Majeure 16. Philosophie de la biologie

atomes et un cercle de vie Quelques réflexions à peine philosophiques

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Cet article pose la vieille question du vitalisme à partir d’un exemple concret, très récent : la fabrication en laboratoire, pour la première fois, d’un virus (de la poliomyélite). Face à cet exemple, l’auteur rappelle deux exemples d’argumentation sur la nature du vivant : celle de Leibniz et celle de Claude Bernard. Si le propre du vivant, selon les biologistes ayant fabriqué le virus eux-mêmes, est de se répliquer, que dire de la position dominante en philosophie de la biologie aujourd’hui qui refuse l’attribution substantielle de propriétés ? On lira en conclusion une nouvelle manière de reconnaître une spécificité au vivant sans en faire une propriété métaphysique, qui souligne l’intérêt même de la philosophie de la biologie.

A

L’information date de l’été 2002. Le Monde publie dans son édition du 14/l5 juillet un article au titre évocateur de Des biologistes ont réussi à créer le virus de la poliomyélite. On ne devine pas qui a inventé le titre – l’équipe du journal ou l’auteur de l’article, Jean-Yves Nau. Toujours est-il que le verbe « créer » y tient une place centrale. Le virus étant perçu comme une entité appartenant à l’ordre du vivant (de par son pouvoir de se reproduire par autoréplication dans une cellule autant que par celui, redoutable, d’engendrer, sinon la mort de l’individu qui en est atteint, du moins des désordres organiques plus ou moins durables), le titre ne peut pas ne pas éveiller des représentations sociales aussi variées que celles de Frankenstein et de son monstre, de Prométhée, de Faust…
L’article de Nau résume une contribution dont la version électronique a été mise en ligne par la revue Science le 11 juillet 2002.([[ ) Et non le 12 juin, comme l’indique l’article de Nau.) Le titre de cette contribution savante et très technique est froidement sobre : Chemical synthesis of poliovirus cDNA. Une brève réflexion portant sur la sémantique du titre laisse supposer que le virus de la poliomyélite aurait pu être obtenu par un procédé équivalent, ou du moins semblable, à ceux utilisés par les chimistes qui effectuent chaque années des milliers des synthèses de molécules organiques et inorganiques dans leurs laboratoires. Mais ce n’est pas par un mélange de deux ou plusieurs composants dans un tube que le virus a été synthétisé ou créé. Certes, les chercheurs ont utilisé du matériau inerte qu’ils ont obtenu d’une compagnie qui commercialise des matériels possédant la disposition de synthétiser les nucléotides des acides nucléiques. C’est dire que les composants de base étaient d’emblée dotés d’un pouvoir « vital » qui fait défaut aux substances organiques du genre de la matière colorante de la garance, de l’acide urique ou des neurotransmetteurs. Aucun neurotransmetteur connu, tout organique qu’il soit, ne peut s’autoreproduire en vertu d’informations qu’il véhicule, et aucun sel organique connu ne peut agir sur et dans des cellules vivantes comme le font les virus. D’où il suit que l’expression « synthèse chimique » est au mieux ambiguë, et prêtant, au pire, à des méprises épistémologiques.
Dans la version imprimée de l’article parue le 9 août 2001 dans Science, les auteurs, Jeronimo Cello, Aniko Paul et Eckard Wimmer de l’université de l’État de New York à Stony Brook, décrivent comment ils ont synthétisé le virus.([[ ) Cf. Jeronimo Cello, Aniko Paul et Eckard Wimmer, « Chemical Synthesis of Poliovirus cDNA : Generation of Infectious Virus in the Absence of Natural Template », in Science, vol. 297, 9 août 2002, p. 1016-1018.) Ils ont d’abord construit une version complémentaire du génome du virus (génome dont ont connaît la structure depuis une vingtaine d’années) non pas en se servant de nucléotides de l’acide ribonucléique, mais en utilisant de l’acide désoxyribonucléique qui est, lui aussi, porteur d’informations. Par la suite, cette structure montée de toute pièce a été mise en présence d’un enzyme capable d’effectuer la transformation de l’acide désoxyribonucléique en acide ribonucléique, processus par lequel a été crée la copie conforme de l’ARN du virus dit naturel.
Comment répondre à la question de savoir si cette entité constitue un être organisé vivant ? À en croire le rapport cité, l’introduction du virus synthétique dans un extrait de cytoplasme, d’une part, et dans des souris, d’autre part, a mis en évidence la virulence spécifique de la structure virale « synthétisée de novo ». La spécificité pathogénique étant en outre corroborée par une série d’expériences complémentaires (ce qui signifie que le virus synthétique cause, tout comme son parent naturel, rigoureusement les mêmes processus caractéristiques de la même forme de poliomyélite([[ ) Si bien qu’il existe une relation bi-univoque entre l’espèce de l’agent pathogène, d’un part, et les réactions pathologiques dans les représentants d’une ou de plusieurs espèces-cibles du virus. La notion de spécificité du vecteur infectieux est due aux recherches bactériologiques menées par Robert Koch dans les années 80 du XIXe siècle.)), les auteurs tirent de leurs observations la conclusion suivante : « La synthèse chimique du génome viral … avec une synthèse de novo non-cellulaire a produit un virus synthétique doué des propriété biochimiques et pathogènes du virus de la poliomyélite. [… Si le pouvoir de se répliquer est une caractéristique de la vie, alors le virus de la poliomyélite est le composé chimique C332652H492388N98245O131196-P7501S2340 et un cycle de vie ».([[ ) Cello et alii, op. cit., p. 1018.)
B
La représentation graphique de cet énoncé dans le corpus de l’article en fait pour ainsi dire l’expression métonymique d’un contentieux théorique.
Sans nécessairement se conformer aux règles syntaxiques de la logique formelle, on peut transcrire la deuxième partie de l’énoncé comme suit :
(1) Soit CC la composition chimique indiquée.
(2) Soit CV le cycle de vie.
(3) Définition du virus de la poliomyélite : CC + CV.
Si de nos jours, comme l’affirme David Hull, «les scientifiques comme les philosophes tiennent la réduction ontologique pour acquise : les organismes ne sont “rien d’autre” que des atomes, point final »,([[ ) D. Hull, « Philosophy and biology », in G. Fløistad, ed., Contemporary philosophy: a new survey, vol. 2, La Haye, 1981, p. 282; remerciements à Charles Wolfe auquel je dois l’information concernant l’énoncé de Hull.) il s’ensuit que la définition du virus proposée par les chercheurs américains est inutilement surchargée. La conception réductionniste (dans la version succincte qu’en donne Hull) impose en effet une économie ontologique inéluctable – celle de définir le virus de la poliomyélite par les seuls 1064332 atomes de carbone, d’hydrogène, d’azote, d’oxygène, de phosphore et de souffre auxquels il se réduit, un point, c’est tout. Mais étant donné qu’un grain de sable, une goutte de pluie ou l’astéroïde 951 nommé Gaspra ne sont aussi « rien d’autre » que des atomes, l’école réductionniste évacue non seulement ce qui pourrait a posteriori justifier le maintien de la distinction entre l’inerte et le vivant (vu que le « rien d’autre que des atomes » ne permet plus de concevoir les corps en termes de complexifications internes à la matière qui atteignent ou franchissent le seuil du vivant), mais encore toute interrogation concernant les mécanismes et les structures en vertu desquels le virus de la poliomyélite diffère d’un composé non-viral possédant exactement le même nombre d’atomes, mais répartis dans un ordre différent. Il semble donc que c’est la petite différence entre les atomes d’un corps organisé et ceux d’un corps inerte qui fait la grande différence entre une philosophie réductionniste (et somnifère) et une approche épistémologique dont le but demeure de faire du « cycle de vie » (ou de tout mécanisme correspondant) l’objet de son interrogation et de sa réflexion.
L’exemple que j’ai choisi pour la circonstance de cet essai a l’avantage d’illustrer où exactement se situe le champ des interrogations. Ce n’est pas la matière, réduite au « rien que des atomes » d’une ontologie exsangue, qui peut orienter la recherche épistémologique dans les dédales de la biologie moderne, mais ce à quoi les signes distinctifs d’un corps vivant (le virus, le rotifère, le puceron, l’hirondelle, la souris blanche, etc.) renvoient. Ou plus simplement, en quoi un corps vivant se distingue-t-il d’un corps mort ? Tout porte à croire que c’est une configuration particulière de la matière, configuration à laquelle les chercheurs américains cités plus haut (ou d’autres auteurs) font allusion par l’emploi de la notion de « cycle de vie », qui constitue l’une des pierres d’achoppement de la philosophie de la biologie.

C
L’histoire des sciences est riche en tentatives visant à déterminer conceptuellement et expérimentalement ce qui fait d’un corps un corps vivant. J’en retiendrai deux pour illustrer mon propos. Le premier est tiré des Considérations sur les principes de vie et les natures plastiques de Leibniz. Dans cet opuscule composé en 1705, la définition du principe de vie est entièrement subordonnée à la dynamique des corps inertes, qui repose sur la double loi (a) de la conservation de « la force totale des corps, qui ont commerce entre eux » et (b) de la conservation de la « direction totale ». C’est dire que ni l’âme ni quelque autre principe ne saurait modifier « le cours ordinaire des corps ».([[ ) Gottfried Wilhelm Leibniz, « Considérations sur les principes de vie et les natures plastiques », in Principes de la Nature et de la Grâce, Monadologie et autres textes 1703-1717, présentation et notes de Christiane Frémont, Paris, Flammarion, 1996, pp 91-120; le passage cité se trouve à la p. 95.) Cette double loi ne tolérant aucune contamination par des ingrédients étrangers à la dynamique, Leibniz est obligé pour rendre compte des « corps organiques et animés », sous lesquels il ramasse « non seulement les animaux et les plantes, mais encore d’autres sortes peut-être, qui nous sont entièrement inconnues »([[ ) Leibniz, op. cit., p. 94.), de recourir à des lois relevant d’un autre ordre. D’où la théorie des deux natures, dont l’une – la nature de la matière non-substantielle – est mise en face de l’autre – celle des substances régies par des lois à part -. Cependant, le polymathe([[ ) A propos de ce terme cf. l’article POLYMATHIE de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.) ne peut se contenter de cette opposition, étant donné qu’elle n’explique ni l’existence des corps animés observés, ni la rencontre non-fortuite entre êtres humains ou infra-humains. Il fait donc correspondre les deux natures « comme deux pendules parfaitement bien réglées sur le même pied, quoique peut-être d’une construction toute différente ».([[ ) Leibniz, op. cit, p., 95.)
Inutile d’insister sur le fait que les conséquences de la biophilosophie leibnizienne sont d’un ordre de grandeur qui n’a rien de commun avec celui de la biophilosophie du XXe siècle. L’important, dans le cadre de cet essai, n’est cependant pas le contenu théorique des Considérations de 1705, mais la rigueur conceptuelle dont Leibniz a fait preuve. L’un des enseignements que l’on peut tirer de son approche est que les particularités des corps organisés ou animés ne peuvent être déduites de la seule physique. En effet, le « mécanisme » (la matière) étant incapable de créer en toute autonomie quelque corps organisé que ce soit, les principes de vie (les ensembles spécifiques d’appétits, de perceptions, de rythme de croissance et de dégénérescence propre au vivant) doivent être répartis, selon un plan préétabli, dans l’univers. C’est ce que les Considérations appellent « la matière arrangée par une sagesse divine » ou matière « essentiellement organisée partout ».([[ ) Leibniz, op. cit., p. 99.) On peut en conclure que le vivant est présent dans le microcosme comme dans le macrocosme et qu’il s’inscrit autant dans l’unité de l’organisme que dans les organes, les tissus, les parties des tissus. On pourrait même comparer cette notion du vivant à l’image de poupées russes taillées par un artisan qui, non content d’emboîter cinq ou six spécimens, en créerait plusieurs douzaines et conférerait à chaque « unité » une physionomie individuelle. Ainsi, « il y a machine dans les parties de la machine naturelle à l’infini, et tant d’enveloppes et corps organiques enveloppés les uns dans les autres, qu’on ne saurait jamais produire un corps organique tout à fait nouveau, et sans aucune préformation, et qu’on ne saurait détruire entièrement non plus un animal déjà subsistant ».([[ ) Leibniz, op.cit., p. 99.)
Il semble que le physicalisme biologique demeure réfractaire à ce type de raisonnement. C’est pourquoi il est recommandé d’en tirer les conséquences pour cette doctrine (tout en mettant délibérément entre parenthèses les références aux natures plastiques, au préformisme, au fixisme, etc., de Leibniz). Le physicalisme s’est engagé à rendre compte conceptuellement de la matière vivante en se tenant de manière stricte au seul « mécanisme ». Cet engagement présuppose l’identification a priori de toute « machine » (pour ne pas désapprendre trop vite la terminologie leibnizienne) au « mécanisme » qui, par convention, forme un objet épistémique trop restreint pour servir de base à la conceptualisation du cycle de vie. Le problème de la conceptualisation du cycle de vie rend donc nécessaire la redéfinition du matérialisme biologique dans le sens d’un dépassement du cercle ontologique qui nous oblige à dire que les organismes « ne sont rien d’autre » que des atomes (on le savait, mais cela n’explique rien).

D
Deuxième exemple. L’incohérence conceptuelle que peut causer le rejet d’un matérialisme souple et adapté aux exigences de la biologie est magnifiquement illustrée par un passage des Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux de Claude Bernard parues en 1878/79. Pris entre le refus du vitalisme en tant que doctrine des forces vitales métaphysiquement autres que les forces physiques (et physiquement dans l’impossibilité de démonter le bien-fondé d’une hypothèse vitaliste) et le refus du matérialisme spontané des sciences physico-chimiques, Bernard esquisse une théorie pour laquelle il réserve le nom de « vitalisme physique ».([[ ) Claude Bernard, Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux, t. II, Paris, Baillière, 1879, p. 524.) Cette théorie veut tenir compte « de ce qu’il y a de spécial dans les manifestations de la vie et de ce qu’il y a de conforme à l’action des forces générales : l’élément ultime du phénomène est physique ; l’arrangement est vital. »([[ ) Claude Bernard, op. cit., p. 524.) L’explication des termes-clefs de ce passage se trouve dans la première leçon qui établit un lien entre les phénomènes de la vie et les « conditions physico-chimiques rigoureusement déterminées », mais qui en même temps énonce l’idée que ces phénomènes se succèdent « dans un enchaînement et suivant un loi fixés d’avance ».([[ ) Claude Bernard, Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux, t. I, Paris, Baillière, 1885 (2e édition conforme à la première de 1878), p. 51.) Et Bernard de compléter la « plus simple méditation » : « Toutefois l’observation ne nous apprend que cela : elle nous montre un plan organique, mais non une intervention active d’un principe vital. La seule force vitale que nous pourrions admettre ne serait qu’une sorte de force législative, mais nullement exécutive. Pour résumer notre pensée, nous pourrions dire métaphoriquement : la force vitale dirige les phénomènes qu’elle ne produit pas ; les agents physiques produisent des phénomènes qu’ils ne dirigent pas ».([[Bernard, op. cit, p. 51.)
Rien n’est dit dans ce passage de l’action même du pouvoir législatif ; rien non plus sur les liens que ce pouvoir entretient avec la nature physique ; rien, enfin, sur l’origine de cette force et des lieux de son action (est-ce au niveau cellulaire que s’exerce le pouvoir législatif, au niveau moléculaire ou au niveau molaire, par intermittence et dans certains lieux seulement ou en permanence et partout ?). On peut donc sans doute reprocher à certains vitalistes (dont il faudrait cependant analyser les textes avant de porter un jugement fondé) d’avoir inventé des chimères pour expliquer ce en quoi l’inerte ressortissait d’une autre nature que de celles de la physique. Mais ces vitalistes mal famés avaient au moins le mérite d’attribuer ces forces dites chimériques à la nature matérielle des choses au lieu de poser un pouvoir législatif qui, mystérieusement, sous-tend les manifestations de la natura naturans ou préside de l’extérieur à la production des phénomènes du vivant.
L’exemple de Bernard montre qu’un auteur peut à la fois rejeter le vitalisme dit classique et subrepticement reprendre à son compte les motifs qui ont été le ressort même des doctrines condamnées. L’exemple montre en outre que la condamnation du vitalisme peut entraîner l’abolition de l’aspect peut-être le plus intéressant (quoique le plus ardu) de la philosophie de la biologie – l’aspect des rapports entre l’inerte et le vivant.([[Ceci rejoint l’analyse présenté par Jean Gayon, « Le vitalisme entre vie et mort dans la pensée de Lumières », in Philosopher sans frontières. Hommage à Joachim Kopper, Dijon, Éditions Universitaires, 1994, pp.85-105.)