Dans les bonnes feuilles d’un chapitre du livre sur le revenu garanti qu’il va être publié en avril 2002 aux Éditions de la Découverte, Laurent Geffroy explique comment un quaker anglais du XVIIIe siècle, Thomas Paine, est à l’origine de la revendication d’un revenu garanti. Dans l’ambiance de la Révolution française, l’idée d’une obligation de secours financée par l’impôt ne détonnait pas. Cette passion pour l’égalité proche des idées babouviste continue à faire des émules aujourd’hui…Le texte est extrait d’un ouvrage sur l’histoire de l’idée, des projets et des politiques de revenu garanti, des utopistes du XIXe siècle aux politiques contemporaines de crédit d’impôt. Le passage proposé revient sur les idées sociales de Thomas Paine et des théoriciens de son époque, récemment mises à jour par les partisans du revenu garanti (Laurent Geffroy, Garantir le revenu. Histoire et actualité d’une utopie concrète, La Découverte/Mauss, avril 2002.)
Consacrées par les réformateurs fiscaux anglais du XIXe siècle, par les mouvements en faveur du suffrage universel comme les chartistes et par des générations de journalistes radicaux défenseurs de la liberté de la presse, les idées de Thomas Paine sont aussi redécouvertes, deux siècles précisément après leur première diffusion, par les partisans du revenu inconditionnel. En ouverture du numéro spécial de la revue du MAUSS, le sociologue Alain Caillé fait état de la découverte d’un texte du quaker anglais, devenu citoyen français, la Justice Agraire : « [… on sait encore beaucoup moins qu’il est le premier défenseur moderne de l’idée qu’il appartient aux sociétés civilisées, si elles entendent mériter ce titre, d’instituer un revenu minimum inconditionnel. En fait, comme on le verra dans un instant, c’est à un capital minimum inconditionnel que songe Paine. Mais peu importe ici, pour l’instant, cette distinction.»[[Alain Caillé, « Présentation – Vers un revenu minimum inconditionnel ? », La Revue du MAUSS semestrielle, n° 7, 1996, p. 3-22. La revue publie la version française du texte, texte déjà connu par le philosophe Philippe Van Parijs qui la mentionne dans sa version anglaise en 1990.
De retour en Angleterre depuis l’indépendance américaine, Thomas Paine propose, en fait, plusieurs dispositifs pour attribuer à tout homme des secours. Ses contributions qui s’inspirent des plans de bienfaisance publique et des projets agraires, franchissent toutefois un cap symbolique encore jamais atteint : le revenu ne sera pas garanti aux plus démunis, incapables de fournir un travail, mais à tout homme ou femme. Avant la publication des Droits de l’homme, son principal ouvrage, Thomas Paine témoigne d’une attention constante à l’égard des questions de justice sociale. Il propose des mesures susceptibles d’assurer, sans aucune exigence, des subsides aux plus démunis grâce à l’impôt progressif sur la fortune héritée, et la suppression des aides militaires. L’objectif est de garantir d’une part un revenu minimum vital pour tout citoyen en situation de pauvreté et d’autre part des allocations familiales, de mariage et funéraires.
Ces réflexions sociales sont regroupées et prolongées dans Les droits de l’homme [[Thomas Paine, Les droits de l’homme, Presses universitaires de Nancy/Ligue des Droits de l’Homme, Nancy / Paris, 1991 (première édition 1792), 287 p., ouvrage canonique qui connaît lors de sa parution un grand succès en étant diffusé pour la seule Angleterre à près de 200 000 exemplaires[[Bernard Vincent, Thomas Paine ou la religion de la liberté, Aubier, Paris, 1996, 404 p..
Le traité de Thomas Paine prévoit un versement annuel de subsides aux familles pauvres, aux personnes âgées et à tous ceux qui rencontrent des difficultés pour travailler. Plusieurs innovations rompent avec la logique de l’assistance et annoncent l’idée du revenu inconditionnel : la poursuite du travail peut être cumulée avec une aide de l’État, l’absence d’emploi, chez les hommes valides, n’est pas un motif discriminant susceptible de motiver un refus d’assistance. Après cette ébauche aboutie, Thomas Paine opère quatre ans plus tard, dans La justice agraire, projet de loi agraire, une seconde rupture en proposant le versement de subsides à tous les hommes, indépendamment de leur travail ou de leur richesse. La position égalitariste de Thomas Paine est loin d’être isolée mais contraste avec quelques-unes des idées sociales de son époque.
Une obligation de secours financée par l’impôt
Les réflexions de la seconde moitié du XVIIIe siècle sur la pauvreté sont guidées par un principe général : l’obligation d’assistance impartie au gouvernement. Le thème est explicitement formulé par Montesquieu dans l’Esprit des lois ou Rousseau dans son Discours sur l’économie politique, et repris dans plusieurs articles de l’Encyclopédie, notamment celui consacré aux fondations, rédigé par Turgot, critique virulente de la charité privée. La mise en place de programmes de secours à l’échelle de l’État est par la suite débattue par de nombreux érudits dans le cadre des sociétés philanthropiques laïques ou de concours des académies. L’objectif consiste à rationaliser l’actuelle aide aux pauvres, à ébaucher tous moyens nécessaires afin de soulager et de prévenir la misère en allégeant l’arsenal répressif à l’égard des nécessiteux.
Les brochures ou pamphlets publiés en 1789 reprennent l’idée d’une obligation de secours, financée par l’impôt et évoquent même la nécessité de garantir un droit universel à l’existence. Les cahiers de doléance, dont les pamphlétaires se font l’écho, traduisent le désir d’une prise en charge par l’État et d’une distribution des biens des riches aux pauvres. La supplique des habitants de Soisy-sous-Etiolles, près Corbeil, remise à l’Assemblée du Tiers-État le 18 avril 1789 réclame un revenu annuel garanti pour combler les besoins des pauvres : « Qu’il y ait de certains revenus annuels, à proportion des besoins, pris de même sur les biens ecclésiastiques, pour les pauvres et malades de chaque paroisse ». L’idée d’une prise en charge des pauvres par les gouvernants n’a pas un caractère de véritable nouveauté. L’originalité des contributions réside dans le caractère obligatoire de l’aide pour l’État, consacré dans les deux Déclarations des droits de 1793.
Lors des débats précédant l’adoption des articles des Déclarations, la convention semble hésiter entre deux voies concurrentes : accorder un droit au secours aux indigents, ou distribuer les propriétés agricoles des plus favorisés à l’ensemble des nouveaux citoyens. La première perspective est largement débattue dans le cadre du Comité de mendicité réuni en 1790 et 1791. Le premier rapport proclame le droit au secours. Les suivants nuancent la portée de cette nouvelle garantie. L’aide concédée aux miséreux est fondée sur la distinction entre pauvres involontaires et volontaires et plus spécifiquement entre les pauvres habituels, les vieillards, infirmes et enfants, les pauvres accidentels, valides mais susceptibles de recevoir des secours temporairement, et les « mauvais pauvres », mendiants ou vagabonds, qui doivent être réprimés comme sous l’Ancien Régime. La pénalisation découle de la crainte séculaire des effets pervers possibles de la loi. Le spectre d’un accroissement de « ceux qui voudraient être assistés, et, par conséquent, de l’oisiveté et de la fainéantise » est brandi. L’aide aux pauvres accidentels doit se borner à des secours ponctuels en échange de « travaux utiles » comme des défrichements ou des terrassements.
À ces projets d’assistance très conditionnés s’opposent les plans agraires, conduits par la volonté de garantir des conditions d’existence décentes au plus grand nombre. L’objectif consiste à attribuer à chaque homme une propriété, sans toutefois altérer le fonctionnement du commerce. La justification est double : assurer la justice, en permettant à chacun de jouir d’un droit à la terre antérieurement bafoué en raison de son accaparement par un petit nombre ; substituer à l’aléa de la charité privée, l’obtention inconditionnelle de ressources minimales, que chacun, grâce au travail, pourra faire fructifier. Le plan de l’abbé Antoine de Cournand, professeur de littérature au Collège de France et curé de Saint-Étienne-du-Mont, poursuit avec grande minutie ces impératifs, en préconisant un large démantèlement de la propriété afin d’assurer une distribution égale des terres, environ sept arpents. Les constituants ne sont pas opposés à une telle remise en cause de la propriété territoriale, dans la mesure où elle permet d’épargner l’essentiel, la propriété foncière. Le plan agraire de Thomas Paine, aujourd’hui invoqué, reprend cette tradition mais se distingue toutefois sur deux points. Le théoricien admet le droit de propriété foncière et prévoit non une distribution directe des terres mais une compensation indirecte grâce à une rente.
La Justice agraire
La Justice Agraire[[Thomas Paine, La justice agraire opposée à la loi et monopole agraire ou Plan d’amélioration du sort des hommes, Chez les marchands de nouveautés, Paris, 1797 (1ère édition 1794), 22 p. est rédigée en Angleterre en réaction au sermon de l’évêque Watson de Laudaff, « Sagesse et bonté de Dieu, en faisant des pauvres et des riches », puis est traduit en français, avec l’aval de l’auteur, et dédié au Directoire [[Dans la préface de l’édition française, Thomas Paine invoque la « conspiration des égaux » comme événement à l’origine de la rédaction de la Justice Agraire.. Thomas Paine développe l’idée d’une nécessaire indemnisation des pauvres parce qu’ils ont été privés de leur héritage naturel, la terre. Pour compenser ce droit bafoué, et le substituer à la charité, l’auteur propose de verser à tout individu de 21 ans et plus un capital financier. À la différence du plan ébauché dans les Droits de l’homme, la somme d’argent est versée à tous, pauvres ou riches. À l’époque, ses partisans lui reprochent une prudence excessive lorsqu’il revendique une simple rente au détriment d’une véritable collectivisation des terres [[Ainsi à la fin de l’année 1797 le libraire Thomas Spence, par ailleurs condamné pour avoir vendu Les droits de l’homme, fait paraître une violente attaque contre Thomas Paine en lui reprochant de ne pas proposer ce que ce dernier appelait pourtant de ses vœux, l’appropriation collective des biens fonciers. Voir Bernard Vincent, op. cit.. Thomas Paine admet que la terre, dans son état primitif, est la propriété commune de l’espèce humaine, mais seule l’appropriation territoriale individuelle, après achat ou succession, est légitime. La propriété doit seulement donner lieu à une compensation envers tous ceux qui ont été dépouillés de leur héritage naturel. Les circonstances historiques expliquent, en partie seulement, la prudence du théoricien anglais à l’égard de la propriété. Au moment de la rédaction du plan agraire, les babouvistes, alors très nombreux, font l’objet des premières suspicions. L’emprisonnement de Babeuf en 1793 impressionne Thomas Paine, qui reste cependant, après la condamnation à mort et la décapitation en 1797 de Babeuf, proche de ses idées. Plus fondamentalement, l’ambition de Thomas Paine, ne tient pas dans le démantèlement de la propriété ni dans l’abolition de la misère. Le revenu garanti ne doit pas être l’objet d’un transfert monétaire massif des riches vers les pauvres mais la garantie d’une sécurité accordée à tous les hommes, quelles que soient leur naissance et leur fortune. Cette passion pour l’égalité, solidement acquise aux États-Unis, n’a pas été démentie à son retour en Europe [[Gertrude Himmelfarbe, The Idea of Poverty. England in the early Industrial age, Alfred A. Knope, New York, 1984, 585 p..