Majeure 31. Agir Urbain

Un activisme informel ?

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Un vieux monsieur de 84 ans aux cheveux blancs s’exerce sur un trottoir des Champs-Élysées. Il fait des pompes. On l’aperçoit peu après dans son studio, en haut de la fameuse avenue. C’est l’un des derniers habitants de l’avenue, car seuls les bureaux et grandes marques ont désormais le droit d’y résider. « Le propriétaire de mon immeuble attend ma mort pour louer son appart’, trois ou quatre fois plus cher », dit-il en rigolant à la caméra d’Arte, et il reprend ses exercices.

“Städtisches Handeln”, ballades d’auto-construction et de précarité

Ce geste de résistance n’a rien d’héroïque, il ne fera pas la une des journaux. Son action n’est pas « politique » au sens habituel d’une politique de gauche. Les pratiques mineures de ce type pourraient être regroupées dans ce que j’appelle les « Städtisches Handeln », dont l’une des traductions possibles serait « agir urbain » que propose précisément cette majeure de Multitudes.

Quand j’utilise le terme, je ne suis pas certain qu’il s’inscrive dans le sens des travaux de Michel de Certeau. Il irait plutôt dans le sens du groupe de chercheurs berlinois freies fach, qui édite actuellement la revue An Architecture :

L’action « Déconstruction X » (…) a acquis pour nous le statut de mythe fondateur. Elle a une valeur programmatique pour ce que nous appelons les « Städtisches Handeln » : intervenir dans la sphère publique, pointer et nommer un conflit que nous croyons détecter au niveau local, que nous ne connaissons que par ouï-dire ou que nous n’avons ressenti jusqu’alors qu’assez vaguement. (…) Nous ne nous sommes pas contentés d’une analyse théorique de la politique de construction de la ville et de l’espace, nous avons essayé de formuler notre critique à travers des actions concrètes et des interventions qui reposaient, à chaque fois, sur des objets précis. Lorsque nous avons transformé, de façon temporaire et symbolique, des espaces publics ou privés en espaces collectifs, ce sont autant de mythes urbains alternatifs que nous nous sommes appropriés et que nous avons essayé d’adapter. Nous avons expérimenté des formes de sabotage en douceur. Nous avons expérimenté des possibilités de « Städtisches Handeln »[1]

En quoi consistent la résistance et la pratique politique « ordinaires » de gens qui, en essayant de gérer leur vie quotidienne, se trouvent en conflit permanent avec la nature organisée de l’activité politique « officielle ». C’est une chose que la présentation de Kanak Attak-History Revue au Theâtre Volksbühne de Berlin en 2001 a parfaitement mise en lumière lorsque l’acteur, Naneci Yurdagül, expliquait que s’il avait tordu des antennes d’autoradio, planté des clous dans les pneus et rayé des pare-brises, il entendait signifier aux Allemands qu’ils lui avaient brisé le cœur. De tels gestes, réfractaires et directs, échappent évidemment aux usages policés de l’expression politique et de la protestation « par écrit ».

Il est apparu clairement que ces pratiques conditionnaient la vie « dans la rue » et que les alliances de gauche du type d’innen!stadt!aktion ou de Kanak Attak devaient les prendre en compte, si elles voulaient établir des relations entre la rue et l’université, la cour de la gare et le Volksbühne, la rue piétonne et la scène.

Les gens qui vivent au jour le jour ont l’habitude des politiques d’autodéfense face à l’évacuation forcée, l’expulsion ou la déportation. C’est même leur seule habitude. On le voit très bien dans les photos de « gens du terrain » que Marc Pataut a exposées à la Documenta X : quel type de vie urbaine se cache à l’ombre des grands immeubles de la ville de Paris, sur le petit terrain vague appelé à disparaître pour laisser la place au Stade de France ? Marc Pataut, qui habitait lui aussi le quartier du Cornillon au moment où il est devenu visible, a suivi les habitants entre le moment où l’on a arrêté l’emplacement du Stade et le début des travaux. La cinquantaine de photos en noir et blanc qu’il en a tirées, exposées pour la première fois à Kassel en 1997, montrent la vie à l’ombre des autoroutes et des tours HLM.

Modernisme à la turque

Pouvons-nous généraliser ? Faisons un pas en arrière : à la recherche d’une couverture pour notre livre, Self-Service-City : Istanbul[2], nous sommes tombés sur une photo du groupe d’artistes Oda Projesi. Si nous retournons la photo dans le sens de la verticale, nous nous apercevons d’une grande similitude avec une image icône de l’architecture moderne, la Case Study House #22 de Pierre Koenig qui surplombe une vallée de Los Angeles, immortalisée par Julius Shulman (et reproduite par l’artiste viennoise Dorit Margreiter). La juxtaposition de la photographie très célèbre de la Case Study House #22 de Los Angeles[3] et de celle de Seçil Yersel’s[4], qui représente un post-geçekondu anonyme construit à Istanbul, crée un parallèle qui traverse les continents, ouvre des relations entre des conceptions radicalement différentes de la ville et de l’architecture. Elle met à rude épreuve l’idée d’un International Style.

La première exposition du Musée d’art moderne de New York, International Style, organisée en 1932 par les commissaires Henry-Russell Hitchcock et Philip Johnson, excluait en bloc les pays du Sud et tout l’urbanisme auto-produit et informel. Elle offrait une légitimité au modèle impérial de l’industrie moderne du bâtiment[5.

Hitchcock et Johnson méprisaient profondément les principes sociopolitiques émancipateurs d’un certain modernisme européen, tel qu’il avait pu apparaître notamment sous la république de Weimar[6]. Le Modernisme social entendait en effet apporter une réponse urgente à la pauvreté, aux logements insalubres et aux conditions de vie misérables des villes européennes.

Kesanlı Ali destanı

Le groupe d’artistes Oda Projesi a construit, pour la Biennale d’Istanbul de 2003, une structure de type geçekondu qu’il a installée devant le hall principal de l’exposition. De la même manière, ces baraques paraissaient atterrir du jour au lendemain pour accueillir les familles de travailleurs ruraux. Elles sont considérées depuis 1950 comme les précurseurs du boom stambouliote. Dans la mesure où elles étaient auto-construites et auto-produites, elles tenaient nécessairement compte des « désirs du client ».

Oda Projesi a fait appel pour l’exposition à des travailleurs du bâtiment, reprenant ainsi la longue tradition stambouliote qui veut que les artistes s’intéressent à l’habitation informelle. Cette tradition a donné naissance en 1964 à une pièce classique du répertoire international : La Ballade d’Ali Kesan (Kesanlı Ali destanı), de Haldun Taner[7]. Dans les années 1960 et 70, et particulièrement à Istanbul, les batailles autour des geçekondus ont été contemporaines de celles que menaient la classe moyenne de gauche.

Le dramaturge Haldun Taner, mort en 1986 et dont les pièces comptaient parmi les plus jouées en Turquie, recourt dans La Ballade d’Ali Kesan à un style ironique. La destruction du quartier qu’il décrit, celui de Fly Hill, n’apparaît ni pittoresque ni héroïque. Il combine des éléments anti-illusionnistes du théâtre populaire turc et l’effet aliénant du théâtre épique moderne dans la tradition de Brecht. Il utilise systématiquement le procédé du « théâtre dans le théâtre » pour s’adresser directement au public et transformer la machinerie théâtrale en acteur.

Le chœur — composé du corvéable Nuri, de l’écrivain public Dervis, de l’aiguiseur de couteaux Temel, de la sage femme Hafice, du roadie Niyazi et de la femme de ménage Serif — constitue une colonie d’immigrants arrivés d’un peu partout, qui habitent des baraques aux toitures de tôle et aux murs en contreplaqué, dressées entre les dépôts d’ordures et les sorties d’égouts. « Toutes sortes de gens sont là / feignants et travailleurs / ils arrivent de tout le pays / paysans, poètes, trublions / les Laz de la mer Noire / les cavaliers kurdes de Hak’ri / les paysans musulmans de Hongrie / tous cassés et tous affamés. »

Nuri se présente comme un travailleur à la journée : « Je vends des journaux / je fais les chaussures / et si j’ai fini / je peux faire les travaux de n’importe qui / je peux réparer des robinets / je peux déboucher des tuyaux / je peux garder des mômes / et s’il n’y a pas de mômes / je me charge de ça aussi. » Des années après, la génération de travailleurs turcs immigrés en Allemagne aura droit aux mêmes boulots.

« Les hommes sont pour la plupart sans emploi / traînant dans les cafés / Quelques-uns sont heureux de trouver un boulot / même si ce n’est que pour attraper une souris. »

D’anciens libraires, restaurateurs ou barmans se sont retrouvés à fabriquer des charnières, pour les portes des bâtiments en bois, profitant du boom que le bâtiment connaissait à Istanbul.

Dans la pièce de Taner, la ville ordonnée de la classe moyenne se heurte à la ville des quartiers informels, qui, dans la traduction allemande, ont été rendus par des termes comme « bidonvilles » ou « ghettos ». L’auteur (issu pour sa part de la classe moyenne) s’efforçait pourtant de faire sien le point de vue des habitants des geçekondu.

« Nous sommes sur le Fly Hill / le bidonville est au-dessus / métropole et mer / aussi éloigné et au-delà / que la mouche de l’abeille. » Il en va de même à Rio de Janeiro, où les favelas, construites sur la colline, offrent souvent des vues sur la mer nettement préférables à celles de la ville bourgeoise. Taner écrit dans le contexte de 1964, antérieur à l’urbanisation des geçekondus. Ils ont été depuis officiellement incorporés à la ville.

Sécurité publique

« La fin est proche, dit un sénateur, tu ne lis pas les journaux ? » « On devrait démolir tous les bidonvilles de la ville. » « Ce sont des cancers pour la ville », dit le policier. « Non seulement ils créent des conflits avec les autorités publiques mais ils en créent aussi avec la police informelle qui demande des pots-de-vin pour l’occupation de tous les bouts de terrain public. » « Nous sommes les maîtres des bidonvilles / Peuh ! / Qui va nous contester nos privilèges de naissance / Nous demandons du fric / dix “verts” en moyenne / pour suborner les militaires et les pouvoirs publics / s’il veulent avoir le contrôle du terrain / terrain loué, pognon encaissé. (…) C’est quoi ce scandale ? Qui fait régner l’ordre ici ? Tu connais pas la règle ? / Nous demandons toujours les deux mille / Pour bien fermer nos bouches / S’il veut pas payer ? On va maudire sa mère et son enfant[8]. »

Le potentiel de vote que représentent les résidents a commencé à jouer son rôle et la démolition planifiée a dû être abandonnée[9].

Planète de transit

Cette littérature originaire d’Istanbul, rédigée « au cours d’un processus d’industrialisation et d’européanisation » (Zehra Ipsiroglu), constitue un fragment d’histoire. La période de modernisation paraît avoir été dépassée, si l’on s’en tient à ses manifestations architecturales et sociales. Les « shacks » d’hier font désormais partie de la ville. Pour retrouver des scènes comparables à celles que décrivait Taner il y a quarante ans, il faut se rendre dans les métropoles du Sud. Le sociologue urbain américain Mike Davis va jusqu’à parler d’une « planète des bidonvilles », à l’heure où la population urbaine globale a dépassé la population rurale, depuis 2005. 85 % des habitants des villes occupent un terrain qu’ils ne possèdent pas. La majorité vit dans les quelque 250 000 bidonvilles que compte le monde (Wildcat, 2004, p. 50).

La dynamique de l’urbanisation du tiers-monde rejoue, et remixe en quelque sorte, les modèles européen et nord-américain du dix-neuvième et du début du vingtième siècles, si l’on en croit Mike Davis. Mais, à la différence de ce qui s’est produit à Istanbul, c’est d’abord une « urbanisation sans croissance » qui est appelée à se développer à l’avenir, sans la plus-value que représentaient les bâtiments légalisés auxquels on pouvait ajouter des étages jusqu’à former la ville compacte des geçekondus du « Self-Service City ». Le processus de désintégration de l’urbanisme mondial s’aggrave du fait de l’exclusion de cette population du marché du travail. « Une majorité des habitants des bidonvilles se retrouve radicalement sans abri dans l’économie contemporaine internationale » (Davis, 2004, p. 26).

Les immigrants marginalisés aux plans légal et social développent leurs propres réseaux, négocient leurs propres routes et mettent sur pied leur propre économie — comme on le voit à Berlin chez ces anciens travailleurs vietnamiens qui transforment des hôtels en dépôts ou salles de vente. Le style informel international, véritable économie de la survie, réapparaît dans son pays d’origine : à Istanbul, les gens parlent de post-geçekondu pour distinguer l’autogestion d’avant-guerre du néolibéralisme contemporain, décoré par des spectacles artistiques comme la Biennale d’Istanbul ou les nouveaux musées. Les grandes luttes et les formes de coopération qui unifiaient, à Istanbul, les migrants pauvres des régions rurales et les citadins de gauche opposés au régime militaire relèvent maintenant de l’histoire ancienne. Aujourd’hui, les vieux squatters ont rejoint les classes moyennes et les maires de banlieue sont devenus des dirigeants politiques de l’État.

Mais il reste les nouveaux migrants, en transit entre l’Afghanistan, le Sri Lanka ou le Mali et Rome, Paris ou Hambourg. Ils sont piégés aux frontières de l’Europe, qui commencent en Grèce. Il n’y a plus de ballades théâtrales pour raconter les constructions qui accompagnaient leurs luttes. Les migrants n’ont plus d’espace à disposition pour construire leur vie. Ils doivent trouvent des logements à louer, et pour pas cher, dans des immeubles collectifs. Leur force de travail est exploitée dans toutes sortes de commerces et de services, à travers la ville entière, parce qu’ils gardent un statut informel. Il faudra prêter attention à leurs luttes, car rien ne dit qu’elles s’apparenteront à ce que nous avons connu jusqu’ici.

Traduit de l’anglais par Doina Petrescu

Notes

[ 1] L’introduction de « Städtisches Handeln », Berlin, freies fach, 1996, reprise in Jochen Becker, Bignes ? Kritik der unternehmerischen Stadt, Berlin, b-books Verlag, 2001.Retour

[ 2] Le livre édité par Orhan Esen et Stephan Lanz a été publié dans la collection « metroZones » à l’occasion de la manifestation ErsatzStadt qui s’est tenue au Volksbühne de Berlin.Retour

[ 3] Photographie commandée à Markus Wailand.Retour

[ 4] En coopération avec l’équipe Oda Projesi.Retour

[ 5] Les plans de Le Corbusier — auxquels le coéditeur Hitchcock reconnaît vingt ans après une certaine valeur — sont aujourd’hui le symbole de l’International Style impérialiste qui était censé s’étendre à l’échelle du monde, en faisant table rase des conditions géographiques et sociales existantes. Les fantaisies coloniales de Le Corbusier à Alger s’inscrivent dans la ville sans tenir le moindre compte des formes urbaines existantes. Cela s’apparente à la manière contemporaine de « raser les bidonvilles ».Retour

[ 6] Entre-temps, bon nombre des Case Study Houses construites par des architectes stars sont devenues des objets de collection. Dans un interview avec Doris Margreiter, Pierre Koenig insistait sur le fait que le modernisme avait été par-dessus tout un mouvement social : de nouveaux plans pour de nouvelles structures familiales, en lieu et place des organisations patriarcales.Retour

[ 7] Les citations de Halun Taner sont extraites de The Ballad of Ali of Kesan’, publié à Istanbul en 1970. Entre 1935 à 1938, Halsun Taner a étudié les sciences politiques à l’université de Heidelberg et le théâtre à Vienne. Avant son départ forcé, consécutif au coup d’État de 1960, il a enseigné dans les universités d’Istanbul et Ankara et rédigé un grand nombre de pièces et autres textes (consacrés entre autres à un immigrant sans papiers dont le travail consistait à prendre le déguisement de l’ours de Berlin). Reconnu pour le caractère novateur de son théâtre d’inspiration brechtienne, il a travaillé par la suite comme journaliste.Retour

[ 8] Cette chanson a été reprise en 2003, à l’occasion de la manifestation « Self-Service City » organisée par « metroZones », par les acteurs qui l’avaient interprétée en 1980 : l’acteur et metteur en scène Meray Ülgen, le musicien Bülent Tezcanli et la rappeuse Aziza A.Retour

[ 9] « Comme c’est le cas de milliers de Turcs, la propriété du premier ministre Erdogan n’a pas obtenu de permis de construire. Elle se trouve en Üsküdar, du côté asiatique d’Istanbul. Erdogan reconnaît qu’elle a été construite de manière illégale. Il entend aujourd’hui la vendre et déménager » (dpa, in taz, 5 novembre 2005).Retour