Décembre 1993 : Sur Althusser, passages

A propos de Politique et philosophie dans l’oeuvre de Louis Althusser

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Avec la publication du recueil Politique et philosophie dans l’ceuvre de Louis Althusser[[PUF, collection « Pratiques théoriques », 1993, Ouvrage sous la direction de Sylvain Lazarus, avec les textes de S. Lazarus, A. Badiou, J. Rancière, J.M. Vincent, E. Balibar, F. Demichel, C. Preve, E. Terray, F. Regnault. L’intervention de J.-M. Vincent, « La lecture symptomale chez Althusser », est reproduite dans ce numéro., on a l’impression d’une première[[Ou plutôt d’une première qui se répète, puisqu’elle succède à la parution, il y a deux ans, du livre d’Etienne Balibar, Ecrits pour Althusser, La Découverte, 1991. : l’oeuvre d’Althusser est enfin lue comme une oeuvre philosophique à part entière, libérée, avec le temps, des effets de mode qui l’avaient sacralisée sans lui permettre d’être entendue. Enfin le philosophe est considéré comme philosophe, et ne s’efface plus derrière la figure scandaleuse du meurtrier.
Le titre touche le coeur de la question : l’oeuvre du seul philosophe qui, en France, ait véritablement renouvelé la lecture de Marx se trouve convoquée au point crucial d’une conjonction que le marxiste qualifie probablement à la fois dans sa nécessité et son impossibilité : conjonction de la théorie et de la pratique, qui s’effectue sous les formes d’une philosophie mesurant sa dimension spéculative en référence à une pratique spécifique, et d’une politique cherchant à se penser dans ses fondements sans se réduire à l’application de principes abstraits. « En quel sens Althusser fait-il de la philosophie ? » est une question indissolublement politique, non simplement en ce qu’elle désigne une pensée originale de la politique mais surtout en ce qu’elle porte la philosophie à se penser autrement, sous l’angle de son rapport difficile à la politique. Et c’est au fond, transposée sur un autre plan, la question classique et fuyante de l’intellectuel comme figure historique singulière, de son oscillation malaisée entre la théorie et la pratique, entre le théoricisme et l’activisme – souvenons-nous à ce propos du diagnostic impitoyable avec lequel Althusser ouvre Pour Marx, décrivant l’intellectuel français prisonnier de l’alternative entre la soumission à l’idéologie dominante et la paralysie de la « dette imaginaire » – qui se pose à nouveau.
Au fond l’oeuvre de celui qui affirmait dogmatiquement que « la philosophie est faite de mots agencés dans des propositions dogmatiques appelées thèses »[[Philosophe et philosophie spontanée des savants, Maspero, 1974, p. 18. n’est-elle pas une sortie de la philosophie, redoublant celle théâtralisée par Marx dans les Thèses sur Feuerbach ? Rien n’est moins sûr, si l’on en croit les deux premières interventions du recueil, celles de Lazarus et de Badiou. Pour le premier, il ne fait pas de doute qu’Althusser, en conceptualisant et en rendant opératoire le « double déliement » de la pensée et du parti d’un côté, de l’idéologie et de la science de l’autre, à ouvert l’accès à une pensabilité de la politique qui est le signe d’ « une des oeuvres philosophico-politiques majeures de notre temps »[[PPA, p. 10-11.. Oublions un instant la majoration élogieuse pour s’attacher à ce qu’elle nomme : la substitution d’une suture à une conjonction et la prééminence du philosophique. Se marque ainsi doublement la volonté de comprendre la tentative constamment reconduite par Althusser, au fil des changements de formulations et de perspectives, pour épurer la philosophie des scories idéalistes, présentes jusque dans Marx, et la faire accéder au statut d’une pratique théorique seule susceptible de se réfléchir elle-même dans un retour critique. La philosophie joue avec la politique le jeu curieux de ce qu’on pourrait appeler une coappartenance en extériorité, selon une dialectique complexe du dedans et du dehors. Pour être une pratique, fût-elle théorique, il faut que la philosophie ait une matière. On voit ici ce qui la distingue des pratiques scientifiques et politiques : pas plus qu’elle n’a d’objet au sens ou la science en a un, son intervention ne se détermine sur le modèle de l’action politique. Dans son rapport à la politique et à la science, c’est-à-dire au champ réel des pratiques, la philosophie se tient seule, en position d’extériorisation. Et l’on serait tenté de croire à une chimère, ou simplement à une escroquerie, si la philosophie n’avait des effets qui quant à eux sont bien réels : ceux produits par le démarquage de l’idéologique et du scientifique – coupure, séparation, tracé, qui sont l’acte inédit de la philosophie matérialiste. Mais la difficulté ne fait en somme que reculer d’un pas, puisque la réalité de ces effets réels, ceux d’une philosophie qui sort d’elle-même pour agir, ne se mesure finalement qu’à l’intérieur de la philosophie, sous la forme de lignes qui font irrésistiblement penser à cette autre science ambiguë qu’est la géométrie ? Dès lors, si la philosophie « agit hors d’elle par le résultat qu’elle produit en elle-même », et si la pratique philosophique n’est autre qu’une géométrie des pratiques, on se demande si celle-ci n’est pas finalement assignée au repli et à l’enfermement qui risquent toujours de la faire renouer avec un certain type d’idéalisme. Pour rigoureux et stimulant qu’il soit, ce n’est pas le texte de Badiou qui dissipera cette appréhension. « La politique, dit Badiou, n’est donc pas seulement pour Althusser une condition de vérité de la philosophie, elle fixe aussi la nature de l’acte philosophique. En dernière instance, l’intervention philosophique, qui était représentation et médiation entre les sciences et la politique, devient elle-même une forme de politique »[[PPA, p. 41.. Forme singulière de politique dont les effets ne sont pas politiques, mais bien irrévocablement philosophiques. La « tierce instance » qu’est la philosophie, si elle se détermine dans son rapport à la politique et à la science, leur reste cependant étrangère, maintenue, du fait que le résultat de sa pratique ne se réalise qu’en elle-même, dans l’interstice des pratiques réelles, celles de la lutte des classes et de la science. C’est dans ce porte-à-faux fondamental que Badiou refuse de laisser se tenir Althusser, réhabilitant l’invention philosophique que ce dernier avait découverte sans libérer suffisamment l’espace de son expression, et qui consiste à nommer, sur le mode du partage, les vérités de la politique, de la science ou encore de l’art. Bref, sans s’en rendre tout à fait compte, mais à bon droit et en suivant une juste intuition, Althusser aurait soutenu jusqu’au bout la philosophia perennis.
Mais ne peut-on, à l’inverse et au plus proche des précautions althussériennes, choisir de ne pas choisir ? Il faut pour cela demeurer dans le porte-à-faux, examiner sa fécondité propre sans le considérer d’avance comme une impasse. C’est cette voie difficile qu’explorent avec succès d’autres contributions du recueil, notamment celles de Jean-Marie Vincent à propos de la lecture symptomale mise en œuvre dans Lire le Capital et d’Etienne Balibar, à partir de l’hypothèse que l’objet philosophique d’Althusser est la coupure épistémologique.
Sortir la philosophie de « l’empyrée inaccessible » où elle tend au moins institutionnellement à se maintenir, c’est la confronter effectivement à la politique sous la forme de ses contradictions réelles, c’est-à-dire de la lutte des classes. Or la lecture symptomale est justement la méthode de cette confrontation ; par elle « la philosophie ne se retire pas de la lutte des classes, elle pose des questions à la lutte des classes, qui cesse par là même d’être sacralisée »[[PPA, p. 79.. Cette méthode interrogative, démystificatrice par le seul éclairage de son questionnement concret, porte la philosophie aux antipodes du dogmatisme – et sans doute aussi, à la lisière de son propre domaine. L’énoncé philosophique, assené sous la forme d’une thèse qui ne tient sa vérité que par sa déclaration, et donc par son rapport enfin exhibé à la réalité concrète qu’il exprime, se trouve en effet subverti dans le moment même où il s’énonce. Si la philosophie
court ainsi le risque de s’avouer à elle-même dans son rapport intrinsèque à la politique, elle doit accepter d’éprouver continuellement cet arrachement à soi, qui d’une part lui indique l’imminence de son dehors, et d’autre part lui interdit de retrouver positivement un lieu où elle puisse s’affirmer comme détentrice de vérités. C’est donc un acte philosophique très singulier- et d’une certaine manière, dialectique – « à la fois modeste et ambitieux », comme le dit J.-M. Vincent, que celui qu’accomplit Althusser. La conclusion de Balibar va dans le même sens, prenant elle aussi à rebours l’évocation précédente de la philosophia perennis. Si l’histoire de la philosophie peut être pensée comme l’histoire de ses choix entre philosophie et non-philosophie, il semble qu’Althusser y occupe une place résolument ambivalente : « Althusser, dans sa ” topique matérialiste “, questionnant de façon répétée les causes de la puissance et de l’impuissance des idées, et notamment des idées théoriques (ces contraires qui se rejoignent parfois dans l’imaginaire de la ” toute puissance “), se tient incontestablement sur cette ligne même. Il n’est donc certainement pas en dehors de la philosophique, dans l’illusion de lui échapper où d’avoir prise sur elle. Mais il n’est pas non plus dans la ” rumination philosophique ” (autre nom de cette naïveté rusée qui cherche les moyens de la recommencer ou d’y mettre fin)[[PPA, p. 116.. »
Faisant écho au propos de J.-M. Vincent, nais soulignant plus volontiers certaines limites, J. Rancière évoque l’expérience de la lecture et ses effets singuliers de connaissance qu’Althusser était parvenu à produire à partir d’une mise en scène originale de la textualité comme continuum « fait de réponses et de questions non-ajustées, en souffrance d’ajustement »[[APP, p. 55.. Or, par sa structure même, cette disposition particulière du texte suppose avant tout que le savoir fait communauté, qu’il n’y a pas de sens à atteindre au devant de soi, comme enfermé dans le sanctuaire du texte et susceptible d’apparaître à l’exégète solitaire sur le monde plus ou moins contourné de la
révélation subjective, mais que c’est un jeu, joué collectivement, de décalages et de recentrements, d’interrogations continuellement relancées qui est à même de produire une connaissance véritable – celle qui est à elle-même son propre référent, et qui ne puise plus sa validité dans le sujet auquel idéologiquement on la rapporte. Que le savoir fasse communauté, c’est ce qu’on retient le plus spontanément du maître d’oeuvre de Lire le Capital, sans toujours apercevoir la conception particulière de la pratique philosophique que cela implique. Mais il est certainement salutaire – et en tout cas fidèle à la mémoire d’Althusser – de revenir enfin sur ce qui a dû être, pour ceux qui ont travaillé à ses côtés, une adhésion spontanée. La voix de François Regnault, clôturant cette série d’interventions, l’exprime sans détour : « Je voudrais communiquer un enthousiasme ».