Naissance d'un sujet collectif virtuel.

A propos de la coordination étudiante ou l’émergence d’un sujet virtuel

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Patrick : Comment situer l’émergence des coordinations dans le milieu de la jeunesse à la fin des années quatre-vingt par rapport aux luttes sociales des années soixante-dix, notamment aux luttes qui avaient valorisé l’auto-organisation des travailleurs ?

Bruno : Il y a d’abord un problème de situation sémantique car le terme coordination a, dans le sens où nous en parlons, été construit par le mouvement étudiant. Il a été légitimé et validé par la coordination de 1986. Cela a son importance car le terme s’est forgé par une prise de distance vis-à-vis de la forme syndicale; et cela même si les grands ténors des coordinations étaient issus des syndicats. On avait ce paradoxe, et une dialectique un peu étrange entre la négation de tout lien avec la forme syndicale classique d’un côté et en même temps, dans une optique machiavélienne, l’infiltration de la forme syndicale par en bas.

A côté de ça il faut souligner que la forme coordination s’est pleinement épanouie sur un terrain social qui n’est pas celui du travail productif mais du monde étudiant, lequel intègre par sa nature même un élément central de communication, ne serait-ce que par la transmission du savoir. Et de fait ce qui m’avait frappé alors en 1986 c’était combien la lutte était conditionnée par les communications que l’on avait avec d’autres foyers du mouvement. Il y avait une espèce de lien circulaire entre nous : on attendait constamment que les autres facs nous disent où elles en étaient, si elles continuaient ou non le mouvement, il y avait cette nécessité de transmission permanente pour que le mouvement perdure. Il y avait un véritable réseau communicationnel où chacun attendait de l’autre qu’il l’éclaire sur son avenir.

Quant au rapport au mouvement ouvrier, ce qui m’a frappé, c’est d’abord le caractère inexportable de la coordination, le fait que la connexion avec le monde du travail ait échoué. Il y a eu beaucoup de discussions à ce sujet, pas de refus direct mais une espèce de délitement du mouvement quand le lien avec la coordination des cheminots aurait pu se concrétiser.

Jean-Michel: Des liens, il y en a certainement avec le mouvement d’auto-organisation des années soixante-dix, notamment dans l’attitude distante qui est prise vis-à-vis du fonctionnement du syndicalisme. D’autre part, les leaders et animateurs des coordinations des années 80 ont fait leurs premières armes dans les luttes auto-organisées de la décennie précédente. C’est particulièrement vrai pour quelques-uns des leaders étudiants qui étaient déjà présents dans les coordinations étudiantes de 1973 et 1976. Pour autant, la ressemblance semble s’arrêter à la forme plus qu’au contenu des luttes. Il est possible que le lien de continuité se situe exclusivement à ce niveau-là.

Patrick : Revenons sur ma question dont le sens n’était pas que factuel. S’interroger sur les racines qui peuvent être à l’origine de cette forme coordination, c’est vouloir s’interroger sur la nature de la subjectivité qui est peut-être en train de naître. On est, en effet, face à l’apparition sur des terrains très différents de la vie quotidienne d’une même forme, qui comporte un certain nombre d’attributs communs (je renvoie directement à la lecture de ton article dans ce numéro), et qui se construit contre la forme institutionnelle de représentation dominante propre au milieu. L’ambiguïté de la proximité et de l’opposition que révèle l’expression “être contre” situe de mon point de vue le conflit fondamental qu’exprime et tend à résoudre la forme coordination. Elle concrétise la recherche d’un espace où la construction du lien social pourrait s’organiser dans un rapport où l’action, à quelque niveau où elle se situe, ne saurait être dissociée de l’effort collectif tendant à sa conception; où le sujet collectif qui se crée dans et pour l’action ne saurait se concevoir que comme un sujet globalement pensant offrant une lecture alternative aux visions instituées de la société qu’elles soient politiques, managériales ou syndicales. C’est en cela que je vois l’intérêt d’une réflexion sur la filialisation avec les mouvements de luttes des années soixante-dix où, notamment autour de la lutte des Lips, existaient peut-être de façon embryonnaire de tels éléments. Mais revenons sur le contenu même de la coordination étudiante.

Bruno: La constitution et le contenu spécifique de la coordination c’était de faire jouer une communication interne au mouvement qui fasse contrepoint aux pièges de la médiatisation et aux exigences de représentation imposés par les médias. C’est comme cela que je l’ai ressentie, avec ces AG permanentes envoyant des émissaires d’un lieu à un autre pour informer de ce qui se passait au plus près des réalités vécues, cela afin de déjouer les infos transmises par les médias professionnels…

J-M : … et aussi par les syndicats d’ailleurs. On retrouve cette volonté de communication directe sans aucun intermédiaire chez les cheminots dont la lutte se produit quelques semaines après celle des étudiants. A la SNCF, c’est le réseau interne de téléphone qui est détourné et contrôlé, dépôt par dépôt, pour s’assurer des échanges sans médiation et éviter toute rétention d’information.

Bruno : J’ai aussi ressenti ça, toutes les formes traditionnelles de communication, et les syndicats en font partie dans le mouvement étudiant, étaient perçues comme des supports de brouillage par rapport au déroulement de la lutte.

Patrick: Mais n’y a-t-il qu’une réaction en négatif par rapport aux médias institutionnels? Dans le monde étudiant l’émergence de la coordination n’est-elle pas aussi la forme fondatrice et éphémère d’un sujet spécifique étudiant qui, en dehors d’un mouvement tel que celui de 1986, n’a de sens que comme catégorie statistique avec de mon point de vue peu de sens comme catégorie sociale ? Si on prend cette idée comme hypothèse de travail on comprend peut-être mieux pourquoi la communication auto-contrôlée est une préoccupation centrale du mouvement car c’est par elle et à travers elle que se joue la constitution d’une subjectivité commune. Alors bien sûr la coordination se constitue en quelque sorte contre les médias et comme vous l’avez dit tous les deux aussi elle se constitue contre les syndicats, mais il y a dans ce “contre” toute une positivité qui porte -l’émergence d’un sujet distinct qui a priori affirme sa suspicion sur toutes les formes sociales qui l’environnent et qui pourraient venir polluer son souci d’expérimenter une forme démocratique dont la durée est irrémédiablement liée à la vie du mouvement, d’où cette proposition de parler de sujet éphémère.

J-M : Il y a toujours eu des minorités au sein du mouvement syndical qui ont essayé de transgresser les orientations des directions pour orienter un mouvement et ses luttes en le construisant sur des bases d’organisations différentes. Et là c’est encore ce qui s’est produit : ce sont des minorités syndicales au sein de l’UNEF qui se sont retrouvées contre la direction syndicale et qui ont proposé de réactiver la coordination qui n’est pas totalement nouvelle. Ce sujet, celui qui se propose de réactiver la forme coordination, sociologiquement on le connaît, il est assez précis, tous les chercheurs qui ont travaillé sur cet objet le disent, il est construit par des militants.

Bruno: Factuellement, c’est fondé.

Patrick : Que ce soit des militants qui inspirent l’activation de la forme coordination et qu’ils le fassent contre la forme syndicale ne change rien à l’hypothèse que je vous propose de discuter. Il me semble que la coordination à travers la densification du lien social qui passe par le processus de communication dont on vient de parler fait apparaître un sujet particulier. Si tel est le cas, le fait que des formes identiques existent à différents moments de l’histoire n’induit pas pour autant que le sujet qui les active soit toujours de même nature.

J-M : La question que je me pose, c’est pourquoi “la mayonnaise démocratique” a pris à partir de l’initiative de quelques personnes car les coordinations ont quand même mobilisé des milliers voire même des centaines de milliers de gens dans certains cas ?

Bruno: Ce qu’on essaye d’interroger, c’est une forme de contagion ou de propagation. Un élément de réponse, c’est dans cette position centrale de la recherche d’un nouveau langage. Au centre de cette constitution la défiance permanente comme l’a dit Patrick a été essentielle. Elle jouait à l’intérieur même des consciences des militants: ça se traduisait par la nécessité pour eux de ne pas se dire syndiqués où encore de se dire syndiqués en rupture avec la forme syndicale telle qu’on se la représente habituellement. Cet élément de défiance procède de la nécessité de ne pas surimposer une forme organisationnelle avec des motivations ou des intentions qui seraient extérieures à la constitution du mouvement. Il y a eu pour la première fois, et c’est intéressant de comprendre pourquoi ça ne pouvait prendre corps que dans le milieu étudiant, la volonté réitérée de se défier d’une forme de centralité et de transcendance et donc l’ambition de constituer une lutte au plan même des sujets singuliers et pluriels qui étaient à organiser. Là, le terme de coordination prend un sens qu’on peut délimiter: celui d’une organisation autonome au sens où elle se défie d’une centralisation, veut jouer sur différents centres sans réduire leur spécificité, et trouver en elle-même les modalités de ses relations, avec des formes d’organisation et de communication propres.

A travers cette défiance permanente et ces refus de la centralité et d’une norme transcendante, il est intéressant de noter que des femmes majoritairement aient pris la parole. Ce sont elles qui apparaissaient les moins soupçonnables d’une détention de pouvoir et d’une légitimation institutionnelle préexistante. Sur un plan symbolique elles étaient moins entachées d’une présomption de culpabilité par rapport à l’idée d’organisation démocratique et c’était fondamental.

J-M : Les pratiques d’Isabelle Thomas ont donné tort à cette représentation.

Bruno: Quand on voit ses pratiques personnelles et ultérieures oui, mais cela ne contredit pas le fait que les femmes symbolisent effectivement l’espoir que veut concrétiser la coordination.

J-M : Ne peut-on objecter à votre hypothèse que les militants dont je parle font tout simplement preuve d’un pragmatisme certain ? Ils ne cherchent jamais à apporter aux étudiants des formules idéologiques toutes faites dans le cadre d’une approche dogmatique. Il y a des militants politiques, comme David Assouline, qui se propulsent ou se font propulser comme porte-parole du mouvement et qui ne sont pas rejetés alors qu’ils sont connus et catalogués comme militants politiques. Là réside une des ambiguïtés des coordinations. A ce propos, on peut dire qu’il y a une mémoire du milieu, une sorte d’habitus, qui fait que les militants se font admettre parce qu’ils respectent la dynamique du mouvement et refusent d’y importer leurs querelles extérieures.

Patrick : A travers ce que tu dis sur la relation entre militants et mouvement, tu me donnes envie de me remémorer mon expérience de 68 afin de tenter une mise en perspective de la question discutée. Dans les comités d’action lycéens auxquels j’ai participé à l’époque il y avait à la fois toute une ouverture sur des formes d’auto-organisation du milieu mais qui se combinaient avec l’action des militants qui avaient été à la création de ces formes et qui dirigeaient d’une main de fer, même si elle était gantée de velours, l’orientation de la structure, avec des débats au sommet entre les différentes fractions politiques rivales. C’est ce même sentiment qu’évoque pour moi la vision du mouvement étudiant de l’époque où l’action quotidienne semble en permanence rattrapé par les visions venues d’ailleurs qui traînaient alors dans ce qu’on appelait alors l’avant-garde. Or la différence aujourd’hui, c’est que s’ils veulent encore exister les militants ne peuvent qu’être en rupture avec ce type de représentation. Le propre de la forme coordination, en effet, c’est d’être ouverte largement sur un processus d’intersubjectivité construit autour de l’apport et de l’expérience de tous ses fondateurs mais qui réfute les présupposés idéologiques ou pratiques qui pourraient vouloir s’imposer hors même ce processus. En 68, on était bien loin de l’existence d’un tel rapport, le projet politique cherchait à contraindre la croissance du mouvement.

J-M : C’est pourtant un rapport du type de celui qui existait dans les années soixante-dix que l’on a pu voir à l’œuvre dans une coordination comme celle des instituteurs, mais, et c’est là où se trouve la nouveauté, sans qu’il y ait forcément captation du pouvoir par quelques-uns. Les syndicalistes présent dans la coordination ont eu en effet le sentiment qu’on leur demandait de jouer un rôle de direction et d’animation de la lutte. Ils ont eu l’impression qu’on attendait d’eux une direction syndicale alternative.

Patrick: Il ne me semble pas que ce soit la même chose. Qu’une coordination choisisse de se structurer en valorisant l’apport et l’expérience des militants syndicaux qui en font partie n’a rien à voir avec la structuration d’une forme par une force politique ou syndicale dans laquelle les individus du milieu sont invités à se fondre.

Bruno : Oui, ce qui me semble nouveau, c’est qu’il n’y a pas en amont de la création d’une coordination de projet politique explicite avec un projet de constitution et des objectifs précis.

J-M : Là-dessus je suis tout à fait d’accord, mais peut-il y avoir projet politique lorsque l’on sait qu’une lutte coordonnée est une lutte éphémère ?

Patrick : Ce qui se pose comme éphémère c’est en fait la manière dont le sujet se conçoit lui-même dans la lutte. L’original des coordinations ne réside pas dans le cadre formel de son aspect démocratique mais plutôt pour moi dans le fait qu’un sujet crée des règles du jeu qui ne sont pas maîtrisées par les militants.

J-M : Mais qui est le sujet dont tu parles et quelles sont ces règles du jeu ?

Bruno: Ce sujet, on pourrait dire, il se définit presque essentiellement par son acte de rupture, à la fois avec les formes anciennes et présentes. Il y a dans la constitution d’une coordination un jeu de l’opposition qui est crucial, et qui en détermine le sujet ou l’acteur. C’est sous cet angle-là que l’on peut comprendre le processus de contagion qui nous semble si étonnant pour le cas des étudiants et dont on a parlé, à travers la prise en charge des réseaux de communication. Quant aux règles du jeu, elles sont là aussi en rupture car elles se définissent comme des règles rétives à la surdétermination par des instances préexistantes de type syndical ou autres. Alors, effectivement, il devient dans ce cas légitime de se poser la question de savoir si une coordination n’est pas vouée à cette décision active de prendre parti “contre” (pour les étudiants ça a été contre un projet de loi), décision forcément limitée dans le temps et difficile à reconduire sous la forme d’une lutte plus étendue. Par exemple, on peut voir qu’une question importante posée au mouvement étudiant, c’est le rapport de cette coordination au temps. Est-ce que la coordination ne donne pas au temps de la lutte une nouvelle dimension ? A la fois sur un plan synchronique parce que justement il y a cet élément de prise en main des formes d’expression et des réseaux de communication, et sur un mode diachronique parce que dans la mesure où on se constitue uniquement comme forme expressive, il est difficile de concevoir un projet qui existe de cette expression même. La durée de la lutte se pose alors de manière plus problématique.

Patrick: En fait, le sujet émerge dans un mouvement contre et prend forme dans la coordination qui lui donne existence. Hors la coordination le sujet étudiant n’existe pas mais il y a une subjectivité étudiante qui va exister dans et par la coordination tout au long de la durée de vie de la coordination. On part d’un mouvement contre et on construit une forme positive, une structure pour qui exprime l’acteur collectif. De ce point de vue, on peut considérer les coordinations comme une mise en question de l’ensemble des formes de représentation et de création des sujets collectifs, des acteurs dans la société. Ce mouvement peut être rapproché des formes qui à un moment ont surgi à l’Est sous la forme des forums de citoyens qui exprimaient la recherche de formes d’expression du sujet qui tentaient d’échapper à toute détermination, à toute canalisation de la pensée enserrée dans un registre contraint. La forme coordination, c’est donc d’abord une forme de réaction, de résistance aux catégorisations qui positionne l’existence du sujet et sa reconnaissance à travers des représentations et des médiations qui ne lui permettent jamais d’exister autrement que par le regard de celui qui catalogue et à travers la délégation qui correspond à ce regard.

Bruno : Je voudrais traduire ce que tu dis à partir de mon expérience dans le mouvement étudiant. Ce qui m’a frappé, si on prend les choses au niveau le plus superficiel, c’était d’abord l’opposition à un projet de loi. Pourtant, jamais dans les formes d’expressions de la coordination, jamais dans ses messages explicites il n’y a eu de contre-projet de loi, et cette absence est très significative.

J-M : C’est vrai qu’il y a eu une commission qui travaillait à cet aspect des choses mais personne n’a jamais vu la couleur de ses travaux.

Bruno: En revanche, il y avait un grand nombre de commissions qui travaillaient à partir du projet de loi Devaquet et qui en fait travaillaient sur tout autre chose. Par exemple, sur le contenu de l’enseignement, alors que le projet de loi ne touchait absolument pas au contenu de l’enseignement. Dans l’UFR de Philo dans laquelle j’étais alors on a créé comme ça six commissions avec une commission qui devait les englober qui était celle sur le projet de loi. Une semaine après cette commission avait disparu et les autres commissions s’étaient complètement autonomisées. Elles travaillaient sur quoi ? Angoisse du chômage, finalité des études de philo, mais c’était presque la seule commission ayant pour objet des questions pratiques, les autres étaient éminemment spéculatives : pourquoi le 17ème siècle joue ce rôle prédominant dans les études de philosophie ?, pourquoi est-ce que Marx ne tombe jamais au concours de l’agrégation ?, et autres interrogations du même type ! Cela montre qu’une réflexion profonde s’était engagée et qu’elle n’avait fait que trouver une cause occasionnelle dans le refus d’un projet de loi, qui, on s’en rendait déjà compte, changeait de toutes façons peu de chose.

J-M : On peut étendre ce que tu viens de dire à toutes les autres coordinations. Les revendications qui apparaissaient au début des luttes ne sont, en fin de compte, que des supports qui ont permis l’émergence d’autres revendications, certes implicites, mais aussi plus sociales. La revendication des 1500 F pour tous à Air France ou à la Snecma, par exemple, cache de multiples autres revendications, portant sur le travail, ses conditions et les formes de sa division. Si, avec le conflit des infirmières, on retrouve le même point de départ que pour les étudiants, c’est-à-dire une lutte contre un décret, on assiste très rapidement à une éclosion de revendications portant sur l’ensemble des problèmes de la vie quotidienne de ces salariées.

Patrick : Est-ce que je peux prolonger vos interrogations en ajoutant une question qui peut aussi prendre une forme d’hypothèse ? Est-ce que les réflexions que nous développons sur la forme coordination ne nous amènent pas à dire : les coordinations révèlent l’existence de sujets virtuels qui n’existent que dans l’éphémère d’un mouvement, mais qui sont à la recherche de formes plus durables permettant l’expression démocratique ? Le sujet collectif est là, potentiellement, mais finalement il est aussi tellement tiré ici et là à travers tous ceux qui en sont les fondements qu’il ne peut surgir que dans l’urgence d’une crise profonde. Ou pour le dire autrement, est-ce qu’il peut y avoir encore des sujets localisés, durables qui puissent prendre existence dans les espaces institutionnels tels qu’ils sont actuellement configurés comme le travail, l’école, la ville ?

Bruno : Ce que tu dis peut s’appliquer au mouvement des jeunes des banlieues. Ce qui peut nous permettre d’appliquer le terme de coordination au mouvement auto organisé des banlieues, bien que ce terme ait été peu usité, c’est la volonté d’une prise de parole contre les systèmes de codification dont tu parlais qui sont particulièrement enfermants dans le cadre de l’espace urbain. Zones à risques, zones d’éducation prioritaire avec toujours plus de finesse : zone sensible, très sensible qui se calculent essentiellement au pourcentage d’immigrés. Tout ce système a conduit les mouvements de banlieues à casser ces segmentations et ces frontières et à se constituer autour d’un nouveau type de liaison et de communication. Par exemple, cet essor de la vidéo et du rap qui a constitué une subjectivité alternative tendant à échapper aux critères de dénominations institutionnellement dominants.

J-M : Cette volonté de développer une forme d’expression spécifique passe par l’organisation d’un rapport particulier avec les médias classiques. Il y a instauration d’un rapport de proximité avec les journalistes qui va jusqu’au développement de liens amicaux mais aussi contrôle systématique et rigoureux de ce qui est dit et écrit. Après les paysans, experts en la matière, les coordinations ont instrumentalisé les médias. Les responsables étudiants ont très très bien compris qu’il ne fallait plus subir la médiatisation mais jouer avec et parfois jouer contre. C’est l’orientation qui a été prise et qui est relativement nouvelle pour un mouvement de lutte.

Bruno : Le fait est que ce souci de la mise en représentation rejaillit sur la constitution même du sujet politique.

J-M : Cette volonté d’autonomie et de contrôle contient en soi, par l’exigence qu’elle recèle, cette dimension de l’éphémère qui paraît inhérente à la constitution du sujet. Chaque participant à la coordination est en effet jaloux de son intégrité. S’il n’y a plus d’engagement durable, ce n’est pas faute de volonté ni par effet de l’individualisme sur les comportements mais parce que chacun s’engage ici ou ailleurs, à sa guise, en refusant de s’enfermer dans une forme particulière et unique.

Patrick: Il y aurait donc un refus non de l’engagement mais des formes anciennes de l’engagement social dans des temporalités longues et dans des espaces pré-établis. Pourquoi un tel positionnement surgit-il dans cette période ?

Bruno: Pourquoi ? Parce que la réalité du travail et la réalité sociale ont elles aussi changé de temporalité et d’espace. Je crois que la coordination est la forme sociale adaptée à une temporalité et à une spatialité radicalement modifiées où dominent les concepts d’élasticité, de plasticité, de discontinuité dans le travail et dans la vie quotidienne.

J-M : Lutter le temps d’un clip disait certains instituteurs au sujet des coordinations.

Bruno: L’idée de virtualité dit plus que ça: c’est l’idée d’une contingence dans la prévisibilité. Ce qui s’ouvre au sujet, ce n’est ni une destinée ni une carrière, mais tout au plus un ensemble de possibles. Il est certain que dans une” telle configuration sociale, non seulement on ne peut s’engager sur le long terme, mais on ne s’engage plus du tout de la même manière. Ce qui se dessine pour le sujet ce sont tout au plus des éventualités qu’il s’agit d’anticiper; quoique potentiellement contradictoires, elles coexistent dans la représentation que le sujet a de lui-même et l’oriente dans ses pratiques de lutte.

Patrick: A travers ce que tu dis, ne peut-on expliquer l’engagement plus massif des femmes dans le mouvement social, compte tenu de la souplesse offerte par les formes d’engagement dans la coordination, et ce alors même que la division sexuelle du travail perdure sous des formes où la rigidité reste importante dans la division même des rôles ?

Bruno : Si on poursuit l’hypothèse, oui, car cette souplesse nouvelle qu’offre le sujet virtuel permet l’émancipation hors des carcans institutionnels qui enfermaient l’action sociale. L’avantage offert est certain; même si émerge aussi le risque que la récupération ou le recentrage se fasse plus facilement. En effet, dans la mesure où le sujet est plus fuyant, où sa représentation est plus confuse, il est aussi plus susceptible de céder facilement aux offres diverses de compensation. Finalement, est-ce que les coordinations n’offrent pas un nouveau modèle d’identification ? Est-ce que la constitution d’un sujet symbolique ne se pose pas d’une nouvelle manière parce que l’absence de pôles d’identification forts fait défaut ?

Patrick : N’y a-t-il pas aussi à travers les coordinations un affaiblissement de la figure hégémonique du militant qui ne règne plus en maître sur la vie du mouvement?

J-M : Les militants jouent toujours un rôle initial important dans le déclenchement de la lutte, la formation et l’animation du mode d’organisation. Par contre, il est faux de penser qu’ils contrôlent l’activité et l’orientation du mouvement. Il y a eu, de plus, lors de ces mouvements, une liberté de ton et de parole que l’on n’avait pas vue depuis longtemps. L’expression: “On a vécu notre Mai 68” revient d’ailleurs souvent dans la bouche des grévistes qui ont été interviewés.

Patrick : En fait, c’est une nouvelle forme de construction du lien social qui est en train de voir le jour. Il y a une espèce de circularité dans le développement des coordinations qui naissent en s’enrichissant les unes de l’expérience des autres, en s’appropriant certaines de leurs idées et de leurs modes d’expression. Pourquoi un engagement aussi massif dans les coordinations, pourquoi la reproduction de cette forme et son essaimage important ?

J-M : Cet “essaimage important” dont tu parles, témoigne non seulement du succès médiatique rencontré par le terme “coordination”, à savoir que son sens politico-organisationnel est connu par des populations socialement hétérogènes et socialement éloignées de celles qui ont utilisé ce mode de mobilisation, mais aussi de son caractère médiatique, au sens où ces populations en lutte se servent elles-mêmes de ce terme pour se faire connaître et faire reconnaître leur combat auprès des médias et de l’opinion publique. Mais tout cela ne nous dit pas si c’est le démarrage d’un nouveau monde ou les derniers soubresauts de l’ancien ?

Patrick : La diffusion de la forme dans la société a certainement à voir avec le succès médiatique, la sympathie étant éprouvée par rapport à l’existence de formes institutionnelles et à un certain rejet de celles-ci, telle la forme syndicale. Mais, derrière le succès médiatique ce qui, pour moi, travaille différents milieux : c’est la recherche d’un nouveau rapport au lien social qui permet à l’individu d’exister et de s’enrichir à travers une intersubjectivité s’organisant au sein d’un sujet collectif. C’est, peut-être, à un nouveau rapport à l’organisation du social qu’on assiste: l’accord s’établit dans la construction d’une coordination autour de l’existence éphémère d’un sujet social virtuel qui prend forme, le temps qu’il juge nécessaire, pour exprimer le point de vue sur la société dont il est porteur.