Créer une exposition-projet sur les transformations contemporaines de la créativitéDans le contexte d’une évolution de la société marchande vers un impératif du type « Sois créatif ! », où chaque individu devient l’entrepreneur de sa créativité, cet article étudie les transformations de cette notion dans le cadre des « installations » comme jadis des « performances » : comment le fait d’organiser une exposition-projet est-il déjà un acte de création coopérative, une « appropriation » de l’espace public ? Comment peut-on déjouer ou subvertir l’impératif de fournir des contenus au marché de la culture ?
La « créativité » a longtemps été auréolée d’un halo mythique. On la tenait pour un don rare et précieux, échappant à une définition précise. Au cours des dernières décennies, le terme a pourtant connu une transformation considérable. Il couvre aujourd’hui une gamme stupéfiante de pratiques sociales : le management créatif, les styles de vie créatifs, l’apprentissage créatif, les chômeurs créatifs, la décoration d’intérieur créative, le Beignet Créatif, la créativité comme clé de l’avenir, la créativité comme technique dans les nouveaux processus de production. On est allé jusqu’à forger le néologisme des « industries créatives. » Nous n’avons cité ici que quelques exemples d’une liste qui pourrait s’étendre à l’infini. Aujourd’hui, la créativité n’est plus la propriété exclusive des professions artistiques, mais plutôt le pré-requis indispensable à la survie sur les marchés du travail, de l’attention et des relations.
De l’exception à l’injonction
Il aura fallu attendre le XVIème siècle pour que l’aptitude à être créatif – à engendrer le monde – cesse d’être interprétée comme un attribut divin et soit reconnue (aussi) comme une faculté humaine. Elle a commencé alors à désigner un mode spécifique de production qui entremêle les facultés intellectuelles et manuelles, et qui diffère de la simple dextérité artisanale. Dans cette interprétation le terme de créativité inclut la réflexivité, une connaissance des techniques et une conscience de la contingence de tout processus d’innovation. Au XVIIIème siècle la créativité était définie comme la caractéristique principale de l’artiste qui, en tant que créateur autonome, était en mesure de recréer constamment le monde. Dans le système capitaliste émergent, les concepts d’aptitude et de propriété se sont combinés avec cette idée, à forte connotation masculine, d’un esprit simultanément ingénu et exceptionnel. Au XXème siècle, le terme créativité désigne principalement une méthode « artistique » pour trouver des idées, et il s’est lié de plus en plus au champ des arts appliqués, du graphisme, du design, de l’architecture et de la mode.
La créativité et les styles de vie créatifs faisaient partie du vocabulaire des mouvements d’émancipation de la fin des années 60 et du début des années 70. La génération de Mai 68, dans la foulée des dissidents et drop outs (les lycéens et étudiants qui abandonnaient les cours), des artistes et intellectuels des mouvements d’avant-garde antérieurs, s’attaquait alors à la société marchande, à la discipline de l’usine, à la rigidité bureaucratique et aux structures de pouvoir dans les sociétés industrielles. Les membres de cette génération expérimentaient des styles de vie alternatifs, posaient des exigences d’autonomie, d’authenticité et de créativité. Leurs pratiques artistiques repoussaient les définitions en vigueur de ce qui constituait une œuvre d’art. Cette libération de la discipline bureaucratique et du rythme de travail mécanisé et industrialisé s’est alliée avec l’espoir d’une vie créative autodéterminée, conduisant à de nouveaux types de relations sociales et de transmission des savoirs, à des projets et des réalisations d’architecture utopique. Les minorités et les subcultures s’attaquaient aux cadres de la politique représentative pour se faire entendre et mettre en forme leur propre expression.
Développer une action et une pensée créative est aujourd’hui exigé de tous les citoyens des sociétés occidentales industrialisées. Ils sont désormais les clients du marché en pleine explosion de la promotion de la créativité, et se voient proposer à ce titre quantité de manuels, séminaires, logiciels, etc. Ces programmes éducatifs, techniques d’apprentissage et outils fournissent les méthodes appropriées et, en même temps, mettent en lumière de nouvelles possibilités de vie pour lesquelles il apparaît désirable de s’optimiser soi-même. Des formations à la créativité suscitent et encouragent l’adhésion aux conditions sociales, tout en libérant le potentiel d’innovation.
Donc d’un côté la créativité produit la démonstration d’une version démocratique de l’ingénuité : tout le monde se voit reconnaître l’aptitude à la créativité. De l’autre, tout le monde se trouve en même temps contraint de développer son potentiel créatif. L’injonction de se transformer en être créatif et en individu entrepreneur a ainsi absorbé les slogans en faveur de l’autonomie des années 60 et 70. Non seulement l’appel à l’autodétermination et à la participation ne va plus de pair avec une utopie émancipatrice, mais il est bel et bien devenu une obligation sociale. Les individus semblent bien se soumettre volontairement aux nouvelles conditions du pouvoir, qui les encourage à être autonomes et responsables – ils sont « obligés d’être libres » (Nikolas Rose). Leurs comportements ne sont pas réglés par un pouvoir disciplinaire, mais par des pratiques gouvernementales qui se développent selon l’idée néolibérale d’un marché « autorégulateur » et sont plus susceptibles de mobiliser et stimuler que de surveiller et punir. Les gens se doivent aujourd’hui de devenir aussi contingents et souples que le marché lui-même.
L’exposition « Sois créatif ! L’injonction de créativité » (« Be Creative ! The Creative Imperative ») au Museum für Gestaltung de Zurich (29 novembre 2002 – 16 février 2003) est née pour une part de mon initiative dans le cadre de l’ITH (Institute for Theory of Art and Design, à Zurich), pour l’autre de celle de Béatrice von Bismarck avec la section de projet D/O/C/K de la Hochschule für Grafik und Buchkunst, à Leipzig. L’exposition présentait de nombreux exemples destinés à pointer et illustrer cette transformation d’un programme de libération en profil d’embauche. Elle prêtait attention au nouveau visage de l’économie et du monde du travail, au niveau de l’entreprise et de l’organisation de l’espace, depuis la gestion du temps jusqu’à l’astreinte de mobilité. Elle scrutait les exigences de compétences cognitives, immanquablement associées désormais à des termes tels que « créativité » et « intelligence ». Elle montrait le boom des manuels qui expliquent comment accroître la créativité, et elle interrogeait leurs applications. Elle examinait l’appropriation des processus de production artistique et des styles de vie subculturels par la publicité et l’immobilier. Elle suivait le renversement des modèles d’émancipation depuis les premiers appels à la participation jusqu’aux techniques de contrôle politique contemporaines.
De cette manière, l’exposition « Sois créatif ! » a examiné les transformations du concept de créativité et le processus de design social qu’elles entraînent. Elle comportait des déclarations de principe d’entreprises, des formes d’organisation du travail, des concepts de design et des outils de motivation qui ont profondément transformé le travail au quotidien et entraîné le système éducatif dans son sillage. Elle envisageait des développements de planification urbaine très récents qui portent la trace de ces changements sociaux. Des interviews et des projections de films où des designers, des artistes et des employés réussissent à prendre la parole dans leur travail quotidien et dans le monde de l’éducation, ont été produits spécialement pour le projet. En même temps, l’exposition jetait un regard neuf sur des modèles de vie, d’enseignement et de travail, qui luttaient contre cet arrière-plan. Des modèles de contestation tirés de l’histoire ou de phénomènes contemporains apparaissaient aux côtés d’archétypes de travail flexibilisé dans un environnement intermedia qui se gardait bien de porter un jugement (vidéos, œuvres d’art, travaux à partir de la photographie, objets de design, journaux, etc.). En faisant cette exposition, nous avons tenté de saisir et dépeindre aussi finement que possible les dynamiques impliquées lorsque les pratiques esthétiques et les modes de vie deviennent un telos, la voie vers un « stade supérieur ».
Le caractère particulier de l’exposition provenait du soin apporté à en faire un site de production des processus sociaux que sont, selon nous, le design et la communication. Ainsi, ce que l’on présentait ne visait pas à enseigner l’information juste, mais à impliquer les visiteurs dans les antagonismes susmentionnés à travers la disposition scénographique et la composition en blocs thématiques. Nous avons tout orienté autour d’une image architecturale centrale, celle de l’usine, d’un espace évoquant simultanément le loft d’artiste, l’atelier d’ouvriers surexploités et le plateau marketing. Cette image présentait aussi l’avantage de correspondre à la disposition de l’espace galerie du Museum für Gestaltung, qui est en réalité l’aile administrative du bâtiment. Nous avons choisi les technologies de l’image qui sont aujourd’hui les plus appropriées pour rendre visibles des « idées » et « concepts ». Elles comprenaient des médias tels que des projecteurs de diapositives, des projecteurs vidéo, des rétroprojecteurs, des caissons lumineux, des moniteurs de surveillance, des ordinateurs portables, des terminaux d’ordinateurs ou des écrans plats, ainsi que des programmes et stratégies de visualisation adaptées comme les présentations PowerPoint, la chaîne de télé interne, le DVD home cinéma, les vidéos de formation continue, les sites Internet, et ainsi de suite. En complément de cette narration par l’image, Peter Spillmann et moi-même avons publié une brochure qui présente les grands traits des questions abordées dans l’exposition. Elle comprend des citations de Stuart Hall, Christian Marazzi, Tom Holbert, Ulrich Bröckling et Thomas Lenke. Cette brochure faisait office de guide, non en expliquant la dimension phénoménologique de l’exposition, mais en indiquant le cadre théorique, social et politique, dans lequel s’inscrivaient les « objets ». Plusieurs séries de discussions et de visites guidées ont permis de réfléchir aux nouvelles formes de travail, de restructuration urbaine, de politique de l’éducation et aux différentes manières de donner figure à des discours. Dans la mesure où l’exposition n’était pas située dans une galerie d’art, mais dans un musée de design, un endroit très fréquenté de Zurich, nous avons eu 5 000 visiteurs, ce qui était très inattendu pour des thèmes de ce genre.
Faire une exposition, une pratique de la contre-culture
Au-delà de cette réponse positive, « Sois créatif ! » devait démêler de nombreux paradoxes. D’abord, celui de représenter, avec des moyens esthétiques, la tendance des pratiques esthétiques à réagir de manière « optimale » aux impératifs capitalistes, tout en résistant à la « réussite ». Ensuite, le fait que ces pratiques hybrides, situées entre les domaines de l’art, de la théorie et du design, ne sont pas simplement inspirées par la flexibilité disciplinaire, mais aussi par une économie anti-institutionnelle, flexibilisée, de travailleurs indépendants sous-payés mais hautement motivés. Ainsi le projet lui-même s’est retrouvé dans des conditions de travail et de production très semblables à celles qui sont documentées, analysées et critiquées dans l’exposition.
Le problème de la participation dans les changements normatifs en cours devient encore plus clair quand on attribue un rôle central aux professions créatives auto-organisées dans la croissance économique, comme dans la « Talent Economy » (économie du talent) proposée par le Premier Ministre britannique, Tony Blair. Accompagné par le discours métropolitain sur le « capital de talent », la compétition européenne pour les meilleures localisations sur le marché global a, depuis la fin des années 90, conduit à la réhabilitation des marchés du travail et des quartiers, pas seulement en Angleterre mais aussi en Allemagne et en Suisse. Dans cette vision de l’économie, les diminutions des dépenses sociales et culturelles sont légitimées par le paradigme de l’autosuffisance des entrepreneurs culturels. Mais la réalité des conditions de travail exprimée par le terme de « professionnels de la création » est gommée ou idéalisée par ces suppositions optimistes. En même temps, les conditions de travail des professions artistiques et créatives, ainsi que des métiers de la production industrielle et autres emplois du secteur des services précaires, sont dissimulées.
On m’a demandé plusieurs fois quelle alternative le projet « Sois créatif ! » proposait. Comporte-t-il une perspective de mobilisation, ou se contente-t-il d’exhiber son talent critique ? Il me semble que ce sont des questions importantes, mais elles sous-estiment l’histoire et la pratique des expositions-projets, initiées par les producteurs culturels depuis les années 70. Ma thèse est la suivante : la pratique que nous avons choisie en faisant cette exposition s’attaque aux présupposés de l’économie marchande néolibérale de manière radicale, même si, ou surtout si elle se situe au cœur de l’antagonisme entre la critique radicale et la transformation normative en cours. L’exposition « Sois créatif ! » a été réalisée collectivement par une équipe d’artistes, d’architectes, de designers, de théoriciens, d’étudiants et d’anciens étudiants. La pratique de production du projet tentait de surmonter la séparation traditionnelle des disciplines et de la hiérarchie professionnelle qui caractérise le système culturel existant. Les sociologues et les théoriciens de la culture participaient aussi à la construction de l’exposition, de même que les designers participaient à l’élaboration de l’argument théorique. Ainsi, le collectif critiquait les lieux communs de la théorie contemporaine et de la production de culture. Sa critique visait plus particulièrement trois discours de la production traditionnelle du savoir : la séparation disciplinaire et l’élitisme de la production de théorie ; la séparation de la théorie et de la pratique, de la main et de l’esprit, du social et du culturel ; la séparation entre une culture linguistique et une culture visuelle. Le collectif questionne également la tradition et l’avenir des établissements supérieurs de beaux-arts (et arts décoratifs), tels que le Collège d’Art et de Design de Zurich, point de départ de l’exposition. Le fait même d’organiser une exposition dans ces lieux, dans ce contexte, était en soi un acte d’émancipation, d’auto-affirmation .
Les expositions-projets, ainsi que les autres glissements du rôle d’artiste à celui de commissaire d’exposition, donc les problématisations du rôle de producteur culturel, ne se contentent pas de mettre en scène le savoir d’une manière oppositionnelle ; ce sont aussi des interventions dans un cadre hégémonique existant, qui comporte déjà une politique de la représentation. De telles pratiques ont également pour conséquence d’établir un espace physique de formes alternatives d’échange, engendrant des regroupements multiples qui durent plus longtemps que l’exposition elle-même, et qui poursuivront souvent l’étude des mêmes problèmes sous des formes différentes. Cette perspective s’inscrit dans une tradition plus longue de pratiques culturelles critiques, dont l’origine se trouve à la fois dans la critique de l’ordre institutionnel du musée, dans l’utilisation de l’espace public comme un espace d’intervention, mais aussi, dans l’appropriation contre-culturelle de l’espace d’exposition par de petits collectifs de gauche, anti-racistes et surtout féministes, qui ont élaboré une utilisation tactique et marginale de l’espace d’exposition et de l’espace public, pour des possibilités d’auto-articulation et d’action politique. Ainsi une exposition ne doit pas seulement être lue au niveau de ce qu’elle présente, mais aussi en fonction de comment, pourquoi et par qui elle a été produite, et dans quelles conditions.
Le format de l’exposition-projet remonte pour l’essentiel à la fin des années 80 et au début des années 90. Il est né de pratiques artistiques collectives, ou bien d’artistes qui se sont mis, dans des buts précis, à organiser des expositions en collaboration avec des acteurs issus d’autres champs([[Des exemples de ces projets se trouvent sur : www.k3000.ch ou www.shedhalle.ch.). L’exposition « If You Lived Here » (« Si vous habitiez ici ») à la Fondation Dia Arts en 1989, initiée par Martha Rosler, en constitue un exemple paradigmatique. Elle s’est en effet intéressée aux processus de gentrification (embourgeoisement d’un quartier) et à la condition des sans-abri, non parce que c’était une « question intéressante », mais parce que la galerie, située elle-même dans la zone de gentrification, faisait partie intégrante du processus de transformation. L’exposition s’adressait aux environs bohèmes de la galerie, qui lui fournissaient son public potentiel : tout un ensemble de gens qui étaient en même temps des acteurs importants du processus de gentrification. Cet exemple montre que le public peut être interpellé en tant qu’acteur à travers une question spécifique, mais aussi comment d’autres publics peuvent entrer dans la galerie et participer au projet. Il s’agissait en l’occurrence d’activistes politiques impliqués dans des projets d’habitation, de sans-abri, d’urbanistes et de travailleurs sociaux.
Autrement dit, même si l’espace d’exposition s’adresse en général à un public spécifique, de manière normative qui plus est, il ouvre pourtant la brèche à une utilisation alternative : impliquer des publics qui sont généralement séparés par les fossés entre disciplines et l’ensemble des divisions sociales et de classe. Les expositions-projets, en ce sens, utilisent l’espace neutre (white cube) de la galerie ou du musée comme tribune, un lieu pour un contre-public, une scène où l’on ne se contente pas d’exposer un savoir, mais où l’on propose des pistes pour des pratiques collectives et coopératives. De nouveaux espaces de discours peuvent ainsi émerger, et servir le cas échéant à une initiative menée au niveau local.
Comme entendait le montrer le projet « Sois créatif ! », le terme « créativité » s’est départi de son halo de mystère, mais aussi de sa réception ingénue. Il a élargi la compréhension commune des processus de design. Une exploration contemporaine des notions relatives à la créativité ne peut plus se borner à l’étude des méthodes employées dans les champs spécifiques de l’art et du design. Elle doit faire intervenir la création au cœur de la description d’un processus social dont les dimensions culturelle et politique débordent depuis longtemps la figure de l’artiste. Notre projet créait ainsi une contre-narration des figures de l’artiste et du designer. Il offrait une place à la dissidence, à l’empowerment et à l’intervention. Quand les producteurs culturels de la théorie du management et des fantasmes politiques empruntent aux pratiques antagonistes un vocabulaire et des positionnements subjectifs, il revient à ces mêmes producteurs culturels d’exploiter les possibilités de résister, de critiquer et d’intervenir dans cette OPA. Produire une exposition a toujours été une stratégie culturelle et une forme spécifique (historiquement située) de production de savoir. Certes, mais rien n’empêche de se l’approprier et d’en faire un acte politique.
Notes sur l’exposition :
Le projet a été conduit conjointement par le Museum für Gestaltung de Zurich, l’Institut für Theorie der Gestaltung und Kunst de Zurich et le département du D/O/C/K à la Hochschule für Grafik und Buchkunst de Leipzig. « Be Creative ! » a été imaginé par deux groupes de projet à Zurich et Leipzig qui comprenaient des designers issus d’institutions officielles ainsi que des universitaires invités ; l’exposition a été présentée sous des formes un peu différentes à Zurich et Leipzig. La brochure qui l’accompagnait, publiée par les éditions du Museum für Gestaltung de Zurich existe aussi sous forme d’insert dans la publication Norm der Abweichung (Norme de déviation), textes réunis par Marion von Osten, Edition Voldemeer /Springer Verlag/publishers. [http://www.ith-z.ch->http://www.ith-z.ch/
(Traduit de l’anglais par Christophe Degoutin et Charles T. Wolfe)