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Mars : une journée particulière

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L’art du mouvement

Le mouvement contre le CIP a accumulé une puissance d’autant plus explosive que sa mécanique et sa composition internes sont difficilement réductibles à la présence d’une figure sociale dominante. Ses trois caractéristiques fondamentales peuvent être définies de la manière suivante : ce n’était pas un mouvement “étudiant”, mais plutôt la convergence autour de la massification étudiante de figures sociales et productives diverses. Si elles ne sont pas complètement étrangères au monde de l’école et de la formation, elles sont très mobiles sur le marché du travail ; ç’a été la première grande mobilisation sociale, non dominée par les figures traditionnelles du travail salarié, sur des thématiques directement salariales ; contrairement aux plus récentes grandes vagues de lutte (celles des universitaires et des cheminots en 1986, des infirmières en 1988 et des lycéens en 1990), le mouvement de mars 1994 n’a exprimé aucune forme significative de représentation, pas même du type des “coordinations”.

Comment peut-on procéder dans le travail d’interprétation ? Comment décoder les langages et les dynamiques de production de sens qui ont traversé ces 35 jours de lutte ? Plusieurs approches sont possibles. On pourrait analyser le décret de loi sur le CIP, l’attitude du gouvernement Balladur et essayer de reconstituer les positions des organisations syndicales des étudiants et des médias. On pourrait aussi reconstituer de manière diachronique les différents passages qui ont marqué l’essor de la lutte et sa diffusion, jusqu’au retrait du CIP. Ces pistes de travail méritent, toutes, d’être développées. Mais une autre lecture est possible, celle qui situe ce mouvement dans sa spécificité et son unicité. Il s’agit de l’appréhender comme un événement et, à partir de là, de lire tous les autres passages. On pourrait considérer le mouvement de mars, dans toute sa multiplicité et son chaos, comme une œuvre, une territorialisation existentielle autour de laquelle la subjectivité s’est recomposée “comme plusieurs spots lumineux s’assemblent en un faisceau pour éclairer un point unique”. Il s’agit alors de partir d’un point, d’un événement essentiel où se sont concentrés le passé et le futur du temps riche de la coopération sociale antagoniste, de rendre compte du non-signifiant, des multiplicités riches de virtualités subjectives qui ont traversé le tissu social le long de lignes dont les convergences et les entrecroisements ont formé des points de concentration dynamique. On partira donc d’un tournant spécifique, celui de l’avant-dernière manifestation nationale, celle du 25 mars. Il constituera notre point d’approche pour expliquer et interpréter de manière synchronique l’avant et l’après du mouvement contre le CIP.

25 mars 1994 : de l’anatomie de la rue à celle du mouvement

Vendredi 25 mars 1994, presque toutes les grandes, moyennes et petites villes de France sont traversées par les manifestations contre le CIP. Dans plusieurs villes les cortèges sont déjà quotidiens, souvent accompagnés par des barrages routiers, des occupations d’entrées d’autoroutes ou de gares SNCF. Pour la première fois, la mobilisation n’est pas attirée par la force de gravité de la capitale. Il s’agit d’une échéance générale qui se nourrit, tout en les renforçant, des dimensions territoriales et régionales de la lutte. Cette dernière évite le traditionnel rapport revendicatif avec l’État central. Tout en étant dirigée contre un décret-loi, elle montre que le CIP n’est que le prétexte à un affrontement général, social, sur le revenu. Elle se situe, de facto, au-delà de la médiation traditionnelle de l’État (de ses formes de représentation institutionnelle) et consacre par là même la dimension résiduelle du Welfare State. En fait, chaque forme de représentation du mouvement, y compris les coordinations, est discréditée avant même qu’elle puisse se mettre en place. La recomposition du mouvement n’en élimine jamais sa multiplicité sociale et territoriale. Le processus de subjectivation n’affirme ni l’hégémonie d’un acteur, ni la centralité politique et spatiale de la capitale comme lieu de conjonction et expression du mouvement. Au contraire, sa production spatio-temporelle élargit jour après jour les conditions d’expression des subjectivités sociales et antagonistes dans toute leur multiplicité. La subjectivité n’a pas un point fixe ni de centre. Subjectivité et multiplicité vont de pair. La lutte s’alimente de la multiplicité des mouvements. Ce n’est pas un sujet unique, le “peuple étudiant”, ou une “générique jeunesse étudiante” (dont l’identité serait substantielle et fixe) qui descend dans la rue, mais une multitude de sujets collectifs. Il s’agit d’une donnée particulièrement importante, surtout si l’on songe à la manière dont la gestion d’un système de Welfare très centralisé a toujours influencé les mouvements de lutte en France.

La violence fait partie de la multiplicité du mouvement

Trois bassins de travail immatériel occupent la scène du 25 mars : l’agglomération bretonne qui s’étend entre Rennes et Nantes, la zone métropolitaine du grand Lyon et l’Île-de-France. Des milliers de manifestants défilent dans les rues de ces villes. Sauf à Lyon, où la mobilisation clôture un cycle de manifestations quotidiennes très violentes, la soirée du 25 mars se termine par de nombreux incidents à Paris, Rennes et Nantes. Des secteurs entiers et nombreux des cortèges participent activement, de manière complètement inorganisée et spontanée, aux affrontements. Ces événements indiquent qu’une véritable radicalisation de pans entiers du mouvement a eu lieu. Elle dépasse (sans pour autant les éliminer) les comportements transgressifs des groupes de jeunes des banlieues. La radicalisation est proportionnelle à l’absence de toute forme de représentation. Les mouvements contre le CIP ont tracé une ligne à direction variable, qui ne suit aucun contour et ne délimite aucune forme[[Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris 1980, p. 624..

Dans les premières phases de la lutte, le rôle des syndicats étudiants et lycéens (Unef et Fidl) et des premières formes de coordination des IUT est central. Paradoxalement, au fur et à mesure que le mouvement s’étend et monte en puissance dans sa multiplicité riche et irréductible, ces formes de représentation sont progressivement marginalisées sans pour autant que d’autres s’affirment. Dès le début de la lutte, les pillages de boutiques, la destruction du mobilier urbain, les incendies de voitures le long du parcours des cortèges de Paris et Lyon constituent une réalité endémique, portée par les jeunes des banlieues. À Lyon il s’agit d’une réalité quotidienne. À Nantes, où une composition sociale plus homogène semble exprimer une radicalisation plus compacte du mouvement, les boutiques sont épargnées au prix de longues heures d’affrontements quotidiens avec les forces de police qui défendent la Préfecture. Ces comportements diffus, s’ils montrent une progressive radicalisation de la “rue”, n’expriment pour autant ni une homogénéisation générale, ni une hégémonie organisée de la lutte. Dès les premières manifestations, les groupes multi-ethniques des banlieues métropolitaines ont véhiculé dans les rues des grandes villes leur révolte quotidienne. La haine des périphéries a ainsi fait irruption au cœur des métropoles. Ensuite, au fur et à mesure que la rue devient le lieu de convergence de figures sociales plus immédiatement liées aux différentes formes de travail immatériel, la violence se charge d’autres dynamiques et se généralise. Mais la donnée fondamentale ne concerne pas tant le niveau de violence que la prédisposition quasi naturelle du mouvement à accueillir en son sein la multitude des comportements et des sujets, à couvrir même les comportements les plus transgressifs et les plus marginaux comme la “dépouille” dans le cortège, ce qui montre que les espaces lisses ne sont pas par eux-mêmes libératoires. Mais c’est en eux que la lutte change, se déplace et que la vie reconstitue ses enjeux, affronte de nouveaux obstacles, invente de nouvelles allures, modifie les adversaires[[G . Deleuze et F. Guattari, ibid. p. 625.. Le mouvement apparaît comme un agencement de trajectoires subjectives aboutissant à une machine antagoniste sans limitation ni hiérarchie, un processus de subjectivation qui laisse subsister les singularités des sujets. Le 25 mars, chaque partie de la manifestation reprend les mots d’ordre pour la libération des manifestants arrêtés durant les incidents. Le consensus est tellement diffus que les organisations syndicales institutionnelles n’oseront jamais condamner de manière claire et nette les actes de violence qui ponctuent les cortèges.

L’espace strié du pouvoir et l’espace lisse des mouvements

Les médias et le gouvernement ont pourtant utilisé tous les moyens pour essayer d’homologuer cette flambée de lutte. La message véhiculé était, tout compte fait, très traditionnel. “Il ne faut pas confondre les étudiants et les casseurs”. C’est justement à l’occasion de la manifestation du 25 mars que le ministre de l’Intérieur, Charles Pasqua, essaye de transformer le discours idéologique. Il se pose en garant de l’État de droit et donc d’un droit de manifester qui ne “saurait être perturbé par les énergumènes des banlieues qui causent les violences et les pillages”. En passant, il tâche d’empocher les sinistres dividendes des opérations de séduction de l’électorat xénophobe. En expulsant deux – jeunes d’origine algérienne, il essaye de faire passer l -idée que la violence est d’origine ethnique et ne concerne qu’une composante bien délimitée du mouvement. Mais pour Charles Pasqua, qui est aussi ministre de l’Aménagement du territoire, la mobilisation du 25 mars a surtout été l’occasion d’expérimenter les nouvelles techniques de contrôle et de striage du territoire. À Paris, le parcours du cortège, du centre à la périphérie, le long des grands boulevards haussmanniens, a été littéralement encerclé par un impressionnant dispositif de policiers en uniforme et en civil. La police encadre tout le cortège, chaque rue latérale du parcours, la tête et la queue étant au contact de nombreux pelotons de CRS suivis de dizaines de véhicules. Tout au long du trajet, la Préfecture a interdit le stationnement et les voitures garées ont été enlevées. Tous les commerçants, y compris ceux des rues adjacentes dans un rayon de 500 mètres, ont été invités à fermer les boutiques par les policiers mobilisés dès la matinée. Toutes les stations du métro touchées par le défilé sont fermées et les filtres de police empêchent parfois les jeunes de sortir ou d’entrer dans le cortège. L’Etat a joué sur le striage mobile du territoire, convaincu de pouvoir énucléer de manière chirurgicale (l’imaginaire de la guerre du Golfe s’est déplacé !) la composante radicale du mouvement.

Le striage de l’espace visait l’amplification des segmentations internes d’un mouvement très composite. Les enquêtes “anthropométriques” réalisées par les services de police après les rafles de plusieurs centaines de manifestants (au cours des incidents qui avaient émaillé les autres manifestations) avaient créé un effet d’illusion optique quant à l’efficacité d’un contrôle du territoire basé sur la réduction de la mobilité des sujets jugés dangereux, à savoir les “bandes” à composition multi-ethnique des banlieues. La véritable chasse aux “casseurs” se déroule justement le long des axes de mobilité des jeunes. Des filtres de police essayent d’intercepter les “casseurs”, avant et après la manifestation, dans les stations du métro, du RER. Mais le pouvoir a trop confiance en ses propres instruments d’analyse sociologique. Lorsqu’il analyse la composition sociale des jeunes arrêtés (30 % de lycéens, 30 % de chômeurs et précaires, 30 % d’étudiants des IUT et dés BTS et 10 % seulement d’étudiants généralistes), il pense interpréter la composition spécifique des “casseurs”, alors qu’il a sous les yeux la composition même du mouvement.

En hérissant la ville de barrières policières menaçantes, avec le striage mobile de l’espace, le ministre de l’Intérieur et ses sociologues visent à reproduire, au cœur de la métropole, le désert de la banlieue, le “non-lieu de la zone”. Le striage policier de l’espace est apparu comme une violence déterritorialisante, attaque préventive contre la consistance des territoires existentiels, singuliers et collectifs, qui ont brisé en plusieurs points, par la machine de la lutte générale, le vide dans la subjectivité, en cassant la polarité brutale de l’organisation de l’espace, en s’attaquant à l’ensemble du dispositif de verticalisation et d’exclusion qui caractérise l’espace urbain comme le marché du travail. Face à un espace strié où “on ferme une surface et on la répartit suivant des intervalles déterminés, d’après des coupures assignées”, les mouvements se distribuent dans le “lisse, sur un espace ouvert, d’après des fréquences et le long des parcours[[Ibid. p. 600.”.

Le pouvoir était convaincu d’arriver à soustraire aux secteurs marginaux de la manifestation la joie du pillage de marque, hors des mornes linéaires des hypermarchés de banlieue, dans les belles boutiques de Montparnasse et de la rue de Rennes. Mais les analyses des sociologues n’ont pas cerné la dimension réelle du mouvement : mouvement composé de plusieurs mouvements de lutte sur le revenu social qui se sont recomposés autour de couches d’intellectualité de masse déjà très intégrées aux besoins de l’accumulation post-industrielle et de son marché du travail. La revendication d’un revenu social n’est apparue ni de manière explicite, ni sous la forme d’une demande, traditionnelle dans le cadre du Welfare State, d’un supplément de subventions. Il s’est agi de la revendication implicite d’une grande lutte égalitaire de type nouveau. La violence générale contre tout symbole de l’administration (préfectures, CRS, mobilier urbain, gouvernement..) n’exprimait pas, comme le pensait le gouvernement, une rébellion générique identitaire et désespérée des exclus, mais une expression puissante de la révolte sociale contre les hiérarchies odieuses qui régissent aujourd’hui la, distribution du revenu social. Le “j’ai la haine” des jeune ; leur “subjectivité sans objet[[Cf. l’interview de F. Ewald à J. Baudrillard dans Magazine Littéraire, juillet-août 1994, sur la Haine.” ne sont pas les signes du désespoir qu’entrevoit un Ewald, ni la fin “de la haine de classe” qu’annonce Baudrillard. La lutte contre le CIP renvoie dos à dos les orphelins, heureux ou malheureux peu importe, du sujet et des objectifs (négociables) de son action. C’est justement l’absence d’objet qui remplit et constitue le mouvement en tant que multiplication de connexions horizontales, épanouissement des diagrammes contre et au-delà des programmes. Dans ce déplacement il n’y a rien de “réactionnel et autodestructeur”. Le “j’ai la haine” crié par les jeunes renvoie et annonce la haine sociale dont ils sont l’objet. Leur haine n’a pas d’objet car ils en sont eux-mêmes les victimes. Leur révolte est au contraire un refus de la haine, l’expression d’un élan égalitaire qui est incompréhensible selon les prismes “du crime et de l’émeute”.

La rue a balayé les dispositifs de contrôle de la mobilité car elle a été le théâtre de la territorialisation de la première manifestation de masse des travailleurs des bassins de travail immatériel de Paris, Lyon et Nantes. Une lutte non pas contre les conséquences futures du CIP, mais contre la réalité actuelle de la segmentation salariale et productive dont la métropole et son organisation spatiale sont le symbole. Dans la rue, les subjectivités antagonistes habituellement enfermées dans les “réserves” des périphéries (où les manifestations violentes restent une réalité quotidienne) ont explicité, produit pourrait-on dire, l’un des éléments fondamentaux de la lutte sur le revenu social : la conquête d’un seuil minimum de mobilité. La lutte coïncide avec l’exode. L’exode apparaît comme production de nouveaux espaces (de territoires existentiels au sens de Guattari) de coopération productive (c’est-à-dire d’échanges communicationnels et linguistiques) non hiérarchisée. Le mouvement apparaît comme une ‘production machinique d’un corps sans organes, régi par u mode de fonctionnement horizontal, rhizomatique, transversal.

La territorialisation de l’intellectualité de masse et la forme du cortège

Annoncée pour quinze heures, la manifestation du 25 mars démarre à Paris vers quatorze heures, au pas de course. Tandis que les écoles et les facultés s’organisent, cinq à six mille personnes commencent à faire pression sur les pelotons de CRS et ouvrent spontanément le cortège. La composition de la tête du cortège est exactement celle de la nouvelle figure du prolétariat métropolitain du travail immatériel, dans toute sa radicalisation, multiplicité et non-représentabilité. Suivie par les groupes de jeunes des banlieues, la tête du cortège est formée par des manifestants d’âge compris entre 18 et 30 ans : précaires, étudiants, stagiaires, chômeurs, SDF, RMIstes et travailleurs de l’immatériel.

Il s’agit d’une force sociale d’autant plus déterminée qu’elle est inorganisée. L’absence d’une quelconque forme de représentation est un facteur évident de radicalisation, de l’identité “im-médiate” entre autonomie et puissance des mouvements dans leur concentration spatio-temporelle, dans leur convergence dans l’exode, hors de toute forme institutionnelle. Aucun des efforts déployés par le pouvoir ne parviendra à provoquer l’essor d’une voix du mouvement. Même les tentatives des médias n’aboutiront pas, comme en 1986, à greffer leur voix sur le mouvement par le biais de sa “leaderisation”, à générer ses organes représentatifs. Les émissions télévisées sur le mouvement deviennent des émissions du mouvement, autant d’occasions d’affirmation de son immédiate radicalisation : refus général de s’exprimer individuellement au nom du mouvement et de définir ainsi les marges de sa légitimité ; demande du retrait pur et simple du CIP ; déclarations de solidarité avec les manifestants arrêtés.

La tête du cortège imprime continuellement des accélérations. A chaque accélération la tension et la détermination augmentent, les vitrines volent en éclats. À quelques centaines de mètres du départ, ont lieu les premiers affrontements avec la police et ils ne cesseront de se multiplier. Trente mille jeunes défilent le long des boulevards sans craindre ni les incidents ni les dizaines d’arrestations qui les ponctuent. Au contraire, les slogans pour le retour des expulsés et pour la libération des manifestants arrêtés se multiplient. La musique du cortège, ses banderoles sont largement dominées par les formes de langage que produisent les bassins de travail immatériel ; les “tags” constituent la calligraphie des banderoles, le “rap” et la musique inter-ethnique les rythmes du mouvement. Les mots d’ordre des affiches et des slogans sont souvent le fruit d’une hybridation du langage des banlieues (Balladur : nique ta mère) et de celui des médias (les guignols). Les patrouilles de policiers en civil arrêtent des dizaines de jeunes. Mais le rapport de force technique ne compte pas. Les affrontements s’amplifient et se diffusent, jusqu’à la place de la Nation où des milliers de jeunes défieront pendant toute la soirée un impressionnant dispositif policier. On est bien loin du mouvement étudiant de 1986, des grandes manifestations nationales qui concentraient sur Paris des centaines de milliers d’universitaires pour converger vers l’Assemblée Nationale. A cette époque, les syndicats étudiants et les coordinations constituaient- un véritable référent pour le gouvernement. La violence était le fait des provocations policières devant l’ampleur des mobilisations. La lutte disposait d’un centre, d’un point fixe sur lequel le processus de “leaderisation” produit par les médias allait se greffer pour réussir à donner une voix au mouvement.

Un mouvement sans voix face à l’inflation symbolique de l’administration

a mobilisation du vendredi 25 mars a mis en pièces la ligne de fermeté annoncée par le gouvernement Balladur. Coûte que coûte, la symbolisation produite par le CIP doit être évacuée. Une fois encore, l’art de gouverner apparaît comme technique vide et impuissante. Le CIP est à l’origine du mouvement ; il en constitue la voix. C’est le CIP qui a explicité l’existence d’un salaire qui est déjà déterminé selon des modes complètement socialisés. En même temps, ces modes apparaissent comme odieux et insupportables, fruits de l’arborescence corporative d’un système de Welfare qui produit la hiérarchisation par le bas de la coopération sociale. Poussé à l’erreur par les contradictions internes au cadre institutionnel (notamment à cause de la lutte pour les présidentielles qui secoue la droite), Balladur en a commis une autre : il a cru qu’il y avait une coïncidence entre, d’une part le débat “travailliste” que développe la gauche sur l’emploi, et d’autre part la disponibilité de la nouvelle composition de classe à accepter ce terrain. Le mouvement contre le CIP a montré que la question n’est pas du tout celle de l’échange “déflation salariale contre emploi”, mais celle de la distribution d’un revenu qui déjà correspond, dans le décrochage du rapport salarial, à la dimension sociale de l’agir productif.

C’est un peu le comble qu’une administration désormais expérimentée dans le contrôle de la production symbolique, tellement cynique qu’elle a poussé les politiques déflationnistes jusqu’aux scélérates mesures déflationnistes de la dernière récession, ait pu produire une forme plus dangereuse d’inflation. Le CIP a produit un effet d’hyper-inflation symbolique, celle qui dévoile la nature réelle des conflits qui secouent les hôpitaux, les écoles, les banlieues, les ateliers d’Air France et même les ports de pêche bretons. La lutte de mars 1994 a accumulé toutes ces expériences dans une concentration temporelle et une diffusion territoriale explosives. La sensibilité spontanée qui régit le rapport entre mouvement et production du territoire indique une maturité nouvelle par rapport aux trajectoires inductives traditionnellement moulées sur la centralisation du pouvoir de l’État.

Les processus de subjectivation des mouvements du travail immatériel sont immédiatement liés aux formes spatiales qu’ils produisent. Le rapport au territoire des jeunes de banlieue est une donnée stable qui exprime sa puissance lorsqu’il retrouve les marges de sa propre mobilité. De la même manière, la lutte d’Air France a gagné dans la territorialisation, dans la résistance comme exode des ateliers aux pistes de décollage, au-delà de toute forme de représentation. Même les pêcheurs bretons, peut-être sans le vouloir, ont trouvé dans la bataille rangée de Rennes la dimension spatiale que les “raids” contre le gouvernement central du commerce, à Rungis, étaient incapables de déterminer.

Balladur et ses ministres n’avaient donc pas compris que dans le mouvement il n’y a de place ni pour la représentation ni pour le référendum (le même qui a inversé le sens de la lutte d’Air France), ni pour le questionnaire que l’on tâche de gérer aujourd’hui. La lutte n’exprimait la défense ni de l’institution cardinale du fordisme (le SMIC), ni de son corporatisme. Pour les centaines de milliers de jeunes qui ont lutté contre le CIP, le SMIC n’est rien. Au contraire, le CIP symbolise l’insupportable dimension arbitraire de la hiérarchisation de la coopération sociale productive et des mille dispositifs d’une allocation administrative (et donc bureaucratique et autoritaire du revenu social : Assedic, RMI, allocations…) dont elle se nourrit.

L’abolition du CIP n’évacue pas la radicalisation du mouvement, mais estompe l’effet de symbolisation

Le 25 mars, le gouvernement a compris qu’il était urgent de bloquer le mécanisme de production symbolique. Mais l’ouverture d’une négociation ne lui permet pas de gagner du temps. L’absence de représentation assure au mouvement la continuité de sa radicalisation. Sa seule représentation est la rue. Seule l’annonce, via les médias, de l’ abolition du CIP peut obtenir un résultat. Le mouvement perd le moteur de sa concentration spatio-temporelle, mais maintient toutes ses caractéristiques. Comme il ne négocie pas, il n’appréhende pas le retrait du CIP comme une quelconque victoire. Personne n’est donc à même d’annuler l’appel à la manifestation du 31 mars. Au contraire, au cours de la dernière semaine de mars, la mobilisation s’intensifie et devient quotidienne. C’est la confirmation de la dimension générale d’un mouvement qui est né du renversement de la symbolisation produite par le CIP en recomposition des luttes des étudiants, des ouvriers d’Air France, des pêcheurs bretons, des jeunes des banlieues, en un mot, du prolétariat du travail immatériel. La territorialisation du mouvement comme exode commence à définir un terrain constituant. Les assemblées d’étudiants et de précaires se multiplient. La manifestation du 31 a lieu, non pas comme la célébration d’une victoire d’autant plus improbable qu’elle n’était pas recherchée, mais comme l’occasion d’approfondir la territorialisation offensive. Le parcours du cortège est inversé, de la périphérie vers le centre. Une fois encore, la tête se forme spontanément et l’anticipe. Place Denfert-Rochereau, des milliers de jeunes commencent les affrontements avec les forces de police tandis que la manifestation traverse encore les boulevards. La territorialisation offensive des mouvements arrache, politiquement, une liberté d’action qui se manifestera dans la richesse de sa multiplicité. Après le choc frontal, la manifestation donne lieu à une véritable hétérogènese. Tandis que des groupes nombreux se dirigent vers le Quartier latin, d’autres se répandent dans le treizième arrondissement. Le niveau de violence n’a jamais atteint ce stade depuis le début de la lutte. Le ministre de l’Intérieur sera obligé de reconnaître que la liberté d’action “octroyée” était due à l’impossibilité de faire le “tri” entre les “bons” et les “méchants”.

Après le 31 mars, la territorialisation des mouvements s’arrête. La symbolisation générale du CIP a été évacuée, au moment même où, malgré le refus de toute forme de représentation, l’exode commençait à exprimer une tension, vers des moments constituants : les mobilisations contre la répression et les assemblées d’étudiants, précaires et chômeurs se multiplient, suivies d’initiatives de lutte dans les villes.

L’absence de voix du mouvement a constitué la base de sa radicalisation et l’impossibilité d’une stabilisation autonome, indépendante par rapport à la voix négative des choix de l’administration. La réalité du contre-pouvoir que mars 1994 a exprimé en concentrant dans le temps la diffusion territoriale des luttes sociales montre la force collective que porte la subjectivité productive qui innerve les réseaux de la coopération sociale et, en même temps, toutes les énigmes de la théorie de l’action et de l’agir politique antagoniste.

Avec le retrait du CIP, ce n’est pas le mouvement qui a disparu, car il n’a jamais existé. Ce qui a été bloqué, c’est le processus spécifique d’exode central, la recomposition dans le temps et dans l’espace des processus de subjectivation et de territorialisation existentielle des mouvements qui, après le 31 mars, ont retrouvé leurs dimensions spécifiques et transversales que les feux des banlieues ne cessent d’éclairer.