée de la « tyrannie de la majorité », tout régime de pensée dominant, aussi consensuel soit-il, n’en exerce pas moins sa puissance de domination et génère dans les marges son lot de violences. Prenant à contre-pied cette aspiration commune à tout rendre transparent, ce dossier réunit des contributions soulignant certains des coûts, des écueils et des victimes collatérales de l’impératif de transparence agité aujourd’hui de façon irréfléchie dans nos discours publics. À travers des cas très divers, il s’agit de faire la part des demandes légitimes et des risques indus au sein de dynamiques éminemment ambivalentes. Il convient en effet à la fois de reconnaître les raisons (souvent justifiées) qui nourrissent les exigences de transparence et de mesurer en quoi celles-ci peuvent induire des effets oppressifs, entraîner la disparition de certaines formes d’activités désirables, écraser nos tâches quotidiennes sous la lourdeur des procédures de vérification bureaucratique.

Logistique de l’immédiacie

Les exigences de visibilité intégrale tendent en effet à occulter la nécessité, les enjeux et les dangers propres du travail de médiation inhérent à toute forme de communication. C’est parce qu’ils ne sont pas purement transparents que les médias nous permettent de percevoir certains aspects de notre monde : c’est parce qu’ils « font écran » que cet écran fait apparaître des réalités qui, sans eux, nous échapperaient. En niant la présence, la nécessité et les biais de l’intermédiation, on s’aveugle à ses implications et ses dangers.

En l’espèce, les demandes de transparence participent souvent d’une illusion d’immédiacie. Nous croyons voir le match de football se dérouler sous nos yeux depuis le confort de notre salon, parce qu’il se joue en direct et que les caméras en saisissent les moindres détails sous les angles les plus divers – bien mieux que ce que nous aurions vu depuis les gradins du stade. Cette immédiacie du plus-vrai-que-nature donne une impression de transparence (rien ne saurait être caché lorsque tout devient visible) – à ceci près qu’elle occulte systématiquement l’immense appareil logistique de médiation nécessaire à produire cette visibilité à vocation intégrale (caméras, cameramans, régies, réseaux de câbles, centrales électriques, droits de diffusion, sources de financement). Cet immense effort, nécessaire à une impression d’immédiateté, est au cœur de l’article de Loup Cellard et Anthony Masure consacré au design de la transparence et à la rhétorique qui le justifie.

Une première raison de se méfier de la transparence tient donc aux coûts (économiques, écologiques, politiques) ainsi qu’aux inévitables biais (idéologiques, culturels, classistes, racistes, sexistes) liés à la production de cette illusion d’immédiacie. Car l’immédiacie ne porte pas que sur le présent, mais aussi sur le futur : dans un régime algorithmisé, les comportements futurs sont prédits à partir des statistiques provenant du passé, ce qui a des conséquences parfois dramatiques pour les individus victimes de ce genre de biais statistiques, et sature souvent complètement le domaine des possibles, puisque le futur devient une affaire de calcul.

Une réflexion sur les régimes de transparence ne peut pas se passer d’une analyse détaillée des infrastructures qui soutiennent ceux-ci. Le discours de la dématérialisation qu’on observe au niveau des administrations s’inscrit lui-même dans une histoire que l’article d’Ezio Puglia permet de reconstituer, puisqu’il est intimement lié au développement de la logistique, et du transport international, avec sa standardisation des procédures, des conteneurs et, par ricochet, également des contenus. Dans le domaine des institutions, cet appareil logistique a un nom : bureaucratie. Toute demande de transparence, dans ce domaine, entraîne inévitablement de nouvelles opacités : les surveillants doivent être surveillés, les formulaires formulés, dépouillés, interprétés, reformulés, etc.

Droits à l’opacité et besoins d’immédiation

En réaction contre les lourdeurs, les rigidités et les épuisements de ressources entraînés par une soif irréfléchie de transparence, les revendications font monter en puissance le principe d’un droit à l’opacité, admirablement formulé il y a quelques années par Édouard Glissant, dans le contexte d’une réflexion sur les positions subalternes face à l’homogénéisation imposée. Cette idée d’un droit à l’opacité est cette fois revisitée dans un tout autre contexte, la contribution de Clare Birchall sur la « distriveillance ». D’un acte critique, la mise en partage est devenue une norme à laquelle on ne peut désormais plus se soustraire. L’injonction à tout partager – qui sous-tend notre régime actuel de « surveillance en partage » (shareveillance) – risque de vider nos singularités (individuelles et culturelles) de tout contenu spécifique, à force de tout mettre en communication à travers nous, non sans standardiser les flux selon des logiques protocolaires imposées désormais, techniquement, à l’échelle planétaire. Paradoxalement, ces nouveaux protocoles de partage, loin de les favoriser, achèvent de défaire les liens entre les sujets, et mettent à mal toute idée d’un commun.

Érigée en impératif dogmatique et irréfléchi, la transparence devient uniformisante, tyrannique et paralysante. Les nouvelles technologies, comme les paiements blockchain imaginés par les activistes des réseaux, se présentent comme des technologies de cryptage, à première vue ; mais ce qu’elles visent à instaurer, c’est bien l’idéal d’une communication immédiate et transparente en connectant un utilisateur à un autre, sans autres intermédiaires : ce sont les autres utilisateurs qui se chargent de vérifier la solidité de chaque chaînon communicationnel, si bien qu’on peut renoncer à toute instance régulatrice superposée. Avec les transactions de type blockchain, la confiance se transforme en une valeur du passé, et dorénavant cela présage de transactions parfaitement transparentes entre pairs.

Les domaines d’observation pourraient se multiplier : les absurdes, et surtout très coûteuses, rigidités générées par l’exigence de transparence administrative imposée par la Cour des Comptes ; la quasi-impossibilité faite aux petits producteurs agricoles de respecter les modes de culture les plus écologiques au nom du respect bureaucratique de procédures de certification sanitaires ou « bio » qui ne peuvent être rentables qu’à partir d’un certain seuil d’échelle ; les innombrables iniquités dont ont à souffrir diverses minorités au nom de la surveillance généralisée justifiée par l’espoir de préempter les attaques dites « terroristes ». Monique Selim fait porter sa réflexion sur les implications anthropologiques de la transparence envahissant nos perceptions de la sexualité, et le retour du fantasme d’une objectivation sans reste, à l’instar de toutes les autres évaluations de performances. À n’en pas douter : une nouvelle forme de gouvernementalité algorithmique se profile, qui n’est autre qu’une façon de gouverner par le nombre. Contrairement aux régimes précédents, cette nouvelle gouvernementalité professe de se brancher directement sur le réel. À la suite d’une analyse de nouveau type de procédures désormais ubiquitaires, Thomas Berns et Salomé Frémineur attirent notre attention sur « le reste » laissé dans l’ombre.

Toutes ces dérives font naître un puissant et légitime besoin d’immédiation, dont nos catégories politiques héritées du XXe siècle peinent à saisir la nature et les potentiels. Le dégoût envers la bureaucratie a été kidnappé par la droite néolibérale ou le libertarianisme hyper-individualiste sous forme de rejet de l’impôt, des réglementations et de l’intervention publique. Le besoin de court-circuiter les chaînes logistiques marchandes, qui « dématérialisent » notre commerce planétaire au prix de ravages environnementaux insoutenables, est identifié avec une écologie groupusculaire et radicale, crispée sur ses circuits courts. Les paradoxes et les ambivalences de la transparence devraient bien plutôt être analysés comme les points d’émergence de nouvelles politiques de la médiation et de la médialité, qui rendraient justice à cette soif croissante d’immédiation.

La transparence aveuglante de la dynamique capitaliste

On ne saurait toutefois considérer les dispositifs de transparentisation d’un point de vue anthropologique, épistémologique ou éthique abstrait, qui ne resituerait pas ces dispositifs au sein d’un certain moment du développement de la fuite en avant capitaliste. Byung-Chul Han dénonce dans sa contribution le risque d’un nouveau totalitarisme des données, que nombre d’entre nous alimentent en s’alignant sur le mouvement du « quantified self ». Emmanuel Alloa montre que la transparence des big data fait ré-émerger des dynamiques de censure que l’on identifie à tort avec l’Ancien Régime, mais dont les sources latines révèlent d’étonnantes proximités avec les usages actuels d’évaluation ubiquitaire. Le collectif italien Ippolita réécrit brillamment les fameuses Thèses sur Feuerbach du jeune Marx, en les truffant de clins d’œil situationnistes et avant-gardistes, pour montrer comment notre monde s’interprète et se transforme par le mouvement propre de flux algorithmisés dont nous ne nous servons que pour mieux leur permettre de nous asservir.

Toutes ces trois contributions convergent pour mettre au premier plan la surdétermination des dispositifs techniques mis en jeu au nom de la transparence par leur alignement sur les impératifs de l’axiomatique capitaliste. C’est sous l’horizon d’un « hyper-capitalisme de la transparence » que les problèmes méritent d’être posés, de façon à pouvoir discriminer plus finement ce qui, au sein des ambivalences actuelles, peut devenir levier d’émancipation ou au contraire vecteur d’aliénation. Les dispositifs numériques de transparentisation, jamais neutres, ne sont pourtant ni bons ni mauvais par eux-mêmes. Ils permettent des usages et des effets, dont nous devons aujourd’hui interroger le coût psychique, social, éthique et politique. Ils admettent des usages différents de ce que nous en faisons collectivement, massivement, et de ce qu’un certain agenda aligné sur des finalités de profit actionnarial nous en fait faire.

Plus que dans les jugements tranchants, les lamentations désespérées ou les revendications nostalgiques, c’est donc peut-être du côté de ceux qui font quelque chose de créatif à partir des appareillages numériques qu’il convient de diriger désormais notre attention. Nous en avons pris un exemple qui tout à la fois complète ce dossier, et entrebâille la porte vers un autre dossier potentiel à venir – qui proposerait un florilège de surprises artistiques « sur-prenant » les dispositifs dont le capitalisme néolibéral-étatique se sert pour transformer nos données en prises, et en instruments d’emprise. Le chercheur et artiste britannique Nathaniel Tkacz décrit ainsi l’origine et le fonctionnement de l’Index of Performative Keys qu’il a imaginé et construit pour remettre en contexte les « indicateurs clés de performance » (Key Performance Index) dont l’évaluation constante vectorialise la mainmise de la rentabilité actionnariale sur nos collaborations sociales. Détournement situationniste et écriture automatique surréaliste s’associent pour nous faire percevoir et lire autrement les effets de transparence évaluatrice que nous acceptons souvent dans l’illusion de l’immédiacie.

Contre ceux qui font de la transparence un outil d’un retour au réel univoque et sans l’ombre d’un doute, rien n’est plus urgent que d’insister sur les multiples « parences » que charrie la transparence, ses effets de déplacement, ses métamorphoses, ses « trans »-positions. Davantage encore que des chercheurs en sciences humaines, c’est peut-être des artistes que viendront, et que viennent déjà, les sensibilisations plus vives aux aberrations, aux dangers, mais aussi aux beautés des appareillages de transparentisation. Mieux encore : c’est sans doute en faisant converger théoriciens et plasticiens, savants et bidouilleurs, experts et hackeurs, recherche et création, que nous parviendrons au mieux à nous réapproprier les médiations d’une transparence qui menace aujourd’hui de nous aliéner. Ce qui se dessine, dans ce recroisement des approches, c’est le constat qu’il n’y a de transparence que là où il y a de la superposition, et donc du surnuméraire. À une époque qui est mue par un gigantesque désir de coïncidence, de retrouvailles fusionnelles avec le réel, ces pratiques de mises en transparence nous rappellent au contraire que là où ça se superpose, il y a de la pluralité en excès.