Autour du postfordisme

“Vivere !”

Partagez —> /

Le mouvement des chômeurs et des précaires de l’hiver dernier, en France, impose à tout un chacun de mener une réflexion collective et de fond sur la théorie et les pratiques de l’action politique en Europe et leur nécessaire modification à l’aube du prochain millénaire. Au cours de cette mobilisation, il fut finalement possible entrevoir la « première ébauche » d’un sujet social qui pourrait être acteur direct d’une construction européenne véritable, ou du moins de celle qui nous intéresse : autour de dynamiques « à la base », autour de la lutte pour la conquête de nouveaux droits sociaux, et de l’opposition à une Europe des critères de Maastricht et des intérêts financiers.

Une dimension européenne incontournable

Les mutations du marché de l’emploi, et des formes même du travail nous imposent une société où le « plein emploi » ne peut définitivement plus exister. Pas même comme objectif théorique, si l’on prend en considération les effets de la contraction permanente de la quantité de travail socialement nécessaire dans le cadre de la globalisation de l’économie. Nous vivons ainsi une époque dans laquelle le chômage, mais encore plus la précarité et l’intermittence du travail, sont devenues des conditions structurelles en expansion permanente. 18 millions de chômeurs « officiels » dans les pays de l’Union européenne, 2,8 millions en Italie, plus de trente millions de personnes en situation de « sous-emploi » : des chiffres qui qualifient d’eux-mêmes la situation actuelle de l’Europe. Nous sommes ainsi en présence d’une « précarisation » générale du rapport au travail. Sur ce terrain, notre expérience quotidienne se révèle souvent bien plus utile que les statistiques, qui continuent à mesurer le phénomène du « chômage » en se fondant sur un concept quantitatif et homogène. La notion keynésienne d’une condition temporaire de recherche d’emploi, dans l’attente d’une insertion dans le cadre du « plein emploi », se révèle aujourd’hui incapable de saisir les conditions modernes du chômage. Un des cas de figures possibles est bien sûr celui, « classique », du salarié devenu chômeur suite à son « expulsion » des cycles productifs restructurés. D’une certaine façon, il représente parfaitement toute la « violence » du processus de transition en cours. En général plus très jeune et peu formée, cette catégorie de chômeurs réintègre difficilement le monde du travail. C’est à cette figure qu’était lié, en Italie, le mécanisme protecteur de la cassaintegrazione [[Lors des restructurations dans les grandes entreprises, l’État accordait des plans sociaux qui permettaient aux salariés de toucher 80 % de leur salaire, sans être licenciés, en étant placés en « disponibilité » pour l’entreprise ou pour un éventuel nouvel emploi. qui se fondait sur l’existence d’un contrat à durée indéterminé, rompu prématurément par les processus de restructuration. Les formes actuelles du chômage ne sont cependant plus réductibles à une telle catégorie : peu de chômeurs sont désormais issus d’un emploi stable qu’ils auraient perdu, mais accèdent au marché du travail au travers d’emplois flexibles, précaires et intermittents. Nous sommes en présence de sujets qui n’ont ainsi que peu à voir avec le « non-emploi » classique, puisqu’ils ont un revenu (et donc des droits) sur une durée limitée, puis s’en trouvent ensuite de nouveau exclus, et contraints de chercher une autre porte d’accès au marché de l’emploi. Leur statut se modifie en permanence.

Cette condition particulière de « sous-emploi » concerne en Europe au moins trente millions d’individus. À celle-ci, correspond en même temps une extrême variété de situations sociales, qui ont en commun la flexibilité et la discontinuité structurale dans le rapport avec la prestation « salariée » et les formes non classiquement salariales de la redistribution.

Une flexibilité aujourd’hui à « sens unique », entendue comme absolue disponibilité de la force de travail, dans le temps et l’espace, participant ainsi de ce phénomène de déstabilisation des formes du salariat. Mais si, dans la phase précédente, l’accès aux droits de citoyenneté était lié au travail, puisque l’accès aux garanties sociales fondamentales dépendait directement du « contrat de travail » (via les conventions collectives), aujourd’hui – avec les mutations en cours dans la société européenne tout entière – des millions de personnes risquent fort d’être durablement exclues des conditions minimales de protection sociale et donc de citoyenneté. Une situation structurelle en expansion, qui annonce le développement d’une société fondée sur l’exclusion. Si chômeurs, précaires et intermittents ne conquièrent pas des droits de citoyenneté, beaucoup d’autres catégories seront elles-mêmes touchées. Et surtout, comme cela se produit d’ores et déjà dans de nombreux pays d’Europe, les « droits sociaux » seront soumis à un grignotage continuel.

« Modèle français » et situation italienne

Les objectifs du mouvement français, sa composition, et ses formes d’organisation ont joué en Italie un rôle déterminant, comme impact symbolique, pour stimuler de nouveau des dynamiques de mobilisation spécifiques des chômeurs et des précaires et rendre de nouveau crédible la lutte pour la conquête de « nouveaux droits sociaux ». La situation socio-économique italienne est certes sensiblement différente du contexte transalpin : absence totale de revenu minimum, forte hétérogénéité géographique du chômage dans la péninsule [[Une moyenne de 5% de chômeurs, au sens keynésien classique du terme, dans le nord du pays, alors que dans le sud elle atteint les 25%, très faible niveau de conflictualité sociale depuis des années, syndicats confédéraux peu favorables, sinon opposés, à la loi sur la réduction du temps de travail (et même partisans d’une plus grande flexibilité afin de créer de nouveaux emplois), réelles carences des formes d’auto-organisation des chômeurs et des précaires… C’est pour trouver des réponses concrètes à une telle situation que, sur l’ensemble du territoire italien, diverses initiatives ont vu le jour au cours de l’hiver 1998. Déjà la grande manifestation organisée, en juin 1997, par le Réseau des marches européennes lors du sommet des chefs d’État de l’Union européenne à Amsterdam, avait été marquée par une forte présence italienne, et tout particulièrement des militants et des jeunes des Centri sociali [[Les Centres sociaux autogérés sont des espaces collectifs, occupés, où se retrouvent jeunes et moins jeunes pour organiser des activités sociales, culturelles et politiques. Il y a aujourd’hui plusieurs centaines de ces Centres sociaux en Italie, aussi bien dans les grandes métropoles que dans les petites villes de provinces.. Plus de trois mille personnes, venues d’Italie, s’étaient rendu à Amsterdam en occupant deux trains, revendiquant ainsi non seulement le droit de manifester, mais surtout pratiquant la liberté de circulation au travers de la gratuité des transports, ce qui est un des contenus du « revenu garanti ». Il ne faut pas oublier, au passage, que la conquête d’un revenu garanti a toujours été l’une des revendications centrales des Centres sociaux autogérés, une des matrices fondatrices de ce parcours politique : il est en quelque sorte constitutif de notre ADN. Pour autant, nous n’avons pas réussi jusqu’ici à créer une large mobilisation au sein de la société civile sur ce thème, et l’on peut même noter avec effroi, que les rares luttes de chômeurs que l’Italie a connues ces dernières années, et ce dans sa partie méridionale, étaient guidées par l’unique revendication du retour au plein emploi. C’est dans ce contexte que certains centres sociaux autogérés ont choisi de créer de nouveaux outils de lutte, plus spécifiques à la question du chômage et de la précarité. Ainsi, par exemple, est né à Rome le mouvement « Gli invisibili » (Les invisibles) dont les premières actions spectaculaires – entrée gratuite à différents spectacles culturels, opérations transports gratuits, etc. – ont permis de donner une forte visibilité à leurs revendications, et en particulier à celle d’un revenu garanti pour tous, avec ou sans travail. Les centres sociaux du Nordest, ont décidé de leur côté de créer une véritable fédération de chômeurs et précaires – la Federazione 3RME. Un nom insolite et apparemment insensé pour signifier à la fois : Revenu Minimum Européen, Réseau des Mouvements contre l’Exclusion et Revenu Maximum d’Existence. En plein développement dans le Nord-est, cette nouvelle organisation a comme objectif non seulement de conquérir un revenu garanti pour tous mais, de voir associer à cette rémunération « de droit » toute une série de droits sociaux tels que la gratuité des transports, de l’éducation, de la santé, ou encore la mise en place de tarifs réellement sociaux en ce qui concerne le logement, l’eau, l’électricité, le gaz, le téléphone. Cette fédération entend aussi assumer un rôle syndical afin que les précaires puissent enfin avoir leur propre instrument de représentation. Notre pari est que ce nouveau « sujet politique » soit capable de revendiquer et d’obtenir des droits effectifs pour l’ensemble des catégories qui ne sont pas « couvertes » par les mécanismes de protection sociale liés au statut de salarié.

Le laboratoire du Nord-est

La situation toute particulière que nous connaissons dans le Nord-est – que tout un chacun s’accorde à définir comme le « Modèle Nordest » – avec un taux de chômage moyen autour de 4 %, de petites et moyennes entreprises constituées en de multiples réseaux productifs interconnectés comme élément central de l’appareil productif, la domination d’un modèle de travail « hors » (travailleurs autonomes, indépendants, entreprises individuelles, etc.), a imposé de fait la réalité, et donc l’analyse, du passage du fordisme au post-fordisme. Pour intervenir dans ce contexte et espérer conquérir de nouveaux droits, les analyses et les méthodes qui ont pu caractériser le mouvement antagoniste durant le cycle précédent se révèlent obsolètes. Ces derniers mois, plusieurs luttes de travailleurs précaires – en particulier dans le secteur du nettoyage industriel et sur le port de Marghera [[La zone industrielle de Venise (chantier naval, pétrochimie, etc.) située sur la partie continentale de la ville. – ont ainsi été l’occasion d’une expérimentation pratique de nos hypothèses.

Nous avons ainsi été à l’origine d’un premier mouvement de précaires à l’intérieur de la Fincantieri [[Société d’économie mixte de chantiers navals présente dans plusieurs ports italiens.. À Marghera, sur environ 4000 ouvriers présents quotidiennement, seuls 1300 sont salariés de la Fincantieri. Les autres appartiennent au monde éclaté et diffus de la précarité dont les formes sont multiples: contrats temporaires auprès de sociétés de sous-traitance, voir de « sous-sous-sous-traitance », ou encore travailleurs indépendants (lavoratori autonomi), qui d’indépendants n’ont que le statut juridico-social, au sens où ils paient eux-mêmes les différentes contributions sociales et taxes professionnelles tout en ayant un travail subordonné au même titre (si ce n’est dans des conditions bien pires) que les salaries « classiques ». Nombre de ces travailleurs précaires provient d’Europe de l’Est ou des pays du Sud et travaillent pour le compte de sociétés de leur pays d’origine avec des salaires (très bas) en cours là-bas. Qui plus est, ces travailleurs, présents sur le territoire italien, avec un titre de séjour provisoire pour la durée de leur contrat de travail et avec interdiction totale de chercher un autre travail en Italie – il s’agit donc clairement de l’introduction des quotas d’immigrés calculés sur la base des besoins du modèle productif – se retrouvent dans l’impossibilité de trouver un logement décent ou encore de payer leurs titres de transport. Sur le plan des conditions de travail, inutiles de préciser que les rythmes et les cadences qui leur sont imposées dépassent bien entendu toutes les lois en vigueur régissant le code du travail ! Mais cette situation n’est pas seulement l’apanage des immigrés de « l’extérieur », de nombreux travailleurs du sud de l’Italie employés par des sociétés de sous-traitance pour six mois ou un an, connaissent les mêmes conditions d’emploi, de salaire et de vie. Dès lors, début mars, nous avons pris une première initiative devant les portails de la Fincantieri (où en ce moment sont en construction deux superbes navires de croisière pour Disney) pour dénoncer les conditions d’esclavage imposées à ces travailleurs immigrés et précaires. Dès cinq heures du matin, nous avons offert le petit-déjeuner à tous les ouvriers, ce qui a permis de discuter avec eux en particulier du tract et des revendications avancées par notre fédération. Simultanément, et pendant plus de trois heures, nous avons occupé les autobus des lignes qui conduisent ces salariés à la Fincantieri pour revendiquer la gratuité des transports pour les chômeurs et les précaires. Après cette journée d’initiatives, les syndicats confédéraux de la Fincantieri nous ont contactés pour organiser des initiatives communes. Quinze jours plus tard nous faisions avec eux des piquets de grèves pour bloquer les heures supplémentaires, à Marghera mais aussi à Monfalcone (Trieste). Actuellement, plusieurs initiatives sont à l’ordre du jour pour développer une mobilisation des précaires, malgré les pressions de tout genre que l’entreprise ne manque pas d’exercer sur eux.

La centralité de la lutte sur le revenu garanti

À la lumière d’un tel exemple, la bataille pour la conquête d’un revenu – qui doit garantir en Italie pour tout individu, à partir de dix-huit ans, un revenu minimum de quinze millions de lires annuels, auquel s’ajouterait la gratuité des transports publics, de la santé, de la formation et de fortes réductions pour une série de services essentiels (logement, électricité, eau, gaz et téléphone), dont pourraient bénéficier tous ceux dont le revenu ne dépasse pas vingt-cinq millions de lire nous apparaît plus que jamais centrale et ceci à plus d’un titre. Il s’agit tout d’abord d’une grande bataille culturelle et politique novatrice autour de l’affirmation du droit à l’existence, droit totalement déconnecté du rapport à l’emploi. C’est ce que nous voulons aussi affirmer lorsque la banderole qui ouvre tout cortège de la Federazione 3RME porte comme unique slogan : « Vivere ! » (autre clin d’oeil au mouvement français). Il s’agit pour la gauche radicale, antagoniste ou simplement pour ceux qui refusent la fatalité naturelle du modèle « néo-libéral » et de sa pensée unique, de construire un nouveau parcours, une nouvelle utopie possible. Pour s’opposer efficacement à la logique des politiques de dérégulation, il faut renverser le contenu de la flexibilité, l’envisager non plus du point de vue du capital, mais comme possibilité de choix pour les individus. Pourquoi refuser le fait de travailler trois ou cinq mois à l’année, si c’est nous qui faisons ce choix ? Le vrai problème, ce n’est pas la flexibilité du temps de travail, mais la flexibilité du revenu, ou mieux encore sa faiblesse actuelle. Les objections à ce discours sont nombreuses : « Alors comme ça, le capital pourra encore plus nous exploiter », « Il n’y aura plus ni droits ni garanties pour les travailleurs », etc. Elles nous semblent peu convaincantes car qui pourrait nous contraindre à travailler dans des conditions serviles, si nous réussissions à obtenir un revenu qui nous permette de vivre décemment ? La lutte pour le revenu doit être envisagée comme possibilité de recomposer une subjectivité conflictuelle, dans la mesure où c’est la seule revendication à même de réunifier les intérêts des chômeurs, des intermittents, des précaires, des étudiants, des immigrés, des retraités avec le minimum vieillesse, des personnes handicapées, des travailleurs indépendants. L’actuelle bataille pour les trente-cinq heures est importante et incontournable, car la perspective de travailler moins reste toujours quelque chose de positif : elle n’a cependant pas, dans les faits, de valeur unificatrice pour l’ensemble des figures du travail post-fordiste. Pour les uns, parce qu’ils ne peuvent pas trouver de travail ; pour les autres, parce qu’ils ont déjà suffisamment (sinon trop) travaillé; pour les autres encore, parce qu’ils subissent déjà la réduction du temps de travail et du revenu au travers de contrats précaires, part-time; ou encore pour ceux dont la limitation de l’horaire de travail signifierait une auto-réduction mécanique du revenu : de nombreux travailleurs indépendants ne peuvent pas se le permettre.

On entend aussi parler régulièrement de la lutte contre le travail au noir, dont les formes les plus abominables se traduisent par le travail des enfants et la situation de nouvel esclavage pour de nombreux immigrés. Encore une fois, quel moyen plus radical que la garantie d’un revenu de citoyenneté serait à même d’éviter que ces personnes soient contraintes d’accepter et de subir cette surexploitation ? Si l’on doit attendre un contrôle fiscal de toutes les entreprises qui recourent au travail clandestin pour mettre fin à cette situation, on peut encore attendre des décennies, sinon des siècles. Mais la conquête du revenu minimum européen – formule que nous avons inventée pour souligner notre fort enracinement dans le parcours du « Réseau des Marches Européennes contre le chômage, la précarité et l’exclusion », et pour sortir du seul cadre « national «, dont la sphère d’intervention est toujours plus réduite – concerne aussi les salariés. En effet, ce revenu garanti empêcherait les entreprises de susciter et d’exploiter une concurrence entre pauvres, en divisant les travailleurs « garantis » et les autres ; de proposer des emplois serviles, sans garanties et droits, sous-payés, dangereux pour la santé des travailleurs comme de l’ensemble des citoyens. Il imposerait au contraire une augmentation des salaires, l’ouverture de négociations sur l’organisation du travail pour imposer des rythmes et des temps plus humains et une totale garantie de sécurité et de salubrité pour tous sur les lieux de travail.

À partir d’une telle bataille, il est donc possible de dessiner ex novo les frontières d’un agir politique antagoniste, alternatif, se donnant comme centralité les êtres humains et non la gestion économique et les lois du marché. Récemment le gouvernement Prodi a décidé de créer, au niveau expérimental, un « revenu minimum d’insertion » qui oblige ainsi tout un chacun à se confronter avec cette thématique. Cette allocation qui sera attribuée en fonction du revenu global familial (et donc obligera encore plus de jeunes à habiter chez leurs parents le plus longtemps possible, la moyenne en Italie de l’âge moyen étant de vingt-neuf ans) aura une valeur (symbolique ?) de cinq cent mille lires (mille cinq cents francs) pour un célibataire. Ce projet de loi est pour nous, et nous espérons, pour tant d’autres, une occasion à ne pas rater pour lancer de larges initiatives de lutte, permettant aux chômeurs et aux précaires d’être les acteurs de leur mobilisation, condition indispensable pour penser pouvoir modifier la proposition du gouvernement dans la perspective de la garantie pour tous de conditions de vie décentes. C’est aussi une des leçons du mouvement français.