Majeure 34. L'effet-Guattari

Un cavalier schizoanalytique sur le plateau du jeu d’échecs politique

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Félix Guattari s’est employé tout au long de sa vie à ce que cesse l’identification de la subjectivité avec une identité personnelle, et à remplacer le sujet classique, conçu comme une monade close et personnelle, par des modes de subjectivation collectifs et politiques. Il propose de repenser l’ensemble des productions de subjectivité sous un angle clinique, et de les évaluer en fonction de leur capacité à promouvoir des espaces de liberté. En cela, il mène une entreprise philosophique singulière, indissociable d’une pratique critique qu’il nomme schizo-analyse.

Sans doute n’est-il pas le seul penseur des générations de l’après-guerre à faire du sujet le résultat d’une production sociale, d’une interpellation : Lacan et Althusser, Deleuze et Foucault poussaient eux aussi leurs avancées théoriques en ce sens. Mais Guattari procède à la dissolution de toute conception individuelle du sujet selon un axe politique et analytique qui n’est pas réductible aux propositions de Lacan, avec lequel il prend très nettement ses distances, ni même à celles de Deleuze, avec lequel il édifie amicalement et généreusement une belle œuvre collective. En réalité, Guattari ouvre un champ problématique avec des opérateurs conceptuels tout à fait neufs et singuliers, qui conjuguent les apports de Marx, de Sartre et de Lacan.

Écologie et transversalité

Comment décrire de telles productions de subjectivité, tel est le problème qu’il traite dans Cartographies schizoanalytiques[1], et qui vaut spécialement pour les productions capitalistiques actuelles, pour l’analyse sociopolitique du présent. Il s’agit de se rendre capable de contrer les effets nocifs du système dominant, ou de stimuler écologiquement ses aspects bénéfiques. La subjectivité, production collective inconsciente à laquelle il réserve le nom d’agencement collectif, doit dans tous les cas être comprise comme plurielle, hétérogène et machinale.

Tout le problème, vers lequel converge la dernière partie de son œuvre, est celui d’une re-singularisation des productions de subjectivité que nous subissons sans toujours les décoder ou les infléchir correctement. La tâche la plus urgente concerne l’analyse des machines de production de subjectivité actives dans nos sociétés. Depuis la fin des années 1970, nous subissons le Capitalisme Mondial Intégré (CMI)[2], dernier avatar du capitalisme post-industriel et mondialisé, qui décentre de plus en plus ses foyers de pouvoir des structures productrices de biens et de services pour les porter vers les structures productrices de signes, de contrôle de l’information (médias, publicité, sondages) et de codages subjectifs que Guattari nomme des « sémiotiques »[3].

Ce programme ambitieux comprend une toute nouvelle histoire politique des agencements sociaux, menée du point de vue de leurs codages sémiotiques, autant pour ce qui concerne les formations antérieures, capitalistes ou non, que pour les formations contemporaines, avec leur alliage spécifique de sémiotiques économiques, juridiques, technico-scientifiques, qui produisent leurs effets subjectifs spécifiques avec leurs propres équipements collectifs[4]. Cette analyse de la phase actuelle du capitalisme conduit Guattari à théoriser le capital subjectif et cognitif des sociétés en relation à la Terre, dans son existence factuelle et singulière. L’histoire humaine ne concerne pas l’épopée spirituelle de l’esprit mais bien l’aventure de la planète. À la suite de Bateson, Guattari ouvre la pensée sur l’écologie, en délivrant celle-ci de sa connotation grincheuse et passéiste de préservation de la nature, pour l’ouvrir, en 1989, avec les Trois Écologies, sur une véritable clinique de la culture, une éthique de la Terre capable d’ajuster l’écologie des corps sociaux à celle des états mentaux et des dispositifs environnementaux[5].

Cette fonction de diagnostic caractérise les opérations théoriques de Félix Guattari, véritables coups de force qui sautent et se déplacent d’un domaine théorique à un autre, à la manière du cavalier sur le plateau d’un jeu d’échecs. Cela entraîne une nouvelle description de la théorie, mais aussi une nouvelle pratique des sciences, qui tient à sa conception de la transversalité, que Guattari présente très tôt, dès 1964, comme le complément discursif de sa démarche thérapeutique, et qui forme la pointe de son offensive théorique. Concepts et pratiques doivent renoncer au discours du Maître, à l’ambition universaliste des doctrines stables, arrêtées, statiques. Il n’y a pas de concepts universels, seulement des coups de force théoriques, qui répondent à des nécessités pratiques et se produisent à l’interstice des champs de savoir, sur leurs lignes de frontière, de fracture et de renouvellement.

Chez Guattari, la transversalité désigne d’abord une pratique, celle du type d’organisation (figure de groupe) qui s’individue et s’organise en évitant les connexions structurantes, hiérarchiques et traditionnelles de la soumission verticale et de la conjonction horizontale. À l’étagement des niveaux verticaux, du type commandement-obéissance, et à la conjonction horizontale des relais de même ordre, supposant elle aussi l’existence de niveaux hiérarchisés, Guattari oppose l’organisation transversale, acéphale, qui multiplie les connexions diagonales, dans le but stratégique de déjouer les formations de pouvoir qui trahissent si facilement « groupes et groupuscules ». Pratiquement, il s’agit de déjouer les formations de pouvoir, théoriquement, il s’agit d’en révoquer les deux concepts directeurs : celui de centralisation souveraine, justifiant l’exercice d’un pouvoir sous forme de domination, et celui de totalisation, croyance déterminant l’exercice de la domination, puisque c’est elle qui préside à la figure du pouvoir central, unique, unifiant et centralisateur. Autrement dit, les groupes de résistance à l’oppression, et spécialement les organisations de gauche, ne sont pas les dernières à réintroduire dans leur mode de fonctionnement les éléments de domination qu’elles visaient apparemment à combattre. Guattari en tire une distinction opératoire entre groupes assujettis – les groupes, fonctionnant hiérarchiquement – et groupes sujets – les groupuscules, tentant la voie transversale, et capables de s’auto-produire sur un mode singulier en évitant l’effet mortifère des hiérarchies rigides[6].

Par cette analyse des phénomènes de pouvoir qui travaillent les groupes assujettis, Guattari, en phase avec les analyses de Foucault dans Surveiller et Punir, refuse le schème d’un pouvoir autocentré, exerçant sa maîtrise à partir d’un centre de domination. Chez Guattari le concept, formé à partir de la pratique de l’analyse institutionnelle, est d’emblée politique, mais concerne pratiquement la critique politique de l’institution psychiatrique, dont la vocation thérapeutique apparente est nécessairement contrariée par les phénomènes de domination pratiques (institution de la folie) et théoriques (domination du signifiant universel), qui la travaillent dans les faits. Que Guattari, instruit par Freud et surtout par Lacan, conteste la représentation d’un pouvoir-individu, donné comme une entité constituée, n’a pas de quoi surprendre. On voit également très bien comment sa formation analytique le conduit à contester la représentation unitaire du Moi, et donc celle du sujet personnel. Mais il tire de cette critique du sujet une conséquence politique directe : si la critique de l’individuation vaut pour les individus physiques, psychiques ou collectifs, elle vaut aussi bien pour l’organisation du social que pour les corps biologiques et matériels. Elle conteste par conséquent le principe même d’une organisation centrée et porte la critique de l’unité du moi sur le terrain politique d’un enjeu de pouvoir, au sein de la théorie. La polémique contre la représentation personnelle du sujet se ramifie immédiatement sous la forme d’une critique politique des organisations centrées et d’une critique épistémologique contre les conceptions autoritaires de la théorie.

Élaboré comme concept pratique, pour élaborer une solution psychothérapique, le concept de transversalité devient une machine de guerre contre les épistémologies rationnelles et centrées. En appliquant à l’épistémologie des systèmes rationnels une critique politique, Guattari conteste le modèle unitaire, homogène et autoritaire de l’organisation, et lui préfère un type de système aux connexions multiples acentrées, dont l’allure, la tendance à privilégier les marges et les hybridations, témoigne d’une nouvelle alliance entre pratique et théorie. Rien d’étonnant à cela, puisque le concept de transversalité résulte lui-même d’une hybridation des discours, d’une conception pragmatique de la théorie, boîte à outils et bricolage, qui favorise la jonction entre critique de la théorie du Moi (psychanalyse) et pratique des groupes (sociologie du pouvoir), dans une perspective militante opératoire, qui entend bien conduire les concepts sur le front d’une offensive opérationnelle. « C’est ainsi qu’on peut arriver à transmuer les concepts de différentes origines : psychanalytiques philosophiques, etc. », non dans le souci humaniste factice de compléter un panorama général de la culture, mais dans un sursaut de guérilla, cherchant comment « s’en tirer lorsqu’on est coincé à un endroit donné ». C’est ainsi que Guattari pose la philosophie, en des termes simultanément analytiques, politiques et éthiques[7].

Schizo-analyse

La « rencontre du psychanalyste et du militant »[8] en Guattari, le conduit à mener de front l’analyse des rapports de pouvoir et de désir, au sein d’une théorie du social. La pensée est pratique, elle part des luttes réelles. Cette immersion dans le milieu historique se signale par l’usage d’un lexique politique y compris dans ses recherches sur la psychothérapie. Son intérêt pour la critique de la psychiatrie et des institutions asilaires répond à l’injonction militante et contestataire qui alimente la déflagration de mai 1968 à laquelle il participe activement, et qui, comme un détonateur, précipite sa pensée de la spéculation vers les mouvements réels, les tensions politiques et la réalité concrète de la folie dans son univers institutionnel.

Guattari se décrit lui-même comme écartelé entre ses « lieux divers », militant marxiste d’inspiration trotskiste, freudo-lacanien au travail, sartrien le soir lorsqu’il s’essaye à théoriser. Ses références disparates joignent la pratique militante des organisations de gauche, la psychothérapie institutionnelle avec Jean Oury à la clinique de La Borde[9] et l’analyse dans la mouvance de Lacan, qui fut son analyste et dont les séminaires constituent pour lui, comme pour toute cette génération, un laboratoire d’expérimentation théorique décisif. Cette hétérogénéité garantit en même temps qu’elle réclame la transversalité de sa démarche.

12 Engagé avec Jean Oury dans l’application de l’analyse au traitement des psychotiques, à la clinique de La Borde, dans le cadre de la psychothérapie institutionnelle issue de Tosquelles[10], Guattari conçoit l’inconscient comme une machine désirante, en prise directe avec la dimension politique et historique du social. Cette greffe de la psychanalyse et de la politique, conforme aux positions de Tosquelles, qui réclamait qu’on marche sur une jambe freudienne et une jambe marxiste, l’inscrit dans le courant des tentatives freudo-marxistes. Mais en restituant à l’inconscient ses perspectives historiques, et en reformulant les thèses analytiques dans une perspective lacanienne, Guattari s’oriente très tôt vers une critique radicale de la psychanalyse, double mouvement de transformation de la pratique analytique et d’intérêt pour la schizophrénie, qui débouche sur l’invention de la schizo-analyse et se développe également dans les travaux qu’il mène de concert avec Deleuze, de L’Anti-Œdipe à Mille Plateaux.

Cette double direction, Guattari la tient de la psychothérapie institutionnelle, qui fait passer le soin des patients par la réforme des institutions, en premier lieu asilaires, dont ils sont les sujets. Réduisant l’écart entre la dimension privée de l’inconscient freudien et la constitution sociopolitique des sujets, la psychothérapie institutionnelle agit sur les institutions actuelles en réformant les structures thérapeutiques. Sa dimension politique l’oppose à la psychiatrie hospitalière, gestion administrative, juridique et médicale de l’anormal dans le corps social, mais aussi à la psychanalyse, théorie analytique des processus de constitution de la conscience à partir des flux inconscients.

Il y a là, dans les faits, une analyse de la psyché d’inspiration marxiste. Elle pose le conscient dans sa dimension matérielle de production sociale et historicise l’inconscient freudien, dont l’économie pulsionnelle doit être directement branchée sur les dispositifs sociaux au lieu d’être tenue pour une sphère séparée, un « empire dans un empire ». Elle assigne à la folie, à l’inadaptation, à la psychose une valeur d’expérimentation qui contient un enjeu politique et une valeur pour la culture : suivant Foucault et l’analyse de la folie comme bordure de la raison, le schizophrène devient pour Guattari l’opérateur d’une transformation du socius qui rejaillit sur les modes de subjectivation sociaux.

15 Dans la mesure où elle désigne le procès hylétique que toute société met en forme, la schizophrénie au sens usuel n’indique pas seulement une pathologie du capitalisme : il devient nécessaire de corréler l’analyse sociopolitique à une psychanalyse ayant troqué sa référence à la psyché, unitaire et personnelle, pour un flux hylétique qui impose de lui donner le nom de schizo-analyse.

16 Schizophrénie devient alors le nom générique des procès divers de subjectivation. Cela explique que la schizo-analyse engage d’abord la critique de la psychanalyse, de sa conception trop restreinte de l’inconscient, abusivement réduit à une entité psychique ou au signifiant linguistique[11], dans la mesure même où elle concerne l’analyse politique des mécanismes de production de subjectivité, singulièrement de ceux du capitalisme[12].

Pourtant, la schizophrénie continue à désigner le schizophrène souffrant que Guattari entend soulager. Elle prend alors le sens de l’inadaptation d’une matière hylétique à sa mise en forme sociale, et signale par là un échec ou une incapacité résiduelle d’un autre type, celle du fou catatonique, enfermé dans les hôpitaux. La schizophrénie occupe donc deux niveaux : comme matrice des procès de subjectivation, elle désigne le flux hylétique se proposant à toute mise en forme sociale ; comme arrêt du processus de socialisation, elle désigne le malheur individuel du schizophrène, réfractaire à l’œdipianisation. Mais il faut bien voir, et c’est ce qui complique l’analyse, qu’on ne peut tenir l’état du schizophrène pour un donné pathologique individuel. Il indique la réaction entre un état du désir et un état du statut social qui lui est conféré par le type de « soin » qu’on lui impose.

Le schizophrène actuel n’est pas une nature, mais l’acteur social malheureux, ou plutôt le patient désarmé qui subit « l’aliénation dans laquelle se trouve, non pas le schizophrène, mais les personnes pour lesquelles c’est toute une entreprise que de simplement jouer aux cartes en présence des malades »[13], l’institution psychiatrique dans son ensemble. Il faut donc bien distinguer la schizophrénie comme processus du désir et nom générique du flux hylétique, et le schizophrène interné, le patient produit par la répression asilaire, la « thérapie » et la normalisation sociale.

Primauté de la psychose : Lacan et Guattari

Pour saisir le statut du désir chez Guattari, dégager la jonction si particulière qu’il établit entre clinique et critique sociale, et comprendre comment il peut faire de la schizophrénie le nom d’une machine désirante irréductible aux formes sociales œdipiennes, il faut revenir sur le statut de la psychose, et l’impulsion décisive de Lacan. C’est parce qu’il est formé par Lacan que Guattari porte le désir sur un plan impersonnel d’emblée collectif qui lui permet d’éviter toute synthèse entre désir individuel et répression (ou libération) sociale, telle qu’on la trouve chez Marcuse ou chez Reich.

Guattari retient de Lacan qu’il n’y pas de désir individuel, que la libido reste un flux indéterminé tant qu’elle ne s’articule pas à une dimension transsindividuelle, même si chez lui cette dimension ne consiste pas en un signifiant symbolique, mais relève des rapports de production réels et variables pour chaque société. Il y a donc chez Guattari un lacano-marxisme, qui le distingue des tentatives précédentes de jonction entre psychanalyse et marxisme, et, bien qu’il en retienne le motif, d’une contestation de l’ordre social ; il refuse catégoriquement le principe d’une opposition entre individu et codage social. Le désir n’est pas indépendant d’un rapport entre flux hylétique et machines désirantes toujours sociales, il est toujours relatif au social et ne relève pas d’une dimension privée, personnelle, individuelle, qu’on pourrait repousser dans la superstructure des mentalités et des représentations inconscientes. Si désir il y a, il appartient au régime de la production, c’est-à-dire à l’infrastructure, au plan matériel des rapports effectifs de production sociale.

Car le désir, chez Guattari, n’est pas le flux hylétique lui-même, mais, conformément à Lacan, l’agencement de ce flux. Simplement, sur cet agencement, leurs positions diffèrent : coupure de flux pour tous deux, mais sous forme de structuration symbolique par inscription du signifiant chez Lacan, sous forme de machines désirantes par codage a-signifiant et matériel chez Guattari. Pour saisir la divergence entre les deux auteurs, et comprendre comment le désir ne joue pas au niveau d’une spontanéité individuelle, mais au niveau de la machine qui le « coupe », il faut entrer plus avant dans la théorie lacanienne de la psychose, revenir sur son statut épistémologique, et son articulation du désir à la loi – à laquelle Guattari substitue la production sociale des machines désirantes.

De l’enseignement de Lacan, Guattari retient que la psychose n’est pas un déficit, mais un processus parfaitement indépendant du refoulement névrotique, et même plus apte que lui à nous renseigner sur les synthèses inconscientes de constitution du sujet. La psychose formait le champ problématique où Lacan situait lui-même son « retour à Freud » comme un « au-delà de Freud » sur les deux points suivants : l’agencement signifiant comme ordre symbolique, la place du père comme signifiant majeur, Grand Autre qui fonde l’ordre du symbolique. Guattari prend acte de cette position théorique, mais la déplace et la critique à son tour.

Sans doute Lacan contribue-t-il à déprendre les modes de production de subjectivité de toute référence individuelle à un acte de conscience. En articulant l’inconscient freudien aux résultats de la linguistique pour accentuer le caractère rhétorique du processus primaire, Lacan dégage le plan symbolique de toute intentionnalité subjective. Le symptôme inconscient, l’inconscient tout entier doivent être dits « structurés comme un langage »[14], ce qui ne signifie pas que Lacan applique des analyses de type linguistique à la rhétorique de l’inconscient, mais, au contraire, que la distinction du signifiant et du signifié chez Saussure ou la théorie des embrayeurs chez Jespersen et Jakobson ne peuvent devenir effectives qu’à partir de la position de l’inconscient, constitutif des différences de la langue au même titre que de la structuration du sujet[15].

Lacan s’empare donc de l’analyse saussurienne du signifiant et du signifié, et de sa reprise par Lévi-Strauss[16] : le signifié est un flux amorphe continu, qui ne peut faire sens qu’à partir du moment où un signifiant le coupe et lui confère son couplage binaire terme à terme avec des signifiants relatifs, auxquels la chaîne des signifiés se met à correspondre. Le signifiant majeur coupe la masse amorphe des signifiés flottants, les constitue dans leur position de signifié et devient « le point autour de quoi doit s’exercer toute analyse concrète de discours » : Lacan le nomme le point de capiton, par référence platonicienne à la trame du discours, non plus produite par l’action du métier à tisser (tressage de fils, trame continue) mais par l’activité du matelassier, qui cloue l’étoffe continue par un capiton extérieur, et lui imprime violemment, extrinsèquement cette structure topologique qui la tord dans un pli de subjectivation déterminé.

Ce signifiant-point de capiton excède le domaine de référence linguistique : non linguistique, extrapropositionnel, psychique, c’est à partir de lui que les lignes flottantes de signifiés et de signifiants symboliques, au nombre desquels figurent parmi d’autres les signes linguistiques, peuvent s’articuler. Lacan le nomme le signifiant majeur, phallus ou Nom du père.

Guattari reprend ce point de capiton, mais le transforme décisivement en bousculant la chaîne ordonnée des signifiants et signifiés, en refusant la coupure autoritaire du signifiant majeur, auquel il substitue avec humour la minorité transversale de la machine désirante, qui, elle aussi, coupe les flux, mais qui ne fonctionne pas dans l’ordre signifiant du symbolique ou du discours. D’où l’opposition entre sémiologies signifiantes structurales et sémiotique machinique a-signifiante : Guattari oppose terme à terme la machine, dans l’ordre social de la production, à la structure, dans l’ordre symbolique de la signifiance. En somme, Guattari opère avec Lacan comme naguère Marx avec Hegel : il remet la théorie lacanienne sur ses pieds en la renversant du logique au réel.

Le point décisif de la théorie lacanienne concerne ce dédoublement du signifiant, apparaissant une fois dans la chaîne des signifiants relatifs, et une fois comme signifiant grand-A. Voilà le deuxième point sur lequel le retour à Freud de Lacan constitue une transformation de la théorie freudienne. Lacan tire Freud vers une prépondérance de la fonction paternelle, garant de la différence des sexes, porteur de phallus. Le phallus n’est pas anatomique, mais signifiant. Lacan transpose en somme la deuxième topique freudienne (ça, moi, surmoi), trop anatomique à son goût parce qu’elle pose des objets déjà totalisés, sur une grille structurale qui permet de transformer les instances parentales d’identification (le surmoi) en tenseurs signifiants, en places logiques et topologiques, convergeant vers la place du phallus. C’est le grand héritage freudien que les épigones ont recouvert, selon lui, parce qu’ils se sont centrés sur la relation d’objet, quand ils ne transformaient pas l’analyse en exercice d’adaptation du moi. Pour Lacan, il s’agit d’éviter la relation d’objet qui privilégie la position imaginaire du fantasme et s’axe sur la relation mère-enfant. Seule la fonction phallique le permet. Or cette analyse de la fonction paternelle et le dédoublement du signifiant, assorti de la transcendance absolue du signifiant majeur, sont rendus possibles par la psychose, et impliquent du même coup la relativité du complexe d’Œdipe, applicable à la névrose seulement.

L’analyse de la psychose révèle ce point de capiton. Autrement dit, plus nettement que la névrose, la psychose signale la vertu structurante d’un signifiant irréductible à l’ordre du discours, mais il l’indique négativement. La psychose est cette structure à laquelle fait défaut l’introduction du signifiant. La psychose a ceci de remarquable que la structuration du signifiant n’y a pas joué son rôle. Ce qui signale la forclusion psychotique, c’est que le point de capiton a sauté. On ne saurait mieux dire que le complexe d’Œdipe affecte la structuration imaginaire signifiante du névrotique et ne concerne pas la structuration psychotique : le retour à Freud de Lacan s’avère bien aller « au-delà de Freud », et sur ce point Guattari est le successeur de Lacan, non de Freud.

D’où deux conséquences, que Guattari tire avec beaucoup de force. D’abord, cette primauté du signifiant entraîne la relativité du complexe d’Œdipe, parce qu’il n’est fonctionnel qu’au titre de la structure signifiante, pour un sujet déjà articulé par la triangulation et soumis à l’ordre symbolique et non pour un sujet forclos. Œdipe n’est pas opératoire pour les psychoses. Et par là même, cela signale une historicité du complexe d’Œdipe que Guattari fait rejaillir sur le signifiant comme tel. Guattari tire très clairement de l’enseignement de Lacan la nécessité d’une critique du complexe d’Œdipe, qu’il mène avec Deleuze dans L’Anti-Œdipe, en 1972.

Marx contre Lacan : la primauté du signifiant et la place du père comme figures de la domination sociale

Mais en poursuivant cette impulsion lacanienne, Guattari se sépare de Lacan et critique le signifiant lui-même. Le phallus impose la loi qui suscite et anime le désir. Lacan ne réduisait le complexe imaginaire du désir individuel imaginaire que pour poser le signifiant symbolique comme phallus dans l’ordre de la différence des sexes, Loi symbolique dans l’ordre imaginaire du désir. Œdipe n’a de portée que parce qu’il dessine en creux la place du père, non celle d’un homme, mais celle du signifiant majeur qui cloue les chaînes flottantes des signifiants et des signifiés à son manque structurant, dispose le désir dans le manque signifiant de la loi et impose l’ordre symbolique qui manque au psychotique. Lacan suggérait que Freud retrouve partout le complexe d’Œdipe parce que « la notion du père, très voisine de celle de crainte de Dieu, lui donne l’élément le plus sensible dans l’expérience de ce que j’ai appelé le point de capiton entre le signifiant et le signifié »[17].

31 Guattari retient de Lacan l’urgence de critiquer Œdipe, mais il en donne une version radicalement différente. Lacan réduit Œdipe à une étape trompeuse de la topologie symbolique de la constitution du sujet, Guattari l’entend comme une libération du désir, ce qui ferait sourire Lacan si Guattari ne posait comme lui qu’il n’existe aucun spontanéisme du désir, aucun désir antérieur à son codage social. Mais sur ce codage, les deux auteurs différent, ainsi que sur la transcendance de la loi, que vise cette libération. Le choix même d’une clinique orientée vers la paranoïa pour Lacan, vers la dépersonnalisation schizophrène pour Guattari, la méfiance militante à l’égard du pouvoir de la loi l’indiquent déjà. Guattari sent l’urgence de sortir de la position lacanienne. Mais Guattari ne se borne pas à la critique deleuzienne de la loi comme invariant transcendant et du désir comme manque : il entend la loi comme structure de domination sociale positive, perspective qui fait défaut à Deleuze. C’est avec Marx et sa critique de la loi et du droit qu’il faut reprendre la critique du signifiant : sous cet aspect, l’analyse littéraire de Kafka n’implique pas seulement une contestation du statut œdipien de la littérature – Kafka, comme Proust, faisant figure de grands œdipiens, que l’on rabat si volontiers sur un rapport névrotique à la loi – et un refus de toute œdipianisation de la littérature ou de l’art. Elle implique surtout la confrontation directe avec la position transcendante de la loi lacanienne, et le terme de littérature mineure enveloppe une critique du signifiant majeur.

Lacan joue donc un rôle important dans la théorie de la machine désirante : il permet de penser l’objet du désir comme « “objet” non humain, hétérogène à la personne, au-dessous des conditions d’identité minima, échappant aux coordonnées intersubjectives comme au monde des significations »[18]. Le deuxième pôle, celui du signifiant grand-A, contribue à la théorie de la machine désirante, qui en reprend directement la fonction de coupure et de codage de flux, comme opérations constituant le désir. Mais le signifiant grand-A doit faire l’objet de la critique qui valait déjà pour la structuration œdipienne, son accroche socioculturelle est comparable à celle qui permettait à Lacan de railler l’Œdipe[19]. Il doit donc faire l’objet du même examen matérialiste et politique au lieu d’être posé comme expression de la culture. Lacan semblait tout disposé à le faire[20] mais il n’a pas poursuivi dans cette direction, qui met l’inconscient en rapport avec l’histoire, et avec la politique.

Guattari critique donc Lacan à partir d’une analyse marxiste. Le signifiant lui aussi est historique, il n’est pas donné de tout temps à la constitution humaine. Lacan a bien raison de traiter le complexe d’Œdipe de mythe imaginaire, et il n’a pas de mal à détruire les prétentions du fantasme au profit de la structure symbolique (collective). Mais en introduisant le phallus comme signifiant majeur anhistorique, il ne s’aperçoit pas qu’il échafaude un mythe plus destructeur encore, l’efficacité du phallus posant en tout sujet l’existence d’un complexe analogue, qui ne fabule plus sur les figures parentales (épouser Jocaste, tuer Laïos – et lire Sophocle) mais sur la castration, angoisse de se produire comme être socialement sexué qui inscrit le désir dans la loi : pas de phallus transcendant sans angoisse de castration. L’angoisse de castration est traitée par Guattari comme un complexe comparable au complexe d’Œdipe. La réduction du phallus au complexe de castration effectuée, la critique qui valait pour le complexe d’Œdipe comme identifiant imaginaire ne peut manquer de s’appliquer au complexe de castration, et Lacan n’a pas tenu jusqu’au bout son analyse.

Deuxièmement, le Signifiant prend maintenant selon Guattari une inscription historique déterminée : il relève des formations sociales despotiques, et son historicité même invalide l’analyse freudienne, qui n’est pas valable pour un psychisme universel, mais seulement pour les formations sociales déterminées de l’Autriche fin de siècle. Réduisant l’Œdipe au fantasme lettré d’un bourgeois viennois, Guattari n’a pas de mal à poursuivre l’analyse et à invalider le Signifiant majeur comme une structure de domination plus archaïque encore. C’est désormais son rôle comme marqueur de pouvoir – considération tout à fait absente des travaux de Lacan – qui va polariser toutes les critiques. La détermination lacanienne de la psychose comme forclusion n’a pas seulement servi à révéler les insuffisances de la psychanalyse œdipienne : elle condamne par ricochet non seulement la primauté de la lettre et de la loi qui qualifie théoriquement la forclusion, mais surtout son usage interprétatif. Elle conduit Guattari à se séparer une fois pour toutes de la psychanalyse[21].

Machines désirantes et refus du freudo-marxisme

Guattari opère donc un double déplacement : à la structure symbolique, il oppose la machine de production réelle, et distingue parmi les réalités sociales les réalités productives (machines) et produites (structures). Ensuite, il qualifie les structures d’oppressives et assigne aux résultats produits une valeur « antiproductive ». La réalité libidinale du désir le classe parmi les forces productives, tandis que la famille, forme sociale liée historiquement à la propriété, est non seulement un résidu antiproductif mais encore une structure qualifiée d’oppressive – elle ne se contente pas de mettre en forme le désir, mais l’assujettit dans une forme de domination sociale. Guattari transforme ainsi la psychanalyse lacanienne avec Marx, puisque la structure relève des forces antiproductives d’assujettissement et l’inconscient des forces réelles de production, mais en même temps il s’oppose à la vulgate marxiste d’une séparation entre infrastructures matérielles et représentations superstructurelles.

En séparant la subjectivité et l’existence individuelle, Guattari couple de manière singulière Marx et Lacan. La subjectivité n’est pas un effet idéationnel, de type structural ou signifiant, elle est manufacturée, elle est machinale. Tel est le sens polémique du concept de machine que Guattari propose très tôt, et qu’il oppose à la structure lacanienne. en lui conférant une effectivité pragmatique nettement engagée politiquement, conformément à son activité militante. Il n’est pas question pour lui de se cantonner au plan intellectuel. Deleuze attache « une importance particulière » à ce texte, qui signale le défaut du concept de structure, à savoir son formalisme abstrait[22].

C’est ainsi que Guattari peut dissocier les concepts d’individu et de subjectivité. Les individus corporels subissent des modes de subjectivation sociaux, de sorte que le corps d’un individu matériel est toujours le siège de différents modes de subjectivation souvent concurrents, disparates, hétérogènes, mais qui concourent tous avec plus ou moins d’harmonie ou d’inadéquation à produire des individus sociaux. L’individu est donc le résultat des modes de production sociale subjectifs. L’exemple du langage le montre à l’évidence : tous les individus-sujets humains socialisés par le langage ont subi le codage d’une langue qui subsiste à l’extérieur des individus, même si elle n’existe pas en dehors des locuteurs et de l’ensemble des appareils matériels qui la codent ; les traces écrites grâce auxquelles elle subsiste sont privées de locuteurs vivants. L’individu-sujet se trouve donc placé à l’égard de la formation subjective inconsciente dans la position d’un résultat, d’un produit, mais aussi d’un terminal, pour reprendre la belle expression qu’utilise Guattari en 1984 : s’il existe bien corporellement à titre « individuel », l’individu ne fonctionne que par les programmes transindividuels qui l’informent, l’éduquent, le gouvernent et avec lesquels il interagit. Il faut le concevoir comme un terminal. Le terminal individuel est donc un consommateur de subjectivité. Le rapport entre individu et mode social inconscient de subjectivité doit être conçu de la manière suivante : l’individu est modelé par les modes de production subjectifs et ceux-ci ne sont nullement idéationnels, comme le prétendent les structuralistes, ils ne se résument pas à des effets de langage, de signification ni même de signifiants, mais ils sont de l’ordre de la production matérielle a-signifiante. « La subjectivité est manufacturée comme le sont l’énergie, l’électricité ou l’aluminium[23]. »

Notes

[ 1] Félix Guattari, Cartographies schizoanalytiques, Paris, Galilée, 1989.Retour

[ 2] Voir Félix Guattari et Suely Rolnik, Micropolitiques [1986], tr. du portugais (Brésil) par Renaud Barbaras, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2007.Retour

[ 3] Félix Guattari, Les Trois Écologies, Paris, Galilée, 1989, p. 40.Retour

[ 4] Félix Guattari, Les Trois Écologies, op. cit, p. 41 ; et Gilles Deleuze, Félix Guattari et Michel Foucault, « Chapitre V : Le Discours du plan », in François Fourquet et Lion Murard (dir.), Les Équipements du pouvoir, Recherches, n° 13, décembre 1973, p. 183-186.Retour

[ 5] Félix Guattari, Les Trois Écologies, op. cit, p. 31.Retour

[ 6] Félix Guattari, « La psychothérapie institutionnelle » [1962-1963], in Psychanalyse et Transversalité, Paris, François Maspero, 1972, 1972, rééd. La Découverte, 2003 (cité dorénavant PT), p. 42.Retour

[ 7] Félix Guattari,« La psychothérapie institutionnelle », art. cit., p. 42-45.Retour

[ 8] Gilles Deleuze, « Trois problèmes de groupe », Préface à PT, p. i.Retour

[ 9] Sur La Borde, voir « Sur les rapports infirmiers-médecins » [1955], in PT, p. 7-17 ; Micropolitiques, op. cit., p. 135-137 ; et Jean Oury, Félix Guattari et François Tosquelles, Pratique de l’institutionnel et politique, Vigneux, Matrice Éditions, 1985.Retour

[ 10] C’est François Tosquelles, qui dans les années 1940, replié à Saint-Alban par la guerre, engagé dans la résistance, fonde la psychothérapie institutionnelle. Dix ans plus tard, après l’éclatement du courant quelque peu artificiellement soudé par l’expérience de la résistance et de la Libération, Jean Oury s’installe à La Borde et reprend l’expérience de Tosquelles autour d’un groupe modeste d’une quarantaine de personnes, pensionnaires compris. Sur la psychanalyse institutionnelle, voir Jean Oury, Félix Guattari et François Tosquelles, Pratique de l’institutionnel et politique, op. cit. Sur La Borde, consulter Jean-Claude Polack et Danielle Sivadon-Sabourin, La Borde ou le droit à la folie, Paris, Calmann-Lévy, 1976.Retour

[ 11] Félix Guattari, Les Années d’hiver 1980-1985, Paris, Barrault, 1986, p. 274.Retour

[ 12] L’Anti-Œdipe et Mille Plateaux, écrits avec Deleuze, portent le sous-titre « Capitalisme et schizophrénie ».Retour

[ 13] Félix Guattari, in Gilles Deleuze, L’Île déserte et autres textes, Paris, Minuit, 2002, p. 335.Retour

[ 14] Jacques Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage » [1953], in Écrits, Paris, Seuil, 1966, rééd. en 2 vol., coll. « Points », 1971, t. 1, p. 147.Retour

[ 15] Jacques Lacan, Écrits, op. cit., t. 2, p. 48-49.Retour

[ 16] Claude Lévi-Strauss, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss » [1950], in Marcel Mauss, Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2004.Retour

[ 17] Jacques Lacan, Séminaire 1955-1956, t. III, « Les psychoses », xxi « Le point de capiton », p. 304.Retour

[ 18] Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972, p. 432.Retour

[ 19] « L’Œdipe pourtant ne saurait tenir indéfiniment l’affiche dans des formes de société où se perd de plus en plus le sens de la tragédie », Jacques Lacan, Écrits, op. cit., t. 2, p.175.Retour

[ 20] Jacques Lacan, Séminaires III, « Les psychoses », p. 302.Retour

[ 21] Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 107.Retour

[ 22] Gilles Deleuze, « Trois problèmes de groupe », art. cit., 1972, p. xi.Retour

[ 23] Félix Guattari et Suely Rolnik, Micropolitiques, op. cit., p. 49.Retour