La liberté mise au travail (I)

Vers un nouveau paradigme : l’économie solidaire ?

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Un modèle alternatif : la réciprocité comme valeur

À l’écart du processus transparent de formation de la société de contrat, il est possible d’entrevoir en filigrane un processus parallèle et souterrain d’élaboration d’un code de réciprocité dense, implicite dans la structuration de nombreux corps intermédiaires, dans les procès d’organisation et de résistance des multiples collectifs de travail, dans les mécanismes d’autodéfense et d’autogestion des communautés professionnelles et des collectivités. En un mot, ce code innervait tout le tissu de solidarité qui a constitué la vie des classes laborieuses. Ce qui a permis à la « fureur de dissipation » de la modernité de travailler sur le corps de la société traditionnelle et de la phagocyter sans détruire la possibilité même de la cohésion sociale. Ce code est à la base de l’économie solidaire qui évolue en parallèle à l’économie de marché et qui a comme élément constitutif : d’abord, la dimension volontaire et consciente du regroupement (ce qui la distingue de la logique du marché, par sa nature inconsciente du résultat et impersonnelle). En second lieu « la référence à un lien social qui se maintient à travers la mise en oeuvre d’une activité économique » [[J.L. Laville, « Économie et solidarité: esquisse d’une problématique », in L’Économie solidaire. Une perspective internationale, Paris, Desclée de Brouwer, 1994, p. 29., un faire commun tourné, vers la transformation de l’existence collective (ce qui la distingue de la logique redistributive de la sphère étatique, orientée sur la répartition autoritaire de ce qui est produit ailleurs). Enfin et surtout, la structuration « d’espaces publics de proximité » qui sont, comme le précise Jean-Louis Laville, « des espaces publics autonomes au sens habermassien, c’est-à-dire dérivant de procès régulés par la réciprocité et non par l’argent ou par le pouvoir administratif » [[Idem, p. 30..

Ce dernier trait la distingue aussi de la pure dimension domestique de l’échange, autarcique et intégralement privée. C’est-à-dire, de la socialité traditionnelle (de la Gemeinschaft de Tönnies) – de la communauté close sur ses présupposés « de sol et de sang » – et impliquant au contraire une opérativité directe dans l’espace public et une demande incompressible d’indépendance : « La revendication d’une puissance d’agir dans l’économie ; la demande d’une légitimation de l’initiative indépendamment de la détention d’un capital » (Laville) [[Idem, p. 30.. Pour retrouver la trace dans l’histoire de ce circuit aussi important pour la constitution des identités collectives contemporaines, il faut remonter le temps plus d’un siècle en arrière car en réalité, tout le xxeme siècle peut-être lu comme un processus évident et systématique de réduction et d’anéantissement des réseaux d’économie solidaire, au fur et à mesure de l’occupation monopolistique de l’espace social par le couple État et Marché apparemment opposés. Ou mieux, comme un double mouvement par lequel d’une part – du côté de l’État – les pouvoirs politiques ont arraché tout résidu de socialisme autonome, d’auto-organisation non reconductible à la prétention totalisante de la forme parti comprise comme propédeutique à la conquête de l’État. D’autre part – du côté du marché – les grands procès de verticalisation et de bureaucratisation de l’entreprise ont réduit aux procédures standardisées et aux économies d’échelle de la production industrielle, tout aspect de la vie, tout procès « productif ». À commencer par ceux relatifs à la reproduction de la force de travail, à l’élaboration des biens et services pour la consommation « domestique» des classes inférieures confiés jusqu’alors aux mécanismes informels d’une économie communautaire : aux dynamiques propres à un type « d’économie de subsistance à forte composante non-monétaire » [[Idem, p. 45., dans lequel se sont fondés les racines et les codes de l’économie solidaire. Comme une sorte d’annexion interne parallèle et semblable par de nombreux aspects à l’annexion externe opérée par l’impérialisme, les biens et les services produits par le secteur traditionnel « sont remplacés toujours plus rapidement par l’approvisionnement quotidien des familles prolétariennes en produits industriels et services fournis dans les conditions de monopole de la grande entreprise et de l’économie de marché » [[B. Lutz, Le Mirage de la croissance marchande, Paris, éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1990, p. 171. d’une part, et par les grandes bureaucraties publiques de l’autre. Et, cependant, l’expérience et la mémoire d’un socialisme des origines « ni État, ni marché », avec pour corollaire le mutualisme, le coopérativisme, la solidarité active n’ont pas été complètement éradiqués de l’univers social européen, mais continuent à pointer sous la surface en rapide transformation des sociétés européennes postindustrielles, plutôt que comme épaves, comme « sentiers interrompus » [….

De l’ambivalence comme destin

Entre ces deux modèles – celui de la marchandisation et celui de la réciprocité, assujettissement et antagonisme – toutes les pratiques impliquées par l’entreprise sociale (une vraie contradiction dans les termes) sont destinées à osciller. C’est-à-dire tout le procès de travail destiné à reproduire artificiellement du lien social et de la cohésion à commencer par celui lié au terrain émergent de l’économie sociale sans profit. Jusqu’à l’année passée, c’était un thème presque ignoré en Italie. On en parlait seulement dans les réseaux paroissiaux, à la Caritas, ou dans les salles de conférence de la Fondation Agnelli (qui parmi les premiers a lancé un Congrès sur ce thème). La gauche, bonne dernière, le considère avec suffisance comme du bricolage social, ou comme témoignage de charité.

Aujourd’hui, il n’y a pas une administration de centre-gauche qui ne s’attribue ou ne pense s’attribuer, les services (souvent sous-payés) d’une quelconque coopérative sociale. Il n’y a pas un document programmatique sur la réforme du Welfare State qui ne s’en remette à la ressource salvatrice du secteur non-marchand pour résoudre la quadrature du cercle de la remise en ordre des comptes publics et ce sans perturber la logique du profit. Les équivoques sont plus grandes aujourd’hui qu’hier [….

Dans le champ politico-administratif, on est passé en fait sans rupture de ce que les sociologues appellent « une configuration sociale de résidualité des activités du tiers-secteur » à une configuration de « subsidiarité subalterne ». C’est-à-dire d’une conception qui finissait par concevoir cette sphère d’activité comme forme marginale de bienfaisance privée, reléguée au rôle de « témoignage humain de la liminarité sociale » [[P. Donati, Riposte à la crise de l’État social. Les nouvelles politiques sociales dans la perspective sociologique, Milan, Angeli, 1984 (en italien)., à une conception qui la reconnaît comme socialement importante seulement dans la mesure où elle peut être incluse à côté des fonctions publiques ; considérée donc comme secteur de compensation (comptabilisée) d’une offre publique en continuelle contraction et comme structure d’intégration des finalités publiques que l’appareil d’Etat ne peut ou ne veut accomplir de manière directe. Ses objectifs sont atteints grâce à la bienfaisance privée ou publique. Ses critères de gestion continuent d’être mesurés exclusivement en termes mercantiles et sur des quantités produites (sur le principe de la bonne administration). Ses rapports avec l’état continuent d’être régulés sur la base de la dépendance et de la subvention. « Les organisations de volontaires – écrit à ce propos le président de l’INPS – poursuivant des finalités d’intérêt collectif offrant un travail flexible et répondant aux exigences de la société, assurant en même temps des services efficaces et à bas coûts, avec des retombées positives pour les comptes publics, peuvent représenter un levier fondamental pour la reprogrammation du système global, offrant une alternative crédible aux monopoles et à l’état lui-même, qui dans ces décennies a constitué une machine bureaucratique coûteuse et incapable d’assurer des services sociaux avec un niveau de qualité respectueux de la personne » [[G. Billia, « Le Volontariat se fait entreprise », in Le soleil – 24 heures, 25 juillet 1997..

C’est une position qui, seulement en apparence, reproduit le vieux modèle de « citoyenneté nationale-étatique » (qui attribue à la dimension étatique le monopole presque exclusif de la socialité et de la dimension publique), posant les sujets collectifs et leurs dynamiques internes comme variables dépendantes. En fait, elle indique une tendance différente, typique d’une bonne partie de l’administration italienne, la plus séduite par le prétendu modèle de « welfare des opportunités ». Tendance consistant à reproduire en plus morbide le modèle américain de transfert des compétences du circuit redistributif du politique à celui utilitariste du marché, puisque finissant de toute façon par soumettre les contenus sociaux des actions collectives volontaires aux critères économiques restreints propres au privé. C’est si vrai que le discours de légitimation du tiers-secteur finit par invoquer « l’évolution vers un modèle d’entreprise », et en achève la fonction sociale dans sa capacité à se configurer « comme volant pour l’insertion des inadaptés dans le système productif » (G. Billia) [[Idem.. Comme un segment d’une sorte de Workfare State non déclaré.

À l’opposé de cette conception, il y a celle reconnue par les sciences sociales qui fait des activités sans profit, déterminée par le caractère structurel de l’économie solidaire, à savoir ce que l’on appelle « configuration de promotion » qui pose ce domaine comme sujet actif tendant à réaliser ce « plein droit de citoyenneté » et à promouvoir des formes de coopération sociale qualitativement différentes, aussi bien de celles générées par le marché, que de celles se déployant à l’intérieur de l’appareil d’État.

Le tiers-secteur comme lieu de formation et de reproduction d’une subjectivité collective « autre » eu égard à celles propres aux deux sphères économique et politique [[Pour une mise en place du tiers-secteur dans le champ des stratégies en faveur d’une citoyenneté active et contre sa réduction économiciste à une pure fonction subalterne, voir le récent volume de F. Passuelo, Une nouvelle frontière : le tiers-secteur (sous la direction de A. Bianchi), Rome, éditions Lavoro, 1997..

De là, de ce déséquilibre politique et culturel portant à accentuer la dimension performative du tiers-secteur, naît la tendance assez diffuse en Italie, y compris au sein des administrations locales de centre-gauche, de faire de la délégation de services au tiers-secteur l’équivalent dans le champ de la bureaucratie publique de ce que fait l’entreprise avec l’externalisation. C’est-à-dire la réduction des coûts, l’externalisation de fonctions gérées auparavant par la grande entreprise vers des micro-entreprises sous-traitantes sur lesquelles sont déversés les risques, les charges fiscales, les frais de recherche, etc. De là naît aussi la tendance toujours plus diffusé à contraindre les coopératives sociales à entrer en concurrence entre elles pour les attributions de contrats, avec pour principal critère de sélection le prix du service, suivant une course à la réduction qui finit par décharger sur la main-d’oeuvre tous les coûts de la compétition.

Ce sont les exemples les plus connus. Mais il y a aussi des formes moins explicites de trahison de la vocation autonome et participative de l’économie solidaire. À commencer par les critères de classement d’une activité dans le tiers-secteur dans l’unique but d’un traitement fiscal incitatif. La simple raison sociale ou l’auto-certification statutaire ne suffisent pas à situer une activité dans le tiers-secteur ; pas plus que le type de service produit. Une « configuration de promotion » du tiers-secteur, attentive au thème de la citoyenneté active, devrait suggérer au contraire des critères capables de fondre strictement la fonction (le service social effectué) et la prestation (c’est-à-dire les modalités selon lesquelles il est produit) : c’est-à-dire lier le produit au degré de socialité qui a caractérisé le procès de coopération productive. Cette configuration est la seule qui peut racheter les activités du tiers-secteur, dans l’actuelle conjoncture ambiguë, comme forme spécifique de la crise et de la transformation de l’ancien paradigme social fondé sur la production de masse et l’État social. Elle est la seule à pouvoir le replacer dans le cadre d’une stratégie de transformation radicale des rapports sociaux à travers le « faire », et en faire un des éléments possibles pour une stratégie rénovée pour une gauche non soumise à l’économie globalisée. C’est-à-dire comme partie intégrante du paradigme de l’économie solidaire, avec pour autres axes stratégiques : la réduction du temps de travail, la libération croissante du temps social de la domination du travail salarié et l’institution de formes de revenu garanti comme condition et complément du principe de citoyenneté sociale.

Ainsi, la lutte à l’intérieur du tiers-secteur acquiert une signification stratégique. Car de son issue dépendra la permanence de la tendance actuelle à faire du tiers-secteur une fonction subalterne de support au retrait de l’État social et à expansion inédite du marché. Ou au contraire la possibilité d’étendre ses modes d’activités contre le despotisme de l’économie généralisée. De cette lutte dépendra sa transformation en accélérateur des dérives capitalistes postfordistes (accumulation sans conflit, maximisation de plus-value sans constitution de sujet antagonique) ou sa constitution en alternative concrète et radicale, en contestation permanente de cette dérive.

Ambiguïté du tiers-secteur

Ce n’est pas pure rhétorique que d’affirmer que se joue aujourd’hui sur la question dudit tiers-secteur une partie décisive. Des réponses qui seront données à quelques questions essentielles – sur ses dimensions, sur ses modalités de financement, sur les rapports qu’il devra établir avec les formes actuelles de l’Etat social, et d’un autre côté avec le marché, sur le type de rapports de travail qui devra en caractériser le fonctionnement – de tout cela dépendra en bonne partie la nature de la société que nous voulons construire dans les prochaines décennies.

Il ne s’agit pas en fait d’un secteur marginal, d’une forme de bricolage social dépendant des bons sentiments, comme beaucoup se l’imaginent, encore moins d’un secteur résiduel […

Il s’agit au contraire d’une sphère socialement importante en expansion rapide et irréversible, de par les transformations socioproductives comme un vrai saut de paradigme. Que l’on définisse cette transition du point de vue des modèles d’organisation du travail et de leurs contenus technologiques – comme passage du fordisme au postfordisme – que l’on mette au premier plan la révolution spatiale en cours, ou que l’on définisse la phase actuelle sous la formule de globalisation, il est désormais évident qu’un des traits les plus caractéristiques de la nouvelle question sociale, est la crise du couple « développement industriel/emploi » (et donc du couple « croissance économique/intégration sociale ») qui avait caractérisé le destin de la société du xxeme siècle.

Sur ce point, la critique la plus avertie – je pense au travail de Jeremy Rifkin pour le monde anglo-saxon, aux réflexions de Aznar, Gorz, Bihr, et par certains côtés à ce que l’on appelle l’École de la régulation en France, ou en Italie aux recherches de Luciano Gallino – apparaît unanime : les niveaux actuels du taux de chômage, dans les pays industriels avancés (assez proches du seuil de risque atteint pendant la grande crise de 1929-1930) ne sont pas le produit d’une crise plus ou moins temporaire du développement. Ils sont au contraire la forme même du développement. Ils ne constituent pas un moment d’arrêt conjoncturel de la croissance qui pourrait être dépassé grâce à une quelconque relance des investissements et l’accélération de l’accumulation. Ils représentent au contraire un trait structurel de la production au fort potentiel technologique et des modèles d’organisation postfordistes.

En particulier, ils se trouvent au croisement d’au moins trois processus quasi irréversibles :

1. En premier lieu, celui de mondialisation des marchés et leur tendance à la saturation que le Groupe de Lisbonne a synthétisé sous la formule de « compétitivité globale » : une condition où tous rivalisent avec tous, en tous lieux de la planète, pour accaparer des segments toujours plus limités de demande à travers des bonds en avant constants et répétés du taux de productivité…

2. En second lieu, le processus d’innovation technologique (basé sur l’extension de formes d’automatisation poussée : l’usage de machines automatiques pour guider, projeter, produire des machines automatiques) et de réorganisation du procès de travail selon des critères de flexibilité étendue et d’intégration élevée des fonctions […, phénomène qui se répand sous des formes dévastatrices dans le tertiaire.

3. En troisième lieu, le procès de délocalisation des entreprises traditionnelles favorisé par l’effet conjugué de la récente révolution des transports et des télécommunications. La forme transnationale prise par les entreprises motrices engagées dans le démantèlement de segments de plus en plus importants du procès de travail dans des lieux géographiques assez distants pour s’assurer une offre de travail à bas prix et à moindres contraintes, en est une manifestation évidente. L’effet conjugué de tels processus ne consacre pas seulement une brusque rupture de l’équilibre entre demande et offre de travail dans les aires industrielles, mais aussi une tendance à la fragmentation, dérégulation et précarisation du marché du travail, toujours moins homogène et prévisible, toujours plus segmenté en une pluralité de figures productives hétérogènes, difficiles à unifier et à représenter.

Dans le même temps, on assiste à un affaiblissement de la capacité d’intervention de la part de l’institution qui avait constitué jusqu’alors l’instrument principal de contrôle et de médiation sociale : l’État-nation. Sa capacité à élaborer des politiques économiques orientées sur le principe de la responsabilité territoriale s’amenuise, mettant à mal sa souveraineté sur les mouvements de la richesse nationale. Ce mécanisme – qui était à la base de la solution keynésienne et qui avait permis pendant le demi-siècle précédent d’investir le surplus de la richesse sociale produite par le développement dans des pratiques de redistribution et donc en fonction d’intégration sociale – se trouve aujourd’hui sapé à la base par la brusque internationalisation de la circulation financière (la rapide unification des marchés financiers) et par la formation d’immenses concentrations de richesses abstraites, privées de toute localisation et donc soustraites à toute souveraineté politique. Ces concentrations sont tellement importantes qu’elles peuvent même dicter leurs règles à la politique.

Il ne faut donc pas s’étonner si face à la crise conjuguée des deux grands systèmes de régulation sociale -le marché et l’État – face à leur incapacité réciproque à garantir la cohésion et le lien social, émerge une troisième forme de la régulation, distincte aussi bien des rapports d’autorité typiques du politique que des rapports d’utilité propres à l’économique : un « tiers-secteur » justement, ou si l’on préfère, l’aire de l’économie sociale ou solidaire ; de toute façon, un milieu de relations humaines explicitement et consciemment marqué par le but de la production et reproduction de la socialité. Une forme collective de l’agir – une variante du faire – directement orientée par l’action solidaire, capable donc de compenser les tendances structurelles de l’économie à la désagrégation sociale, et la faiblesse croissante du politique dans sa fonction de garant de la cohésion consensuelle.

En ce sens, on peut dire que le tiers-secteur est doublement fils de son temps, il est doublement lié au paradigme socioproductif émergeant : puisque d’un côté il en est le produit le plus innovateur, l’expression de la complète autonomisation de la sphère économique par rapport au social et par certains côtés, le résultat de la différentiation des formes et des figures du travail, de la rupture du noyau dur du travail, comme le définit Aldo Bonomi, qui voit le déclin de la centralité absolue et englobante du travail salarié d’usine comme idéal type du travail en tant que tel. Puisque d’un autre côté, le tiers-secteur se pose comme proposition de « solution adéquate », ou « contre tendance active » : comme tentative de riposte à la crise de l’hégémonie de l’État et du marché, dans leur incapacité réciproque à se poser comme système universel d’organisation des relations sociales. Ou si l’on préfère, comme lieu privilégié de reproduction de cette ressource toujours plus rare qui s’appelle socialité, sans laquelle une société ne tient pas et se dissout progressivement.

Rôle crucial donc. Stratégique même. Mais qui ne doit pas faire oublier les difficultés de sa constitution, les risques implicites, et les inévitables ambiguïtés qu’une telle constitution recèle. Ainsi cette double implication du tiers-secteur avec ce que nous pouvons appeler la transition au postfordisme – à la fois produit spécifique et riposte à ses contradictions – laisse en fait ouvertes des perspectives et lignes de développement non univoques. Opposées même. Ce qui place le tiers-secteur au carrefour de stratégies et de tendances socialement contradictoires : comme domaine de maintien et de défense des poches de socialisation accumulées et consolidées pendant la phase fordiste contre les tendances destructrices du nouvel ordre capitaliste, ou au contraire comme élément de fluidification et d’accélération de ces tendances, c’est-à-dire comme forme de régulation sociale typiquement postfordiste. Soit le tiers-secteur se pose comme réaffirmation – sous d’autres formes et avec d’autres moyens – de droits sociaux universels jusqu’ici affirmés par l’instrument du Welfare State ; soit à l’opposé – comme nous le signale Rifkin à propos des États-Unis – comme argument idéologique et bricolage pour la réduction et le démantèlement du Welfare. En d’autres termes, soit il se pose comme lieu d’élaboration de rapports de travail et relations humaines qualitativement différents (plus riches, plus participatifs, plus responsables et moins aliénés que ceux de l’entreprise) soit inversement comme laboratoire d’expérimentation et de légitimation de formes de travail postfordistes. Formes de travail précarisées, décontractualisées, soustraites aux réseaux de garanties normatives et des droits formalisés qui avaient marqué l’époque fordiste (époque de la logique du conflit, de la syndicalisation de masse et de la formalisation contractuelle des rapports de travail). Il ne s’agit pas d’hypothèses académiques. Il s’agit d’alternatives réelles. De processus déjà amplement en cours qui font du tiers-secteur non tant l’objet d’une option univoque (politique, existentielle, culturelle) à prendre ou non en bloc, mais plutôt le terrain d’affrontement entre diverses conceptions de la société et de la construction sociale. Il ne faut pas se cacher qu’aujourd’hui déjà le réseau des activités solidaires et de l’économie sociale, le monde des associations solidaires constitue un terrain extraordinaire d’expérimentation des rapports humains « autres », libérés au moins partiellement de la domination de la forme marchandise et du despotisme de l’utilitarisme, pour des dizaines de milliers de jeunes qui pratiquent le volontariat, la coopération solidaire, l’activité sans profit… Ceci doit être l’élément central de la réflexion actuelle. Mais il est vrai aussi que ça et là, dans les réseaux de la coopération sociale, entre les formes hétérogènes de l’entreprise sociale, émergent des formes d’exploitation du travail – surtout du travail des jeunes – de précarisation institutionnalisée, d’abaissement du salaire minimum, de dérégulation des horaires de travail. Les recherches sur ce terrain, concentrées toutes sur les aires métropolitaines, indiquent toutes l’existence d’une tendance à la formation d’un second marché du travail, où, sous couvert de solidarité, se réalise une véritable dérégulation des rapports de travail qui risque de laisser inchangés les caractères d’assujettissement et d’asocialité, et d’abaisser le niveau des garanties. On ne peut ignorer que dans des secteurs importants de l’establishment industriel et financier croît la tentation d’utiliser cette aire sociale comme un bassin de recrutement de force de travail à moindre coût et à plus grand niveau de flexibilité, et comme moyen d’éviter les derniers obstacles à une disponibilité illimitée des ressources humaines. […

L’avenir dépendra de la manière dont des normes spécifiques réguleront cette sphère émergente (pour l’instant on en est encore aux déclarations de principe). Des normes qui devront être simples et transparentes, vis-à-vis desquelles les organisations du tiers-secteur devront se sentir fortement responsables et conscientes que de leur capacité à réduire au minimum les risques de confusion entre activité réellement sans profit et formes de « profit au noir », masqué, dépendra en bonne partie tout le projet. Sur ce terrain, nous nous limiterons à indiquer trois préliminaires :

1. La nécessité d’arriver rapidement à une définition conceptuelle plus précise des activités du tiers-secteur, qui permettrait de mettre un minimum d’ordre dans le Babel associatif (figurent actuellement dans la même catégorie des réalités très différentes…)

2. La nécessité de fixer des barrières adéquates pour ceux qui utilisent indûment la sphère de la solidarité, et sélectionner les activités effectivement solidaires, de promouvoir des formes inédites d’incitations fiscales, financières et normatives [… avec des critères assumant comme indicateurs privilégiés les modalités de fonctionnement interne et de coopération, les modes de décision, le degré de socialité, etc.

3. Enfin, la possibilité d’arriver rapidement à la formulation d’une carte des droits des travailleurs postfordistes qui abaisse le seuil de visibilité du statut des travailleurs (actuellement haut, car défini sur la centralité du travail salarié d’usine) et qui assume prioritairement la tâche de définir un réseau de garanties pour ces nouvelles figures de travail qui se multiplient y compris dans le tiers-secteur. Et ces garanties – c’est le défi lancé par ce nouveau type de travail marqué par la logique de la réciprocité et de la gratuité – ne pourront se fonder de manière exclusive sur les instruments de la contractualité et de la formalisation normative, mais devront trouver des instruments dynamiques et efficaces de protection capables de maintenir une adéquation constante entre les formes d’organisation pratiquées (coopération) et les fins de solidarité et de socialisation.