L’offensive de l’ONG World Vision au Liban

Depuis quinze ans, le monde arabe, en particulier le Liban, est le théâtre d’une campagne dynamique d’évangélisation. Ses principaux acteurs appartiennent au protestantisme évangélique, une mouvance religieuse qui accorde une place prépondérante à la conversion, qu’elle place au cœur de son acte de foi. L’organisation non gouvernementale est le mode d’enregistrement privilégié des structures évangéliques. Elle s’adapte parfaitement aux caractéristiques d’un univers qui agit en réseau, au plan transnational et investit de larges pans du monde social et économique. Dans cet article, on questionne les valeurs dont se réclame une ONG évangélique particulière, World Vision, et la manière dont elles sont reçues par les convertis. En s’arrêtant sur les trajectoires de deux acteurs, on tente de démontrer le fait que ces valeurs morales alléguées par l’ONG ne sont pas l’objet d’une réception passive et permettent aux individus de donner sens et cohérence à leurs parcours conversionnels. Si World Vision travaille à la valorisation des individus et met en relief les manquements de la société libanaise en matière de solidarité, l’ONG participe paradoxalement à fragiliser la cohésion familiale.

Les ONG évangéliques : un univers plastique et pluriel

Une Organisation non gouvernementale (ONG) est une institution d’intérêt public ou humanitaire à but non lucratif dont les activités ne sont pas, en principe, liées structurellement à un gouvernement. Depuis 20 ans au moins, les organisations se réclamant de cette définition connaissent une croissance exponentielle dans le monde. Ainsi, en 10 ans, les ONG ont vu leur nombre presque quintupler. Souvent associées à l’humanitaire dans l’esprit du grand public, leur champ d’action connaît lui aussi une diversification toujours plus grande. En effet, les ONG investissent des domaines très étendus, dans le développement social, culturel et économique, depuis l’expertise et la mise en œuvre de projets d’envergure jusqu’à leur supervision. C’est parce qu’ils interviennent dans des champs d’activités multiples et qu’ils se déploient à distance des États, que les mouvements missionnaires évangéliques s’organisent le plus souvent sous forme d’ONG.

À cet égard, le Liban dispose de caractéristiques favorables à un tel déploiement. Le pays se singularise en effet par un fort désinvestissement de l’État, alors que 70 % du secteur éducatif et l’essentiel des structures de santé sont aux mains de groupes privés. En outre, près de la moitié des travailleurs du secteur privé ne bénéficient pas d’une couverture à la Caisse nationale de Sécurité sociale. Cette situation induit une fragilisation certaine des catégories les plus démunies, qui sont contraintes, pour leur survie, de recourir aux solidarités primordiales, la famille et la communauté. Au Liban, le réseau d’associations et d’ONG est particulièrement dense et dynamique depuis la fin de la guerre civile en 1990, palliant les insuffisances étatiques. Ainsi, le journal officiel libanais comptabilise 250 nouvelles associations par an en moyenne. Au plan juridique, l’article 13 de la constitution libanaise de 1926 qui régit la liberté d’association encadre leurs activités. Dans cette configuration, les ONG confessionnelles tiennent une place particulière. Au-delà du cas libanais, on assiste, depuis les années 1990, à une forme d’« ONG-isation » des mouvements religieux, c’est-à-dire, à un recours massif au religieux dans le champ du développement international.

Les organisations missionnaires agissant au Liban répondent à deux caractéristiques fortes : elles sont dominées par des missions évangéliques américaines et s’organisent en réseau dense, doté de multiples connexions. Le « grand siècle » missionnaire (le XIXe siècle) caractérisé par une activité évangélique monopolisée par de grandes organisations est bel et bien révolu. À l’ère de la mondialisation, d’Internet et des échanges multidimensionnels, le paysage évangélique donne à voir un univers aux répertoires d’actions les plus variés et au fonctionnement en réseau d’une surprenante densité.

World Vision, une ONG géante aux ambitions planétaires

Parmi les nombreuses organisations non gouvernementales (ONG) évangéliques opérant au Moyen-Orient, en particulier au Liban, figure World Vision qui est présidée par Dean Hirsch et tient une place particulière. Cette institution, comme son nom l’indique, agit au plan mondial. World Vision mêle activité caritative, aide au développement et promotion des Écritures dans le monde. L’univers évangélique se structure essentiellement sous la forme d’organisations non gouvernementales qui bénéficient d’une exonération d’impôts au titre de l’article 501c du code qui régit le domaine associatif aux États-Unis. On mesure l’avantage d’un tel facteur lorsque l’on se rappelle que ces ONG disposent de revenus supérieurs à la plupart des associations caritatives internationales traditionnelles. À titre d’exemple, l’ONG World Vision perçoit des dons d’une communauté évangélique évaluée à plus de 16 millions de fidèles aux États-Unis et dispose d’un budget s’élevant annuellement à un milliard et demi de dollars, soit plus que ceux perçus par le CICR et MSF réunis. Avec 22 000 employés agissant dans une centaine de pays, World Vision mène ses activités au bénéfice de réfugiés, dans les hôpitaux et les écoles etc., où elle mêle activité caritative et prosélytisme religieux.

De fort longue date, les ONG confessionnelles ont exercé un rôle pédagogique de première importance afin de diffuser des normes et valeurs occidentales dans les pays du Sud. À l’exemple des ONG issues des pays du « Nord », World Vision peut ainsi être décrite comme une « entreprise de moralité », selon l’expression de Rony Brauman. À partir d’entretiens conduits avec des bénéficiaires et membres de cette ONG et d’une observation participante, nous avons tenté de mettre en lumière les valeurs dont se prévaut l’ONG et la manière dont elles sont reçues par ses bénéficiaires et membres. Comme valeurs fortes portées par l’ONG, la solidarité et la réalisation de soi semblent émerger des différents entretiens que nous avons conduits.

Appréhender les subjectivités

Dans le régime de justification pensé par Laurent Thévenot et Luc Boltanski, qui s’inscrit dans une sorte de sociologie de la morale construite sur le principe de la « cité juste », les auteurs suggèrent que l’acteur dispose de capacités réflexives qui lui permettent de mobiliser des principes à portée générale pour justifier publiquement ses positionnements à un moment précis et dans une situation donnée. L’intérêt de leur modélisation est de montrer que, dans l’épreuve de justification, les acteurs déploient des logiques argumentatives qui informent non seulement de leur parcours et valeurs, mais aussi des principes généralement admis dans la société dans laquelle ils se situent. Pour l’étude des recompositions identitaires à l’œuvre au sein de l’ONG en lien avec la question des valeurs, cette modélisation est intéressante car elle permet de comprendre deux aspects des biographies de convertis que l’on collecte sur le terrain de recherche. Le premier élément est la faculté des acteurs à penser leurs parcours et à ne pas simplement être les produits d’une succession d’évènements ayant conduit à la rupture par rapport à la société d’appartenance ; le deuxième aspect d’importance est de saisir, à travers les arguments mobilisés par les convertis, une sorte d’état des valeurs ou principes de la société ou du groupe au sein duquel ils s’inscrivent. Dans cette phase du procès de justification que Boltanski appelle la « montée en généralité », où l’acteur dépasse son propre cas particulier, il s’inscrit donc en référence à des principes de portée générale, autrement dit, valant pour tous. Ce faisant, l’individu se situe dans une certaine économie de grandeur (ou un principe d’équivalence), c’est-à-dire qu’il se positionne par rapport à des principes généraux de la société majoritaire, dont il se revendique. Ces conceptualisations que les chercheurs appellent des « cités justes » déterminent les ressources argumentatives déployées. Les principes de justification publique que nous avons relevés dans notre étude s’articulent autour de deux principes forts : la solidarité et la réalisation de soi.

L’impératif de solidarité

Bien souvent, les motifs de la conversion s’expriment en termes de valeurs. Nous observons que la solidarité est souvent au cœur du procès de justification de l’activité de World Vision. Mobilisée par cette ONG, ce principe figure en place privilégiée parmi les valeurs clés affichées par l’ONG et martelées lors des stages de « discipleship » (autonomisation) mis en œuvre à l’attention des membres et bénéficiaires.

Melkon est un Palestinien de 22 ans, établi à Beyrouth. Ce jeune homme a grandi dans une famille chrétienne d’origine arménienne. Il a été témoin de l’éclatement de la société palestinienne sous le joug de la colonisation et d’un « processus de paix » sans fin, mais aussi de l’effondrement des solidarités traditionnelles du fait de la paupérisation et du durcissement politique et social à l’intérieur même de la société palestinienne, qui apparaît désormais désunie et éclatée. Cette situation s’ajoute à des caractéristiques personnelles. Ambitieux et désireux de s’accomplir, il a été confronté à un univers religieux qui semble de moins en moins solidaire. En milieu chrétien arabe comme musulman, cet aspect serait particulièrement prégnant.

Pour Melkon, le discours évangélique est centré sur les valeurs, à distance de la corruption des élites. Après une carrière de cadre dans une banque, Melkon exerce la profession d’ingénieur au sein d’une société de production appartenant à World Vision. Parallèlement, il enseigne au sein d’une école protestante financée et mis en place par l’ONG au début des années 2000, au bénéfice d’enfants défavorisés. Le jeune homme a mené des études d’ingénieur à l’université Notre-Dame. C’est qu’en effet, 70 % du secteur éducatif au Liban est privé et les établissements à caractère religieux, particulièrement chrétien, sont majoritaires. Durant sa précédente carrière bancaire, Melkon a souffert de l’ambiance détestable qui prévalait alors, marquée par la corruption et un degré élevé d’agressivité due à la rivalité entre cadres. « C’est un milieu où j’avais beaucoup de collègues religieux. Par exemple, c’était impensable pour eux de travailler les jours de fêtes religieuses. Mais en même temps, ils avaient un comportement lamentable parfois, par rapport au respect des autres, si vous voulez ».

Le fait de vivre dans un pays si féru de religiosité mais connaissant un fort degré de conflictualité n’a pas manqué de le heurter. Au sein des camps chrétiens, il a pris plaisir, au contraire, à l’atmosphère chaleureuse, solidaire et positive qui ressort de la vie collective. Ayant pris acte du khabar sarr, la « bonne nouvelle », le converti a trouvé dans la Bible ce supplément d’âme et d’éthique qui faisait cruellement défaut dans sa vie.

En effet, l’appât du gain est un défaut très sévèrement dénoncé par l’islam. Le Coran avertit ainsi : « malheur au calomniateur acerbe qui a amassé une fortune et l’a comptée et recomptée ! Il pense que sa fortune le rendra immortel ! Absolument pas ! » (Coran 104,1-4). Cet avertissement est très présent dans le Livre saint de l’islam et nourrit aussi une certaine culture religieuse chrétienne orientale. Au sein de la famille protestante, l’ambitieux jeune homme a fait fi de sa culpabilité et s’est réconcilié avec cette part de lui-même, outre qu’il a trouvé un soutien affectif important. Mais cet enrichissement n’est pas séparable de l’engagement d’un converti au service de sa communauté religieuse. Ainsi, l’engagement résolu des membres dans leur groupe religieux est un trait caractéristique de l’univers évangélique.

Dans le même temps, Melkon découvre un univers plus ouvert aux valeurs de réussite et plus à l’aise avec les questions d’argent, l’enrichissement étant considéré comme un facteur important pour contribuer à la croissance de l’Église et à son influence. De telles activités traduisent en actes les valeurs et normes dont ces convertis s’estiment porteurs, en tant que chrétiens évangéliques. Chez ce jeune homme, l’impératif de solidarité est au cœur du projet évangélique. Il mérite cependant d’être nuancé par une autre valeur cardinale, la réalisation de soi, qui peut confiner à l’individualisme.

La réduction du dilemme entre solidarité et individualisme

Lorsque des individus sont nés et ont grandi dans un environnement fortement marqué de religiosité (et qui valorise la solidarité, par exemple) mais imprégné tout autant d’un degré élevé de conflictualité, il se crée une impression de discordance. Les acteurs sont confrontés à une distance entre les valeurs énoncées par le groupe et les agissements de ses membres. On se situe là au cœur du « désajustement » dont parle Bourdieu. La conversion peut participer à une manière de réduction des tensions ressenties.

Pour illustrer ce point, évoquons une seconde rencontre. À Beyrouth, nous croisons le chemin de Mona, une jeune femme druze qui fréquente une église évangélique fondée par World Vision située dans le quartier de Bourj Hammoud. Mona et son frère Rabir, d’un an son cadet, se sont convertis il y a une dizaine d’années, lorsqu’ils sont parvenus à l’âge adulte. Mona n’a pas eu la possibilité de poursuivre des études supérieures, mais au sein de l’organisation évangélique, elle a été formée à l’éducation des enfants. Elle conçoit des programmes dédiés aux enfants qui n’ont jamais été à l’école ou qui rencontrent des difficultés d’apprentissage et les forme aux enseignements élémentaires : savoir lire, écrire, compter. La jeune femme s’épanouit dans cette activité et s’emploie avec enthousiasme à sa tâche, où elle déploie ses talents d’inventivité et de créativité. À seulement 31 ans, le parcours de cette jeune femme est très marqué par la guerre. À l’âge de 4 ans, Mona a perdu sa mère dans des conditions tragiques. Elle se trouvait en compagnie de son frère et de leur mère dans leur maison, lorsque cette dernière a été assassinée par des miliciens sous les yeux de ses enfants, qui s’étaient cachés au moment de l’agression. « Tuer était banal. Tout le monde tuait tout le monde », nous dit Mona, dans une expression qui rappelle le bellum omnium contra omnes, « la guerre de tous contre tous », qui décrivait, selon Hobbes, l’existence humaine dans l’état de Nature. C’est lors d’une visite de missionnaires évangéliques scandinaves à leur domicile à la fin des années 1990 que Mona et sa famille ont été pour la première fois introduits dans l’univers protestant. Mona était à cette époque en grande dépression depuis de nombreuses années. La manifestation de gentillesse et d’attention de ces étrangers qui disaient l’aimer, bouleversent cette jeune fille si malmenée par l’existence. À 18 ans, Mona, qui n’avait jamais connu la moindre expression d’amour et de considération, se voit entourée de personnes étrangères qui lui expriment des sentiments de solidarité, avec, selon elle, une visible sincérité.

Dans le récit même de cet évènement, la jeune femme exprime une vive émotion. Mona a fait le récit de son existence difficile dans un ouvrage qu’elle a écrit avec l’aide d’une missionnaire évangélique, Kate McCallum. L’idée de l’ouvrage lui a été suggérée après sa participation à un stage d’autonomisation (discipleship) de six mois à Chypre. À la lecture du récit poignant que livre Mona (rebaptisée « Nour ») dans l’ouvrage qui s’intitule Perdu sans toi, on saisit alors que la jeune femme a fait un véritable travail de thérapie et est en paix avec elle-même, même si, bien sûr, cette expérience très éprouvante a marqué son existence à jamais. Pour de nombreux Libanais, le travail de deuil et de mémoire a été rendu impossible du fait des modalités du traité de paix de 1990 et du poids toujours très grand des leaders communautaires qui ne sont autres que les anciens chefs de guerre. Mais l’univers évangélique, qui accorde au témoignage une importance nodale, a permis à cette convertie de libérer sa parole.

Il semble somme toute logique pour Mona de se convertir à une famille religieuse qui ne fait pas partie de celles représentées le plus largement au Liban et qui ont été toutes entachées, à ses yeux, par la folie meurtrière qui a ensanglanté son pays. À la mort de sa mère, le père de Mona a épousé une femme druze dont il a divorcé, avant de se marier en troisièmes noces avec une musulmane. À chaque fois, il s’est converti pour pouvoir se marier. Ainsi, Mona et son frère ont été confrontés à la situation absurde de l’intolérance religieuse à l’intérieur même de leur foyer, rejetés par l’une ou l’autre de leur belle-famille. La part d’altérité foncière contenue dans le fait même de leur naissance au sein d’un couple « mixte » les plaçait en permanence en opposition à l’un ou l’autre des groupes religieux en présence. Leur père est druze, leur mère chrétienne et leur actuelle belle-mère est musulmane. La famille de leur père n’a jamais accepté l’épouse chrétienne tandis que leurs grands-parents chrétiens n’ont jamais admis le mariage de leur fille avec un druze.

La réalisation de soi et le témoignage-thérapie

En doctrine évangélique, le témoignage a une place centrale, dans la mesure où le croyant a le devoir d’attester de l’exemplarité de son parcours, souvent traversé d’épreuves, jusqu’au chemin de « vérité ». Il constitue aussi une manière de convaincre le converti potentiel de la justesse de ses choix spirituels. La valorisation de cet univers idéal, où la parole est supposée libre de toute entrave, est déjà mise en évidence par Joël Robbins dans d’autres espaces géographiques. À l’occasion des cultes et des nombreux autres espaces de rencontres (études bibliques, réunions de femmes, de jeunes, etc.), le témoignage est omniprésent. Nous constatons que ces espaces de discussion fonctionnent comme une thérapie. Le fidèle s’affirme en tant qu’il est un individu dans le mouvement même où il se raconte, suscite l’émotion, le rire, puis, au terme de son discours, est souvent l’objet de manifestations d’amitié : étreintes, pression chaleureuse de la main sur l’épaule, grand sourire ou applaudissements nourris.

Le caractère effusionnel des manifestations affectives très marquées du protestantisme évangélique joue ici sans doute un rôle attractif important. Les témoignages de ces fidèles, qui s’ouvrent avant ou après chaque culte sur leurs difficultés et leurs sentiments, s’expérimentent comme un sas de décompression, plus encore, une véritable thérapie. Dans cette perspective, la conversion se fait réparatrice. Le converti trouve un moyen de positiver son expérience passée en la transformant en ressource pour soutenir à son tour d’autres convertis au passé douloureux. Le cercle familial, aboli par la situation de guerre ou des conflits qui tendent à affaiblir les liens, se recompose autour d’une famille chrétienne et est le lieu d’une nouvelle vie. La conversion est l’acte fort qui consacre la rupture et l’entrée dans une nouvelle ère existentielle. À bien y regarder, toutefois, cette prise en charge psychologique est fréquemment appuyée par un soutien effectif rendu possible par la forte cohésion de la communauté protestante évangélique et son fonctionnement en réseau.

La remise en cause d’une économie familiale

Le Liban est marqué par une précarisation accélérée des classes moyennes, ce qui impose aux femmes de participer à la solidarité familiale. Un nombre croissant de femmes reversent ainsi une grande partie de leurs revenus à leur famille. Dès lors, elles subissent une forme de double peine, dans la mesure où elles supportent un fardeau économique pesant, tout en subissant toujours un fort contrôle social qui les infantilise. En d’autres termes, ces femmes ont intégré le monde du travail sans profiter de ses avantages en termes d’indépendance financière et d’autonomie morale.

L’éthique évangélique, qui intègre une dimension individualiste fondamentale, permet d’abaisser le seuil de la culpabilité pour les individus qui voudraient s’en libérer. S’adonner aux plaisirs de la vie n’est plus taxé d’égoïsme superficiel, mais considéré comme une manière saine de rendre témoignage des gratifications accordées par Dieu en reconnaissance des efforts accomplis sur la voie du Seigneur. Par contraste, les demandes empressées des proches (surtout s’ils sont éloignés) en matière d’aide matérielle se voient stigmatisées. On songe d’abord à soi et aux très proches. C’est ainsi que Nour n’a plus donné suite aux demandes constantes d’aide financière émanant de sa cousine. Au lieu de cela, elle l’a mise en lien avec des employeurs potentiels. Comme l’affirme Élisabeth Dorier-Apprill, la stigmatisation comme «parasitisme», les «excès» des demandes d’aide dans le cadre lignager conduit à construire – sur des bases évangéliques – un nouveau paradigme d’une solidarité «bien ordonnée», à la fois plus restreinte (compatible avec les besoins et même l’enrichissement de la famille nucléaire) et occasionnellement élargie (hors du lignage, en direction des «frères et sœurs en Christ»). » C’est là une illustration d’un phénomène paradoxal déjà observé par Olivier Bobineau, selon lequel l’insistance sur la centralité de l’individu peut conduire à une remise en cause des solidarités familiales au profit d’autres liens affinitaires, reflet d’un « individualisme confinitaire ». Dès lors, l’ONG évangélique contribue à la diffusion de nouveaux modèles qui remettent en cause les valeurs hégémoniques de la société d’origine en replaçant l’individu au cœur de ses propres préoccupations.

L’ensemble des éléments que nous avons collectés amènent à réfléchir sur la possibilité d’une auto-réalisation des acteurs impliqués dans les activités de World Vision. Cette ONG est un acteur-clé d’une entreprise de développement plus ou moins teintée de prosélytisme et elle entend promouvoir l’autonomie des individus ainsi que la promotion des liens fraternels et solidaires. Toutefois, l’insistance portée sur l’acteur en tant qu’il est un individu, non critique vis-à-vis d’un néo-libéralisme peu soucieux de justice sociale, tend à accroître le délitement des liens sociaux que l’ONG entendait mettre à mal, dans un monde arabe pétri de solidarité sociale et familiale.