Refusons de reprendre à notre compte les discours que les États relayés par la presse communiquent, nous enjoignant de croire à l’engorgement des migrants aux portes terrestres et maritimes de l’Europe, alors que les États européens sont incapables de se mettre d’accord sur une politique d’accueil de populations qui représentent moins de 1 % de leur population. Refusons de nous en tenir à ces représentations de population dangereuse. Refusons d’accepter que les seules réponses soient « l’assistance », le contrôle, les expulsions.

D’aucuns, à Calais et ailleurs, ont ouvert des champs d’investigation, dans la double perspective de comprendre et d’agir. Les enjeux : d’abord connaître les migrants, en passant du temps avec eux, en ne les regardant pas seulement comme des victimes de la fatalité, mais tels des agents de leur destin à (re)construire, des pourvoyeurs de solutions et non de soucis ; ensuite étudier leurs parcours et destinations, les modalités des déplacements et des pauses ; créer aussi des « ambassades »où s’élaborerait un droit des migrants et où s’ouvriraient des possibles, au contraire d’un appareil législatif et jurisprudentiel de plus en répressif, construit pour « serrer » et décourager les migrants ; et puis comprendre quelles valeurs de nous autres ces mouvements migratoires mettent en cause, par exemple la permanence géographique, l’immutabilité des territoires, la fixation et la durabilité des villes ; enfin explorer les contradictions entre les économies mondialisées impliquant les mouvements de populations et les États-nations soucieux de conserver leurs frontières.

Au lieu de considérer qu’il existe de bons migrants (demandeurs d’asile) et de mauvais migrants (tous les autres), nous dénonçons l’hypocrisie des États qui dénient que les causes climatiques, les facteurs économiques, les régimes politiques obligent, au même titre que les guerres, des populations à fuir.

Au lieu de considérer que les étrangers en situation illégale sont des clandestins sur le territoire, nous rappelons l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme qui reconnaît à toute personne le droit de circuler librement, de quitter son pays et d’y revenir.

Au lieu de considérer ces populations comme potentiellement dangereuses, nous saluons leur courage vis-à-vis des dangers encourus, leur témérité et leur imagination pour se frayer un chemin entre hospitalité et hostilité, leur détermination à rester ou à partir dans un pays voisin, malgré les épreuves et les difficultés de langues, de transport, de culture.

Au lieu de considérer les camps comme des espaces d’exception ou correspondant seulement à des états d’urgence, nous disons que les migrants inventent et construisent les espaces en intelligence avec leurs activités quotidiennes de vie et survie sociales, économiques, culturelles. Les migrants, comme n’importe quels habitants, « ne doivent pas être considérés comme des consommateurs, mais des experts en habitat » (Yona Friedman).

Au lieu de considérer ces êtres humains comme un problème insoluble, nous notons que les migrants participent par leurs revenus et les sommes expédiées dans leur pays à la régulation des économies entre pays riches et pauvres ; que les États font appel aux étrangers quand ils ont besoin de main d’œuvre ; que les populations migrantes enrichissent le patrimoine culturel et linguistique des pays d’accueil.

Au lieu de considérer qu’ils volent nos emplois, nous montrons que les migrants créent des activités de commerce, des métiers liés à l’artisanat, à la musique, à la danse.

Au lieu de considérer que les étrangers sont des nomades et les nomades des étrangers, nous montrons que les candidats aux voyages sont des migrants mais aussi des travellers, des employés du bâtiment, des manœuvres de chantiers, des camionneurs, des artistes de spectacles forains ou des pèlerins qui apportent leur savoir-faire dans de nombreux pays.

Au lieu de considérer que les camps sont temporaires tandis que les villes sont nécessairement fixes, et les habitants sédentaires, nous explorons les installations mobiles et les camps à la marge des villes, mais aussi les villes éphémères créées pour accompagner des événements mondiaux tels que foires, jeux olympiques, rassemblements religieux, mouvements sociaux alternatifs, forums nationaux ou internationaux, etc.

Au lieu de considérer que le droit des étrangers doit être d’exception, enfermant les migrants dans des cadres de séjour contraignants, toujours assortis de la menace d’expulsion, nous pensons qu’il est plus intelligent de leur permettre d’être mobiles, donc d’envisager des séjours temporaires de courte ou longue durée.

Au lieu de considérer comme répréhensible leur volonté de vivre en communautés, nous disons que ce reproche doit être retourné contre ces États qui interdisent aux migrants de travailler, les condamnant à une grande précarité et une solidarité communautaire.

Car dans les « territoires circulatoires » où de nombreux migrants sont occupés à transbahuter savoirs et marchandises, le cosmopolitisme est l’ordinaire, ainsi que la solidarité.

Considérant Calais

Arrêté N° 2017-01 du 1er janvier 2017. Portant mesures de résistance aux politiques de destruction et de criminalisation de l’hospitalité faite aux réfugiés en France. Vus la République, la fraternité en ses fondements. Vus les bouleversements des temps présents, la perspective de mouvements migratoires extraordinaires, la démultiplication à venir de « jungles » dans les plis et replis de nos territoires. Considérant que la Jungle de Calais fut habitée par plus de 20 000 exilés, non pas errants mais rescapés de l’inimaginable, armés d’un espoir infini. Considérant qu’ici même ont effectivement vécu, et non survécu à peine, des rêveurs colossaux, des marcheurs obstinés, des pionniers inépuisables que nos dispositifs de contrôle, procédures carcérales, containers invivables se sont acharnés à casser afin que n’en résulte qu’une humanité-rebut à gérer, décompter, placer, déplacer. Considérant que Mohammed, Ahmid, Zimako, Youssef et tant d’autres se sont avérés non de pauvres errants, migrants vulnérables et démunis, mais d’invétérés bâtisseurs qui, en dépit de la boue, de tout ce qui terrorisait ou infantilisait, ont construit en quelques mois trois églises, cinq mosquées, trois écoles, un théâtre, deux bibliothèques, un hammam, trois infirmeries, cinq salons de coiffure, quarante-huit restaurants, quarante-quatre épiceries, sept boulangeries, quatre boîtes de nuit, d’immenses preuves d’humanité réduites au statut d’anecdotes dans l’histoire officielle de la « crise des migrants ». Considérant qu’à bonne distance du centre historique de Calais, l’on a habité, cuisiné, dansé, fait l’amour, fait de la politique, parlé plus de vingt langues, chanté l’espoir et la peine, ri et pleuré, lu et écrit, contredit les images du désastre, bourrés de plaintes contre toute dissidence. Considérant qu’entre autoroute et front de mer, chacun des habitats construit, dressé, tendu, planté, portait l’empreinte d’une main soigneuse, d’une parole liturgique peut être, de l’espoir d’un jour meilleur sans doute, et s’avérait donc une écriture trop savante pour les témoins patentés dont les yeux n’ont enregistré que fatras et cloaques, dont la bouche n’a régurgité que les mots « honte » et « indignité ». Considérant que pendant un an, dans la ville comme dans le bidonville, des centaines de Britanniques, Belges, Hollandais, Allemands, Italiens, Grecs, Français, ont construit, distribué vivres et vêtements, organisé concerts et pièces de théâtre, créé radios et journaux, dispensé conseils juridiques et soins médicaux et, le soir venu, occupé les dizaines de lits de l’Auberge de Jeunesse de Calais, haut lieu d’une solidarité active peut-être unique au monde, centre de l’Europe s’il en fut. Considérant qu’avant ces mois officiellement sombres, les associations locales n’avaient jamais reçu autant de dons et de propositions de bénévolat, et que durant ces mois hors du commun n’a pourtant cessé d’être reproduite la fable d’une exaspération collective, d’une xénophobie généralisée, d’une violence calaisienne qui, surmédiatisée, a sali la ville autant que les kilomètres de barbelés l’ont défigurée. Considérant que Calais fut, de facto, une ville-monde, avant-garde d’une urbanité du XXIe siècle dont le déni, à la force de politiques publiques brutales, a témoigné d’un aveuglement criminel à l’endroit de mondes à venir, d’un irresponsable mépris pour les formes contemporaines d’hospitalité que des milliers d’anonymes ont risquées. Considérant qu’à la suite de l’écrasement de cette cité potentielle et de l’éloignement de ses bâtisseurs, Mairie, Région et État réunis ont programmé l’ouverture à Calais d’un parc d’attractions nommé « Heroïc Land », urbanité factice de 40 hectares dédiée aux héros de jeux vidéo, cité fantôme de 275 millions d’euros, monument à la vulgarité des politiques publiques contemporaines. Considérant que tout ce qui fit et que fut la Jungle ne disparaîtra pas, ni à la force d’une violence légale déployée en lisière de nos villes comme si s’organisaient là quelques bandes de criminels, ni sous l’effet d’attractions pour anesthésier les esprits et détourner les regards, ni par la grâce des solutions abstraites de « l’hébergement pour tous », dont les containers, centres, et autres camps officiels à plusieurs millions d’euros exposent, sidérant, le caractère d’impasse. Considérant que l’incurie des acteurs publics d’aujourd’hui et l’inanité de leurs solutions sont si vastes que demain la Jungle de Calais se réinventera au centuple, en France comme en Europe, et que pour l’invention de politiques publiques sérieuses enfin, demeurera comme seul trésor public le fruit de ce que Calaisiens et exilés ont inlassablement cultivé des mois durant, à savoir ce qui nous rapproche.

Déclare :

– 1 : Que la destruction de la Jungle de Calais doit se voir consignée dans les pages de l’histoire contemporaine telle un acte de guerre conduit contre des constructions, contre des hommes, des femmes, des enfants, des rêves, des chants, des histoires, non seulement contre un bidonville, mais contre ce qui en 2016 a fait ville à Calais…

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