Les exécutions et tueries de janvier ont, de façon bien mystérieuse finalement, déclenché une soif de parole publique que rien ne semble pouvoir étancher. Ce déballage donne souvent le sentiment étrange que soudain une société découvre la multitude de formes de vie dont elle est constituée et constate que rien ne va comme il faudrait que ça aille. C’en est presqu’au point où l’on en vient à penser que tout devait être revu et corrigé. L’école, la famille, la religion, la liberté, la discrimination, la criminalité, le savoir, la rationalité, la sexualité, l’armée, la justice, la police, la représentation nationale : tout est passé au crible de la critique. On s’étonnerait pour un peu que rares sont ceux qui ont osé remettre en question l’engagement militaire du pays contre les bandes armées qui imposent leur loi totalitaire sous la bannière de l’Islam en Afrique et au Moyen Orient.

 

Dans ce qui est devenu une sorte d’exercice obligé d’examen de conscience national, il y a bien sûr ceux qui ne montrent aucun étonnement et affirment que tout ce qui fait la situation actuelle était décrit et annoncé depuis bien longtemps et que les pouvoirs publics, par aveuglement, idéologie ou impuissance, se sont montrés incapables de prévenir. Et sur l’autre bord, il y a ceux qui ne voient d’autre échappatoire qu’un retour à une organisation des relations sociales qui rétablirait le sentiment qu’une autorité contrôle l’émiettement du collectif et instaure un ordre qui assurerait à nouveau la tranquillité de tous. Mais voilà : on découvre, pour s’en offusquer, que des citoyens entendent se tenir à l’écart de cette remise en cause tous azimuts, dont certains considèrent qu’elle ne les concerne pas, quand d’autres refusent de s’y prêter en observant qu’ils ne sont pas librement conviés à y participer. Et l’expression de ces positions, qui pourrait passer pour banale dans une société pluraliste, soulève une curieuse suspicion, voire des condamnations passionnées : la République serait gravement mise en danger par ces voix discordantes ! Et ce soupçon laisse incrédule : comment un si fantasmatique argument a-t-il pu trouver place dans un débat entre citoyens raisonnables ? C’est ce qui justifie cette incrédulité que ce texte cherche à établir.

La notion de travail politique

L’idée de République contient celle de société, envisagée comme entité définie par les frontières d’un État dans lequel des institutions ont pour mission de faire respecter un système de normes et de valeurs commun à tous ses citoyens. La République donne une certaine coloration à ce système. Mais est-ce ce système qui permet à une société de parvenir être consistante et à maintenir son unité ? Pour la sociologie, cela se réalise sur un mode bien plus élémentaire. Comme les anciens grecs l’ont signalé, toute société se constitue et vit au croisement de deux sphères d’activité sociale : le politique, qui est cette sphère dont l’objet est de fixer un certain ordre de relation et de rapports de pouvoir entre ressortissants d’une même entité politique ; et la politique, qui est cette autre sphère de l’action humaine dont l’objet est l’établissement et l’ajustement constant du cadre institutionnel chargé de la prise en charge du fonctionnement des instances de gouvernement, de représentation et de participation[1].

 

La distinction entre le et la politique n’est pas une séparation : entre ces deux sphères, le va-et-vient est permanent[2]. La manière dont la vie en société s’organise dans le quotidien des relations sociales de travail, de coopération et de voisinage – lepolitique – est le creuset dans lequel se forgent les mœurs collectives qui donnent leur tonalité aux pratiques de lapolitique. C’est également là que s’esquissent les revendications de droit, de liberté, de dignité et de sécurité qu’expriment les citoyens ; et là aussi que se préfigurent les dispositifs institutionnels qui reflètent l’état des mœurs. Dans les États de droit modernes, si c’est dans le politique que toute demande d’extension ou d’approfondissement de la démocratie émerge, pour qu’elle prenne force de loi commune, celle-ci doit nécessairement être portée vers le niveau de la politique, qui est le seul habilité à traduire cette exigence en articles législatifs ou réglementaires[3].

 

La vie des sociétés d’État bat donc au rythme de ce va-et-vient ; et tous ses membres (qu’ils soient « nationaux » ou pas) prennent part à cette activité collective qui consiste à reconduire, en les aménageant continûment, leurs façons de vivre les relations sociales et politiques qui les lient[4]. Cette activité constitue ce qu’on peut nommer le « travail politique » qu’une société accomplit sur elle-même. Une partie de ce travail se réalise sur un mode public : dans le contrôle que les citoyens exercent sur leurs gouvernants en exprimant (dans les rues, sur les places ou dans les urnes) leur conception sur la manière dont les missions d’intérêt collectif sont remplies comme dans la vigilance qu’ils maintiennent sur la façon dont des décisions qui pèsent sur leur avenir sont prises. La notion de travail politique admet donc que les membres d’une société d’État sont des praticiens et des explorateurs du politique ; et que s’ils le sont, c’est dans la simple mesure où ils acquièrent, par la force des choses, une maîtrise – plus ou moins élaborée et plus ou moins réfléchie – de la forme d’organisation sociale et politique dans laquelle ils vivent et une idée – plus ou moins articulée – de celle dans laquelle ils voudraient vivre. En un mot, les citoyens sont en mesure de découvrir ensemble ce dont les rapports qui les lient devaient être faits – pour peu qu’on leur en donne l’occasion, à moins qu’ils ne le saisissent par eux-mêmes.

 

On peut étendre la portée de ces propositions et dire que la démocratie ne se réduit jamais à un régime dont l’élection est la pierre d’angle et repose sur l’existence de partis en lutte pour obtenir le vote des citoyens, mais qu’elle vit tout autant dans l’actualisation quotidienne des principes d’égalité, d’autonomie et de pluralisme telle que les citoyens ordinaires l’accomplissent dans la détermination du présent et du futur de la collectivité à laquelle ils sont dits appartenir. Pour le dire autrement, la démocratie est une forme de vie (dont on peut examiner les caractéristiques en considérant l’état présent des pratiques qui la réalisent) tout autant qu’un régime politique.

 

Participer à la conversation démocratique ou pas

L’invention des États-nations a imposé une règle qui fixe le périmètre de ceux qui ont le droit de prendre part de façon légitime à la vie civique et politique qui y a cours. Cette règle réduit la citoyenneté par une clause de nationalité. Cette restriction est aussi celle du droit à participer à la « conversation démocratique », en traçant une ligne de démarcation entre des paroles qui peuvent être portées dans l’espace public et celles qui y sont moins, voire pas du tout, bienvenues ou prises en considération. Comme toute ligne de démarcation, elle est destinée à être contestée et traversée par ceux et celles qui souhaitent élargir l’espace public et l’ouvrir à des voix différentes. Les luttes féministes en sont un exemple. Et comme pour toute ligne de démarcation, il existe des personnes qui s’instituent comme les gardiennes de leur respect. En France, cette ligne est récemment devenue celle qui oppose République et Démocratie (comme ailleurs elle oppose des groupes ethniques, des castes, des obédiences religieuses, ou encore des pouvoirs légaux et des guérilleros).

 

En France, une vieille tradition veut que République et Démocratie soient opposées. Le contenu de cette opposition a été précisé par un texte de Régis Debray, publié dans Le Nouvel Observateur en 1989, et intitulé : « Êtes-vous républicain ou démocrate[5] ? » Qu’est-ce donc qui fonde cette opposition selon Debray ?

 

« En république, chacun se définit comme citoyen, et tous les citoyens composent “la nation”, ce “corps d’associés vivant sous une loi commune et représenté par le même législateur” (Sieyès). En démocratie, chacun se définit par sa “communauté”, et l’ensemble des communautés fait “la société” […] La république, c’est la liberté, plus la raison. L’État de droit, plus la justice. La tolérance, plus la volonté. La démocratie, dirons-nous, c’est ce qui reste d’une république quand on éteint les Lumières […] Opposer la république à la démocratie, c’est la tuer. Et réduire la république à la démocratie, qui porte en elle l’anéantissement de la chose publique, c’est aussi la tuer […] En république, l’État surplombe la société. En démocratie, la société domine l’État. »

 

Ce qui conduit à une affirmation, qui justifie l’existence de gardiens du temple érigés en juges de qui a droit au titre de républicain et qui ne le mérite pas :

 

« Une république se fait d’abord avec des républicains, en esprit. Une démocratie peut fonctionner selon la lettre, dans une relative indifférence, en se confiant à la froide objectivité de textes juridiques […] Le gouvernement des juges n’est pas républicain. Pas seulement parce qu’il dépossède le peuple législateur de sa souveraineté : il dispense chaque citoyen de vouloir, en son âme et conscience, ce que les lois lui dictent. »

 

La vision de la République que diffusent ses idéologues contemporains n’est plus celle qu’en donnait Durkheim à l’époque du combat contre l’Église. Une des grandes différences tient à ce qu’elle institue un droit d’entrée à la citoyenneté : ne peuvent prétendre au titre de « vrais » citoyens que ceux qui adoptent et se plient sincèrement aux valeurs de la « nation ». C’est ce qui conduit les idéologues à opposer l’idée qu’ils se font de la République à celle qu’ils dessinent de la démocratie, qui serait, elle, moins regardante sur la qualité de ceux qu’elle compte dans ses rangs. En démocratie, tous les ressortissants d’une même entité politique ont un même droit à exprimer leur point de vue – ce qui est également une manière de prendre acte du fait que les États-nations sont des réalités aux frontières mouvantes et aléatoires. Pour illustrer l’usage de cette distinction idéologique entre République et démocratie, on peut rapporter l’application qui en a récemment été faite au sujet de l’« immigration » et de sa descendance : si la démocratie se contente de l’intégration, a dit le nouveau président de l’UMP, la République, elle, ne peut admettre que l’assimilation pleine et entière. Ce qui pose toujours la même question : pour une pensée républicaine autoritaire, l’étranger qui obtient le droit d’être un citoyen reste un étranger tant qu’il n’a pas démontré qu’il a abandonné ses modes de pensée anciens et a adhéré aux valeurs qu’il s’agit de respecter en manifestant les attitudes requises (et pour certains, la preuve de cette adhésion ne vaut jamais une fois pour toutes). Mais comment juge-t-on de la sincérité de ce respect et de l’authenticité de ces manifestations ? C’est ce qui rend légitime l’intervention de défenseurs de la pureté républicaine qui s’érigent en censeurs de la conformité des conduites de certains groupes de concitoyens. Et d’ailleurs, pour quelles raisons cette suspicion ne pèse-t-elle jamais sur les gens considérés a priori comme étant du « crû » : sont-ils génétiquement républicains ?

 

Ces questions ne se posent pas dans la démocratie, dont le principe veut qu’une clause d’égalité s’attache aux personnes dès lors que leur droit de citoyenneté a été établi. Et que ce droit n’a pas à être arrogé, un peu comme l’entrée dans un club sélect décidée par ses membres. La démocratie n’impose pas d’autre valeur que celle du respect mutuel de la liberté et de l’égalité de chacun[6]. Sur cette base, l’organisation des relations civiles et politiques s’instaure dans une conversation infiniment ouverte dans laquelle tous les arguments avancés par les citoyens – jusqu’aux moins acceptables – possèdent une semblable légitimité. Et, en raison de la clause d’égalité, rien n’autorise, sauf à contrevenir au principe même de la démocratie, à refuser de les laisser s’exprimer. L’engagement démocratique consiste donc à admettre de débattre collectivement de la validité et du bien fondé de toute proposition concernant la manière dont les affaires publiques doivent être traitées, pour autant qu’elle satisfasse aux exigences de l’ouverture à autrui et à ses opinions.

 

La citoyenneté ne se mérite pas

La distinction idéologique entre République et démocratie vient à nouveau de s’afficher : ceux qui ont dit « Je ne suis pas Charlie », ou ont prétendu que « les juifs n’ont eu que ce qu’ils méritent » ou encore « que les dessinateurs n’avaient pas à insulter le prophète » ont immédiatement été exclus (certes de façon implicite, pour l’instant…) de la communauté des citoyens. Et une série de questions a été soulevée avec inquiétude : comment tout cela est-il possible ; comment en est-on arrivé là ?, appelant des réponses visant à corriger cette faute ou à redresser ceux qui formulent des paroles aussi troublantes que honteuses. Et la charge républicaine ne s’est pas faite attendre : un ensemble de mesures ont été annoncées visant à placer l’École en première ligne de la mission civilisatrice de reconquête des esprits égarés de ces « barbares » qui peuplent les cités, et à en finir avec les processus de relégation sociale des quartiers populaires – qui auraient échappé, comme par inadvertance, à la connaissance des gouvernants ou que ceux-ci auraient ignoré par laxisme, par angélisme ou dans une volonté de discrimination.

 

Et ce qui vaut pour l’École vaut pour l’ensemble des institutions d’État, dont le républicain contemporain affirme qu’elles auraient failli en laissant un groupe de populations (les « musulmans » envisagés comme une entité monolithique, aussi appelé avec condescendance « communauté musulmane ») faire sécession et donner naissance à des hordes séditieuses, agissant comme une « cinquième colonne » au service de puissances étrangères poursuivant un projet d’invasion. D’où l’affirmation emphatique de quelque nécessité du sursaut et du redressement : la République agressée doit passer à une action rédemptrice sans concession, pour rappeler les conditions d’un accès raisonné à la citoyenneté et les faire appliquer avec une inflexible sévérité à ceux qui en usurperaient le titre.

 

La question qu’ont immédiatement soulevée les énoncés qui excusent et justifient les exécutions et tueries de janvier a été de savoir si ceux qui les ont proférés ont leur place dans la conversation démocratique. Les propos des jeunes de « banlieue » qui ont été diffusés par les médias sont rapidement devenus un indice de l’attitude que tous ces jeunes partageaient. Pourquoi ces énoncés qui nous désolent et nous heurtent au plus intime (parce qu’ils font si peu cas de la liberté d’expression et du respect de la vie) ont-ils débouché sur un questionnement au sujet de ces « enfants perdus de la République » qu’il s’agirait de remettre dans le droit chemin de la normalité citoyenne ? C’est-à-dire sur une exclusion d’une partie de la population du droit légitime à exprimer des réalités auxquelles une société doit collectivement faire face. Peut-on défendre l’idée que toutes les personnes qui ont été élevées et vivent dans une même société, même de façon récente, sont habilitées à participer à la conversation démocratique ; et que, quelles que soient la violence des propos et l’insanité ou l’inanité des raisons exprimées, cette conversation doit entendre tous les propositions émises sur la dynamique de sa vie collective ?

 

Le travail politique ne connaît aucun temps mort ; et mieux vaut ne pas commencer à vouloir décréter qui a le droit d’y participer. On sait trop où ce penchant pour la sélection entraîne. On doit donc admettre dans le cercle de la conversation tous ceux qui, pour des mobiles qu’il leur est possible de justifier et dont ils acceptent de débattre, se sont engagés à aller faire la guerre en Syrie et en Irak, comme ceux qui ont été prêter main-forte aux révoltés de la place Maïdan ; ceux qui ont manifesté contre le mariage homosexuel comme ceux qui luttent pour interdire la construction de Notre-Dame-des-Landes ; ceux qui traquent physiquement les progressistes comme ceux qui combattent les groupuscules d’extrême-droite ; les complotistes qui rêvent de pouvoir autoritaire comme les forces qui œuvrent à faire quotidiennement advenir une société plus juste. Tous appartiennent à l’espace public démocratique et ont un même titre à concourir aux échanges qui en constituent la conversation – et tant qu’elle reste une conversation.

 

Accomplir la démocratie, c’est avoir le courage de refuser de n’exclure aucune des multiples voix qui s’expriment – même les plus odieuses. Les idéologues qui invoquent aujourd’hui la République entendent, eux, combattre et éradiquer la formulation de toute idée qui serait attentatoire à son esprit. Les plus remontés d’entre eux ajoutent parfois que les paroles qui semblent en contester le dogme doivent être interdites d’espace public au nom du danger qu’elle ferait courir à la vigueur de la nation. Ce qui ouvre une sorte de concours : c’est à qui inventera les épreuves et les sanctions les plus efficaces pour rendre cette interdiction pleinement opérationnelle. Mais qui pense alors à ceux qui doivent subir ce manque de considération, se soumettre à ces épreuves, endurer cette exclusion, subir les sanctions ? Qui peut douter qu’ils se sentent traités en citoyens de seconde zone – voire pas comme des citoyens du tout ? Qui pourra ensuite s’étonner alors de la colère et de la rage de ceux qui se sentent, pour des raisons pratiques ou imaginaires, violemment affectés par ce sort injuste ?

 

On peut rassurer les fanatiques des valeurs de la République en leur rappelant qu’admettre l’expression de voix dissonantes n’empêche pas de punir pénalement ceux qui commettent des actes qui tombent sous le coup de la loi (comme les actes de terrorisme, les assassinats, les gestes de violence ou les incitations à la haine). Sinon ce serait à désespérer de l’État de droit, en oubliant que celui-ci se défend très bien contre la violence et la sédition, comme la répression de la contestation et des menées terroristes le manifeste publiquement (ou de façon occulte). Nous vivons encore un temps où faire le pari de la démocratie comme conversation n’est pas une démarche totalement irénique. Et rien ne devrait nous empêcher de maintenir la confiance dans l’intelligence collective et la capacité de compréhension mutuelle qui naît lorsque des citoyens prennent le temps de pousser au fond les interrogations les plus troublantes. Car si personne n’a aucun argument à opposer à ceux qui affirment, par exemple, que la mort est la juste réponse à un regard déplacé ou à une parole malheureuse, que les filles sont toutes des putes, ou doivent respecter leurs frères et baisser la tête lorsqu’elles sont dans les cités, qu’il est normal de s’en prendre aux juifs puisqu’ils ont de l’argent, ou que la peine à infliger à un joueur de football qui quitte son club pour un club « ennemi » est la décapitation[7], alors il n’y a en effet plus qu’à renoncer au débat politique, à interdire et condamner les expressions qui paraissent défier les catégories de la pensée démocratique – voire celles de la Raison. Et alors il faut décréter l’état de guerre (qui a été déjà proposé comme description de la réalité actuelle). Mais sommes-nous vraiment en guerre – et contre qui ou quoi ?

 

Situation post-coloniale ou situation minoritaire ?

Une explication de l’attitude de défi que manifestent des « rétifs à la République » consiste à en faire des produits de la « situation post-coloniale ». Cette notion sert commodément à qualifier les pratiques discriminatoires subies par les populations anciennement colonisées qui sont venues s’installer au cœur de la métropole, de façon d’abord forcée (l’immigration) puis de façon autonome (la clandestinité). Or, comme Castel l’a rappelé[8], ce que ces populations endurent n’est pas l’imposition pure et simple d’une inégalité statutaire reproduisant des rapports de domination ou d’exploitation fondés sur une différence essentielle et à jamais surmontable, mais bien l’exercice défaillant de la démocratie. Dans ce « déficit de citoyenneté », l’origine géographique, les différences patronymiques et l’apparence physique (les attributs de l’ethnicité en un mot) sont des facteurs seconds qui donnent certes prise à des discours racistes et xénophobes, mais ne se traduisent pas en droit, sauf en un sens favorable aux personnes discriminées (interdiction de l’incitation à la haine, interdiction des discriminations, reconnaissance de certains droits, défense de la liberté de culte, etc.). La sociologie et l’anthropologie sociale ont proposé une meilleure caractérisation de ces populations : elles sont placées en« situation minoritaire »,c’est-à-dire qu’elles subissent collectivement une assignation à position d’infériorité, indépendamment des différences de classes ou de statuts qui les traversent. La notion de situation minoritaire permet de décrire certains phénomènes comme, par exemple, le fait que deux logiques se croisent dans la revendication d’égalité civique qu’expriment ces personnes qui sont constamment rappelées à leur état de descendants d’immigrés : celle de ceux qui peuvent prétendre au plein accès aux places recherchées dans le haut de l’échelle du prestige social ; et celle des déshérités qui réclament simplement des conditions d’existence dignes. La situation minoritaire fait que les uns et les autres sont liés, à leur corps défendant, par un sentiment identique : être victimes de la discrimination en raison de l’appartenance ethnique, qui les place, dans des milieux certes différents, dans une même condition d’infériorité et de domination.

 

Pourquoi donc continue-t-on à parler d’intégration pour des citoyens français ou voués à le devenir ? La persistance de cette question devrait surprendre ceux qui tiennent la réalisation des conditions d’exercice de la liberté individuelle pour essentielle à la démocratie. Ce dont il est ici question est ce que Philip Pettit a nommé la liberté comme non-domination[9], qu’il distingue de liberté comme non-interférence. Qu’est-ce que la liberté comme non-domination ?C’est une situation dans laquelle personne n’est exposé à l’action arbitraire d’autrui et du gouvernement et dans laquelle il ne viendrait à l’esprit de personne, et surtout pas aux détenteurs du pouvoir, de remettre en cause ce qui fait, pour chaque citoyen, qu’il peut marcher la tête haute[10] (ce qui conduit à faire inconditionnellement droit aux revendications des groupes en situation minoritaire : homosexuels, femmes, pratique religieuse, minorités ethniques, étrangers, etc.). Le républicaniste plaide en faveur de l’organisation d’une vigilance constante et sourcilleuse des citoyens, soutenue et garantie par une action délibérée des pouvoirs publics en vue de développer la vitalité de la société civile et de lui donner tous les moyens d’une critique effective de l’action conduite par le gouvernement au nom d’une définition du bien commun qui est une œuvre collective et pas le monopole de quelques-uns.

Vouloir la liberté comme non-domination, c’est passer d’une problématique de l’intégration (et son pendant un peu obligé aujourd’hui, mais pas moins contestable : la reconnaissance) à une politique qui favorise l’autonomie des individus, gagée sur l’extension des droits et libertés de tous et garantissant la pleine expression de leur voix. Ce qui est tout autre chose que l’idée dogmatique de mérite républicain.

 

La République en son siècle

Les défenseurs de l’idéologie républicaine contemporaine, et de l’ordre qu’elle promet de faire advenir, devraient enfin convenir que le contexte dans lequel la notion de République est née – la fin du XIXe siècle – n’a plus grand-chose à voir avec celui dans lequel elle pourrait être invoquée aujourd’hui. Pour ne citer que quelques-uns des changements qui ont eu lieu depuis le temps où le breton et l’alsacien étaient interdits en salle de classe, que la colonisation prétendait apporter la civilisation aux indigènes et que les bataillons d’instituteurs s’opposaient à ceux d’un clergé récalcitrant : la chute des régimes totalitaires, la déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen, la décolonisation, les migrations internationales, l’avènement de la société de consommation, la libéralisation des mœurs, l’élévation du niveau de formation des personnes, la reconnaissance de l’égalité des femmes, l’invention d’une industrie de l’image, de la musique et du divertissement, le déclin de la vénération obligée pour les œuvres consacrées, la vitesse de circulation de l’information, la globalisation de l’économie. La seule question qui semble valoir d’être posée aujourd’hui est : comment l’idée républicaine s’ajuste-t-elle à ce bouleversement des modes de vie et des manières de penser ? Et on peut douter que la bonne réponse soit le retour nostalgique à cet improbable âge d’or où l’ordre régnait de façon heureuse entre des citoyens qui adhéraient de bon cœur aux rudes vertus de la morale républicaine.

 

Pour les défenseurs rigides de cette morale, qui sont curieusement épaulés aujourd’hui par les efforts déployés par l’Église catholique pour raviver la foi de ceux qui l’ont abandonnée, il existe un vivre ensemble en République qui réclame l’imposition contrôlée de formes de vie et de pensée. Pour ceux qui adhèrent au principe de la démocratie, vivre ensemble implique une ouverture à autrui et une conversation infinie permettant d’élaborer un ajustement mutuel qui respecte les exigences de l’égalité entre êtres humains. Dans ce vivre ensemble là, on postule que tout un chacun est accessible à la raison et qu’il convient donc de lui accorder le fait qu’il l’est pour le tenir d’emblée comme partie prenante de la conversation. Remettre en cause ce postulat revient rapidement à fixer un groupe de personnes dans un état d’extériorité au travail politique. Et outre l’inhumanité d’une telle procédure, qui sera surpris de constater que, dans un jeu aussi pipé, les conduites de ces exclus sont immédiatement jugées comme dérogeant à la conformité, déviant de la norme ? Il ne faut pas être grand clerc – il suffit de connaître un peu d’histoire – pour imaginer les effets que produirait une politique consistant à imposer de façon autoritaire les valeurs de la République fin XIXe à des citoyens désignés comme récalcitrants S’il les propagandistes ne craignent plus de présenter les « immigrés » (en fait les noirs et les Arabes, pour parler comme ils pensent) comme culturellement étrangers au génie de la République, il faudrait les mettre au défi de nous dire ce qu’il en est de ceux qui ont censément été abreuvés, du seul fait de leur naissance dans un milieu tenu pour naturellement conforme, au lait des principes républicains. Ce serait sans doute ouvrir une boîte de Pandore. Car qui peut calmement affirmer que la forme de vie qui s’est imposée dans les pays développés et dans laquelle l’autonomie de jugement est devenue un élément central de la liberté individuelle (la démocratie) admettrait encore les injonctions paternalistes d’une République de surveillance et de contrôle – même si celles-ci connaissent régulièrement un retour d’affection. Est-ce cette hypocrisie, cette inégalité de traitement, cette nouvelle inhumanité que nous pouvons vraiment désirer en politique ?

Les promesses contenues dans la devise de la République peuvent être réalisées de deux manières différentes. Le triptyque Liberté-Égalité-Fraternité peut conduire à mettre en place les conditions formelles de son application, tout en rendant la concrétisation de chacun de ses éléments conditionnée au bon vouloir d’un pouvoir qui garde le monopole de la définition des limites qu’il faut y mettre. Mais on peut, d’une autre manière, prendre les trois termes de la devise pour des critères de l’action politique, en lui donnant pour objectif de les actualiser le plus pleinement possible. La première option satisfait les exigences de l’idéologie républicaine ; la seconde correspond à l’esprit de la démocratie. Mais est-il encore raisonnable de s’arc-bouter sur cette distinction tenace et parfois défendue dans les meilleures intentions du monde – l’émancipation ? Quel avantage peut-on collectivement tirer de la mise sous tutelle permanente de certains citoyens ; et qu’est-ce qui justifie encore la volonté de tenir la liberté, l’égalité et la fraternité pour des valeurs dont les excès pourraient produire des effets délétères ?

 

Il n’y a donc rien à craindre à renoncer à la distinction entre République et démocratie et à endosser pleinement les principes qui définissent la forme de vie démocratique – qui est, pour ceux qui ne s’en sont pas encore aperçus, celle dans laquelle nous vivons déjà. Cela chagrinera les idéologues, les nostalgiques et ceux qui ont un goût pathologique ou pervers pour la description du déclin. Mais cela réjouira tous ceux qui se désolent de voir la République être présentée comme la gardienne vétilleuse d’une morale désuète. Pour commencer à constater que toute crainte est infondée, laisser librement s’exprimer les voix dissonantes et prendre le temps d’entendre ce qu’elles disent pour en débattre pleinement ne serait peut-être pas un si mauvais début.

 

[1]     M. I. Finley, Démocratie antique et démocratie moderne, Payot, Paris, 1976.

 

[2]     Sur ce rappel, voir A. Ogien & S. Laugier, Le principe démocratie, La découverte, Paris, 2014.

 

[3]     M. Weber, Économie et société, Plon, Paris, 1971, §17, note 3.

 

[4]     Ce qui correspond à l’image de l’être humain en tant que « zoon politikon », voir M. Abensour et É. Tassin (dir.), « L’animal politique », Épokhè, no 6, 1996.

 

[5]     Le Nouvel Observateur, 30.11.1989.

 

[6]     Pour Durkheim, la République est l’incarnation même de la démocratie. Il écrit, à la fin du XIXe siècle, “il y a dès à présent, à la base de notre civilisation, un certain nombre de principes qui, implicitement ou explicitement, sont communs à tous, que bien peu, en tout cas, osent nier ouvertement et en face : respect de la raison, de la science, des idées et des sentiments qui sont à la base de la morale démocratique.”, Éducation et sociologie, PUF, Paris, 1985 (1922), p. 60.

 

[7]     Cette décapitation a été peinte sur une gigantesque banderole exhibée, en Belgique, lors d’un match de football par des supporters qui avaient comme but de déstabiliser le “traître”. Elle a crée un scandale, avant de provoquer des sanctions.

 

[8]     R. Castel, La discrimination négative. Le déficit de citoyenneté des jeunes de banlieue, Le Seuil, Paris, 2006.

 

[9]     P. Pettit, Républicanisme, Gallimard, Paris, 2004.

 

[10]   « La liberté se confond avec le fait de pouvoir regarder autrui les yeux dans les yeux sans crainte ou déférence, de pouvoir marcher la tête haute, sachant n’être à la merci de personne. » (Pettit, op. cit., p. 305).