Majeure 61. Populismes

Usurper le nom du peuple

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Un discours, qui monte depuis plus d’une décennie, se répand aujourd’hui au nom du peuple, de ses sentiments et ses émotions qui seraient par définition légitimes, car le peuple serait majoritaire. Ce discours est porté par des figures reconnues sous le terme d’« intellectuel », dont l’aura est médiatiquement très importante. Une des caractéristiques de ces figures de proue est qu’ils furent rangés comme « de gauche » et qu’après avoir reconnu « leurs erreurs », –  enfin  – ils acceptent de voir ce qui serait « la réalité ». Que serait cette réalité ? Tout d’abord la souffrance des petites gens –  bien de notre pays, de France  –, de voir leur identité détruite, leurs traditions méprisées, leurs territoires envahis, leurs institutions s’écrouler. La longue série des malheurs du peuple est infinie et tous les jours elle s’accroît de quelques nouvelles dramatiques dans des villages luttant pour préserver leur authenticité menacée. Le peuple serait assiégé, et nous devons partir à sa défense.

 

Que nous donne à penser ce discours qui s’arroge le devoir de parler au nom du peuple ? La société –  devenue de fait plurielle et enrichie de multiples populations et modes de vie  – serait désormais sous la pression d’un multiculturalisme dangereux dont partout ailleurs dans le monde on saurait désormais qu’il faut se prémunir. Ce multiculturalisme se serait imposé dans tous les champs sociaux et surtout l’école, dont il faut rapidement l’extirper sous peine de la voir s’effondrer. Les enfants sont donc la cible de ce nouveau procès du multiculturalisme : commençons par supprimer les menus sans porc –  nous dit-on  – et un grand progrès sera fait, puisque déjà les mères qui osent porter sur leurs cheveux un simple foulard sont interdites de sorties scolaires. Ce progrès, qui rétablirait la laïcité (cf le numéro 59 de Multitudes « Décoloniser la laïcité ? ») aurait aussi la vertu de restaurer le peuple –  le vrai, l’autochtone  – dans sa dignité bafouée.

Pour l’histoire des idées, rappelons que les menus sans porc –  destinés aux juifs et aux musulmans  – sont prônés dans les années 1980 par le gouvernement. En effet tout un mouvement de reconnaissance de la « différence » prend corps et donne lieu à cette époque à des mesures de légitimation publique. C’est précisément à une réaction frontale contre ces avancées que le discours fait au nom du peuple s’attaque : la différence est mortelle pour le soi, l’autre est un ennemi, qui doit être mis à distance, refoulé vers ses terres lointaines et qui, on le sait, resterait toujours autre malgré les années passées ici et celles de ses ascendants. L’altérité ne se dissout pas, elle s’avère résister à toutes les entreprises d’intégration, d’assimilation, de discipline. L’altérité s’hérite et c’est une assignation. Cette altérité, il faut la sortir du paysage, du spectacle quotidien, il faut l’éradiquer : les écoles sont le premier front, viennent ensuite le logement et le travail.

 

Mais qui est l’autre ? Derrière l’étranger imaginaire on perçoit que l’autre est avant tout le « pauvre » comme on le désigne aujourd’hui. Au nom du peuple on ne s’embarrasse plus des périphrases que même la droite affectionnait  autrefois : démuni, catégorie socio-économique défavorisée  etc. Le terme de pauvre s’affirme dans le langage courant et c’est ces pauvres qui sont les plus gênants. Tout d’abord dans les écoles car ils maîtrisent mal la langue et ont des QI bas : ils tirent donc en arrière les meilleurs, qui eux sont légitimes à aller de l’avant dans une société de marché gagnant-gagnant où les perdants sont responsables de leur triste sort et donc abandonnés à eux-mêmes. Se séparer des pauvres, ces éternels autres, est donc légitime : il faudra leur concéder des territoires avec leurs pauvres dispositifs de stagnation école, logement et chômage en surplus. Comme des sociologues osent actuellement le dire sans sourciller le principe d’homophilie serait une évidence quasi biologique : on est attiré par des proches de soi et les trop différents s’excluent. Ces différents sont pauvres et accessoirement autres en termes de religion, d’usages alimentaires, de vêtements,  etc.

 

In fine on peut se demander si la séparation ethnoculturelle –  tant revendiquée au nom du peuple  – n’est pas simplement l’alibi de la séparation sociale ; si la logique identitaire, conservatrice de nos belles petites traditions, n’est pas le masque d’un rapport de classe de plus en plus durci avec la montée fulgurante des inégalités entre les plus « riches » et les plus « pauvres », dont nous sommes abreuvés comme si c’était là une loi naturelle de la croissance économique. L’étranger imaginaire fonderait donc en légitimité la nécessité de refouler les classes inférieures hors de la cité civilisée. La nouvelle politique de salut public, qui assurerait la réussite de tous ceux qui y ont droit –  contre tous les autres de culture et de classe entremêlés qui eux ne sont pas dans leur droit  – érige le peuple en garant de la conservation du patrimoine, le nôtre.

 

Comment s’étonner que les réponses sociales et politiques à de tels discours populistes d’exclusion –  énoncés contre la réalité de la société qui mêle de fait les couches différentes de la population  – provoquent des réactions en miroir comme celles des Indigènes de la République revendiquant leurs communautés soudées et aliénées, où les femmes vont se dresser pour défendre « leurs hommes » y compris lorsqu’ils les tabassent et les empêchent de sortir ? Au nom du peuple, les groupes s’affrontent de plus en plus violemment, formant des communautés ontologiques qui revendiquent leurs ghettos dans le règne d’un nouvel apartheid de classe. Le populisme est la croyance des uns et des autres, celle qui leur est servie sur un plateau, profondément dénégatrice du réel mais susceptible de fomenter de nouvelles guerres civiles, de nouveaux meurtres entre voisins. Ce populisme laisse penser à chacun en revanche qu’il peut devenir acteur d’un dépassement imaginaire du peuple unifié et ce, en particulier dans des deuils de masse réitérés à des occasions de toute nature, sans critère de distinction : depuis la mort de Diana il y a plus de vingt ans, on observe ainsi cette propension à construire des cultes collectifs magnifiés, qu’il s’agisse d’un accident d’avion ou d’un événement terroriste, fleurs et bougies s’accumulant en signe de compassion et de blessures partagées dans les rues. Faisant intégralement partie des modes de sentir et d’agir globalisés, ces nouveaux repères populistes, qui ont remplacé nos vieilles manifestations contestatrices, s’affirment comme les derniers sanglots du peuple retrouvé, autoglorifié, chantant ses lamentations populistes.