Comme une ville

Vélorution et masse critique

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En quoi consiste pratiquement le dispositif de critical mass ?

Tous les gens impliqués savent l’heure et l’endroit d’un rendez-vous : dans le cas de Genève, c’est le dernier vendredi du mois, à 18h30, au pont des Bergues[1]. Quelques personnes arrivent seules, mais la plupart des gens viennent entre amis. On voit donc des groupes de 3 à 15 personnes rejoindre une masse qui attend impatiemment le départ. On y retrouve de plus en plus des gens de partout : des jeunes sortant du collège ou de l’université qui viennent pour passer un bon moment, des messagers qui font du vélo leur métier, tous les férus du Fixie, les gens qui viennent montrer leur vélo original (par exemple un vélo à deux cadres empilés l’un sur l’autre). Il y a aussi des originaux qu’on repère facilement et qu’on revoit chaque mois, comme Michel, qui n’a pas raté une seule critical depuis vingt ans, un « ancien » du mouvement, et puis il y a tous les autres de tous âges et de tous horizons. La tranche d’âge la moins représentée étant celle des 40-50 ans. Toutes ces personnes sont là pour rouler ensemble. À vélo pour la plupart mais certains sont en rollers, en skate ou avec n’importe quel moyen de transport faisant partie de la mobilité douce. Le cortège part alors à la conquête de la ville, occupant toutes les voies de circulations, parfois même celles à sens inverse (ce qui ne plaît pas à tout le monde). Cette ballade mensuelle dure environ 1 heure 30 ou 2 heures, et lorsqu’elle est finie, les participants se retrouvent tous dans un parc, quand le temps le permet, et ils commencent la soirée dans la bonne ambiance.

Le mot d’ordre de la critical est : On ne bloque pas le trafic, on EST le trafic. Le problème majeur du ralentissement que cause la critical est bien l’impatience des automobilistes bloqués. C’est pour cette raison qu’il faut se montrer très calme et ne pas les énerver encore plus. On s’efforce de ne pas les provoquer, de les respecter, même s’ils ne partagent pas notre manière de penser.

Quelles sont les réactions des automobilistes ou les effets sur les spectateurs ?

À Genève, qui est une ville assez « rangée », les spectateurs nous prennent parfois pour des petits révolutionnaires gauchistes qui ne respectent rien – il est vrai qu’il est difficile d’observer les feux de signalisation quand on est 300 participants. Dès lors qu’on est ainsi conduit à ne pas respecter les règles (la loi), la critical évoque aussi chez certains la peur, le spectre d’une insoumission dont on ne sait pas où elle finira.

La plupart des médias citent simplement le fait que la critical existe, mais sans prendre de risque sur le sujet. D’autres nous présentent comme une manifestation révolutionnaire et qui dérape de temps en temps, à cause des bières vendues à prix libre. D’autres encore mettent en évidence l’ampleur qu’elle prend.

Mais c’est surtout avec les automobilistes que nous avons le plus d’interactions, des interactions très directes qui ne sont pas toujours aussi apaisées que nous ne le souhaiterions. Certains perdent patience et tentent de forcer le passage en mettant en danger certains d’entre nous. Malgré la bonne ambiance et la communication, il arrive malheureusement toujours une altercation entre un motorisé et un cycliste. Mais là, pas question de laisser se dérouler l’affaire toute seule. Si le motorisé doit sans doute se sentir bien seul, en revanche, en face de lui, il n’y a jamais qu’un cycliste : tout le monde se rassemble autour de lui, pour protéger le camarade, bien sûr, mais aussi, et tout autant, pour éviter qu’on en vienne aux mains – non tant pour faire gagner l’un des nôtres que pour éviter le conflit, pour prévenir la violence. Bien entendu, il peut arriver que ça dérape : une voiture a une fois traversé la parade par le long, faisant chuter et renversant plusieurs cyclistes (heureusement sans blessures graves). Ça a dû être quelqu’un qui en avait marre d’attendre, ou qui a paniqué, nul ne le sait. C’est l’événement le plus choquant que j’aie vécu durant une critical.

Cela dit, on voit aussi beaucoup de gens souriants, il y en a qui klaxonnent pour nous féliciter, il y a des gens assis sur des terrasses qui hallucinent de voir autant de cyclistes tout d’un coup. Même parmi les automobilistes, la plupart sont assez patients et attendent tranquillement dans leurs voitures.

Quels sont les sentiments qu’on éprouve au sein d’une critical mass ?

Les motivations des participants sont diverses, mais, pour moi, c’est l’occasion de montrer que nous, cyclistes, avons aussi notre place dans la ville, dans la rue. Car lorsqu’on est sur son vélo en ville, on se sent vraiment petits et vulnérables face à ces géants motorisés. En revanche, au sein de la critical mass, on a le sentiment que rien ne peut nous arriver. En nous regroupant tous ainsi chaque mois, nous pouvons vraiment faire passer un message du fait de notre masse imposante, ce qui est impossible en tant qu’individu. Faire masse : se faire une place, revendiquer cette place en « faisant masse », en dépassant son isolation, sa fragilité d’individu pour se sentir porté et protégé par une masse – c’est cela que permet la critical mass. On peut dire que la critical mass, c’est un moyen de retrouver une liberté d’expression dans une société où il est difficile de se faire entendre. C’est peut-être surtout ça que les gens recherchent quand ils y participent : dire qu’on existe, montrer que la ville est faite d’être humains et non pas de machines et de bâtiments.

Le meilleur exemple de cette unité de la critical est peut-être lorsqu’elle est arrêtée à un carrefour et que tout le monde se met soudain à lever son vélo à bout de bras et à crier le plus fort possible. Cette vague sonore et visuelle nous fait vraiment ressentir qu’on est un bloc. Le bruit et le geste, la gueulée et l’effort, ça aide à faire masse.

Au-delà de ce sentiment physique d’être-nombreux, se rassembler dans un même espace est aussi l’occasion unique de nouer des contacts qui peuvent se poursuivre en dehors des parades du vendredi soir, de rencontrer des gens qui partagent la même opinion, qui veulent tous pouvoir faire du vélo comme on roule en voiture. Il y a aussi une dimension sensorielle, voire sensuelle, liée au fait d’investir les rues au sein d’une masse de vélos. J’aime par exemple le silence de la critical, créé par la neutralisation des voitures. Dans des rues habituellement saturées de bruit, on entend soudain des gens parler, des sonnettes, de la musique, des exclamations, des voix humaines, au lieu de bruits de moteur. C’est assez particulier, et on ne s’en rend compte qu’après un long moment : il faut du temps pour se rendre sensible à ce silence des voitures et à cette ré-humanisation de la ville, et pour en profiter pleinement.

En quoi la masse critique est-elle « festive » ?

La masse critique est festive car c’est un rassemblement qui se déroule le vendredi soir après le boulot. Tout le monde commence son week-end et la pression de la semaine s’en va tranquillement. On y trouve des gens déguisés, des gens offrant des fleurs ou des tracts aux automobilistes dont beaucoup sont amusés. Le vélo qui tire une charrette avec de la musique est toujours présent et tout le monde a le sourire aux lèvres. Tous sont heureux de fêter le vélo dans la rue et certains commencent déjà l’apéro, bière à la main, rendu possible grâce à la lenteur de la masse.

En quoi cette forme de rassemblement est-elle « politique » ?

Elle est politique car on essaye de passer un message sur un sujet qui se décide à un niveau politique, local mais aussi national et global : les transports. Au niveau local, je sais que la Ville de Genève a décidé de rajouter une troisième voie pour les vélos sur le pont du Mont-Blanc, qui traverse la rade et qui restait jusqu’à ce jour sans piste cyclable. C’est un petit résultat, éminemment local et limité, mais c’est aussi une preuve qu’on peut se faire entendre en faisant masse, et ça m’encourage beaucoup dans ma participation aux processus de décision dont dépend notre existence collective. Ce qu’on appelle « la politique », on se dit souvent que ce n’est pas à la portée de tout le monde (à cause de sa complexité, parce qu’il faudrait être élu, s’engager dans un parti, jouer un jeu souvent perçu comme déplaisant), mais dans une critical, tout le monde participe : il ou elle n’a qu’à venir avec son vélo, et ça suffit à exercer de facto une forme de pression politique. Nous, cyclistes, par le simple fait d’être là, dans la rue, par le simple fait de « faire masse », nous affirmons comme citoyens et revendiquons notre droit à la sécurité à vélo.

Qu’est-ce qu’on critique en faisant partie d’une critical mass ?

On critique la mauvaise organisation de la ville en termes de pistes cyclables et d’espace attribué aux cyclistes, on critique l’utilisation de la voiture en ville, on critique le fait que l’espace en ville n’appartient pas aux personnes mais aux machines. On critique la vision négligée et négligente que les gens ont du vélo : l’idée que le vélo est un moyen de transport dangereux pour la santé (à cause des gaz d’échappement et des accidents), qu’il est obsolète, qu’il est fatiguant plus que sain.

Plus largement, on critique un stress commun de la société et on y résiste activement, concrètement, en imposant un rythme plus lent à quelques heures de notre existence dans les quelques rues que l’on occupe. On critique le manque d’espaces alternatifs dans la ville, et ici aussi, on agit concrètement en transformant ce bout de rue, pendant qu’on y est, en une zone d’autonomie temporaire. Plus largement encore, on critique le manque d’écoute des autorités envers l’écologie, on dénonce une planète qui va à sa perte, et, là encore, on n’attend pas que « les médias » veuillent bien s’emparer de la question, on la pose nous-mêmes, ici et maintenant, aux automobilistes qui polluent l’atmosphère.

Comment se passent les relations avec la police ?

À Genève, ils nous suivent et essayent de comprendre le mouvement afin de pouvoir nous contrôler. Leur position est assez ambivalente : d’un côté, ils tentent de nous faire respecter les signalisations, sûrement pour montrer qu’ils nous surveillent, mais d’un autre côté, dernièrement, ils nous ont parfois protégés des dérapages d’automobilistes impatients. Ils savent que si un automobiliste nous agresse, on ne se laissera pas faire, et même si on souscrit par principe à la non-violence, on a le nombre de notre côté et on ne sait pas quelles réactions pourrait provoquer une agression contre l’un ou l’autre d’entre nous. Ils nous aident à maintenir la critical dans certaines limites de déplacement des rôles et des rapports de force, afin que ça ne conduise pas à des dérapages qui auraient des conséquences beaucoup moins contrôlables.

Il y a quelques temps, nous avions décidé de filmer la critical et nous nous étions postés par avance sur un pont pour avoir une vue d’ensemble de la parade qui passait en dessous. Des policiers à moto, en combinaisons d’émeute, ont contrôlé notre identité, pensant visiblement qu’on était des organisateurs puisque on s’était placés en avance sur le trajet de la critical. En fait, on n’en savait rien, c’était simplement un endroit où elle passe à chaque fois et on avait pris le risque de quitter la critical pour préparer une prise de vue représentative de la masse. Mais on a bien senti à ce moment-là ce qui faisait le rapport de force de la situation. On était devenus très vulnérables parce qu’on s’était séparés de la masse, et ils n’ont pas manqué d’en profiter pour nous contrôler, sans qu’on puisse faire grand-chose, dès lors qu’on était isolés. En même temps, ça rendait visible que c’est l’être-à-plusieurs qui fait la force de la critical mass.

Comment s’organise une masse critique ?

La critical mass a refusé tout organisation verticale. Elle est formée d’une juxtaposition : un cycliste dans la rue à coté d’un autre cycliste, de dix, de cent, de mille autres, tous au même niveau, avec le même statut, tenant leur force commune d’être-ensemble, de bouger-ensemble. Ce qui compte est bien moins de décider où aller que de rester ensemble, de continuer à faire masse, de continuer à se déplacer « comme-un ».

Je disais plus haut qu’on s’efforce, avec les automobilistes, de conserver une attitude de respect et d’évitement de la confrontation, plutôt que de provocation. La réalité, bien entendu, n’est pas si simple. Certains agissent d’une manière qui, à mon avis, dessert le message du mouvement : ils bloquent trop fortement le trafic, ils roulent en sens inverse ou ils montent sur des voitures à l’arrêt. Ces comportements conduisent souvent à des échauffements entre automobilistes et cyclistes, et l’image de la critical est ternie. C’est pour cette raison que nombre de personnes ne se joignent pas à nous les derniers vendredis du mois, alors même qu’ils soutiennent une politique s’opposant au tout-à-la-voiture. C’est à mon sens le plus gros problème et le plus difficile à régler. On peut d’ailleurs constater que la critical a évolué depuis son début. Aujourd’hui, beaucoup de participants ne connaissent pas forcément son but initial, ou ne viennent par pour la même raison. C’est pour cela qu’il arrive très souvent que les cyclistes entre eux débattent pour expliquer aux autres leur vision de la critical. Ce sont bien ces types de discussions qui font de la critical ce qu’elle est – et ce qu’elle deviendra.