I
1. Le capitalisme, comme tout système vivant, est fondé sur un ensemble de contradictions, qu’il surmonte sans cesse pour tout le temps historique de son existence, sans bien entendu les supprimer. Le façonnement des forces sociales, des mécanismes et des institutions qui lui permettent de surmonter quelques-unes de ses contradictions, constitue dans un lieu et un temps particuliers ce qu’on peut appeler le modèle concret de sa “régulation”. L’apport important des théories récentes dites de la régulation est d’avoir reconnu ce fait et de lui avoir même donné un nom[[On trouvera une bonne présentation d’ensemble de ces théories de la régulation dans :
M. Aglietta, Régulation et crise du capitalisme. Éd. Calman-Lévy, Paris, 1976.
R. Boyer, La théorie de la régulation.. une analyse critique. Éd. La Découverte, Paris, 1986.. Néanmoins je ne suis pas convaincu qu’elles en aient dégagé le concept, s’étant limitées jusqu’ici à un cas particulier dans l’espace et le temps de la régulation en question. Cette reconnaissance de forces et mécanismes régulant la reproduction capitaliste impliquait une libération heureuse de la version vulgaire et dogmatique du marxisme (que je distingue toujours soigneusement du matérialisme historique dont la capacité d’expansion est considérable), qui se contente d’énumérer les contradictions du système dans une vision statique et figée de son fonctionnement.
La question qui se pose immédiatement après qu’on a reconnu la capacité du système de surmonter ses contradictions est de savoir jusqu’à “quand” il en sera ainsi. C’est évidemment une question primordiale pour quiconque se place du point de vue des victimes de ce système et veut contribuer à la définition de stratégies de lutte efficace contre le capitalisme.
Dans cette perspective il faut en premier lieu identifier les contradictions véritables du capitalisme réellement existant et leur articulation les unes aux autres, sans préjuger à l’avance que ce système ait présenté la même structure fondamentale d’organisation de ses contradictions tout au long de son histoire. Le repérage des phases qualitativement différentes par lesquelles cette structure est passée – et donc implicitement les systèmes de régulation – est, de ce point de vue, important. Les théories de la régulation ont certainement contribué à le faire positivement, en faisant apparaître la spécificité du capitalisme “fordien”. Cependant cette contribution me paraît limitée et insuffisante du fait que ces théories ont comme regardé à la loupe le capitalisme “fordien” en question et laissé dans le flou les régions extérieures au regard de leur loupe. Autrement dit elles ont focalisé leur regard sur les centres avancés du capitalisme, oubliant que le capitalisme réellement existant est un système mondial et que, de ce fait, les centres avancés en question ne constituent pas l’image de ce que “demain seront les autres”, mais ne se comprennent pas en dehors de leur relation au système mondial pris dans son ensemble.
2. Je me proposerai dans cette note succincte de revenir sur les phases successives de l’expansion capitaliste depuis qu’il a revêtu sa forme achevée avec la révolution industrielle, et de suggérer les différents types de régulation qui ont été pratiqués au cours de cette histoire.
Cet exercice devrait nous aider à mieux distinguer “ce qui a été régulé et ce qui ne l’a pas été”, c’est-à-dire quelles contradictions concrètes – à telle époque – ont été surmontées et quelles autres ne l’ont pas été, en situant ces contradictions aux différents niveaux auxquels elles se placent (niveau nationaux et mondiaux). J’irai même jusqu’à dire que l’atténuation de certaines contradictions par un système de régulation transfère les conflits sur d’autres contradictions, qui sont alors d’une virulence redoublée. Evidemment cette observation est importante du point de vue de qui est intéressé d’abord par l’efficacité des stratégies de lutte contre le capitalisme.
3. Le mode de production capitaliste est défini par une contradiction de nature essentielle, celle qui oppose Capital et Travail, à condition de donner à ces deux concepts le contenu précis que Marx leur a donné : le travail étant celui de l’individu libre, contraint de vendre sa force de travail qui est sa seule richesse, le capital étant le rapport social qui permet à une classe sociale particulière (la bourgeoisie) de s’approprier le travail mort cristallisé dans des moyens de production importants sans lesquels la production moderne est inconcevable. Le rappel de cette banalité s’impose, à mon avis, à une époque où le flou grandissant des concepts conduit souvent à assimiler capital et richesse, accumulation du capital et accumulation monétaire, capitalisme et échanges, en annulant la signification des transformations qualitatives que le mode de production capitaliste a apportées[[S. Amin, “Capitalisme et système monde”, Revue Internationale de Sociologie. janv. 1992..
Cela étant je ne dis pas que la contradiction essentielle en question soit ni la seule, ni même la contradiction principale, entendant par celle-ci celle autour de laquelle s’articulent les conflits moteurs de l’évolution et du changement. Je dis seulement ici que la contradiction essentielle du mode de production capitaliste fait de celui-ci un système générant en permanence une tendance à la surproduction, un fait nouveau, inconnu de toute l’histoire de l’humanité avant la révolution industrielle.
L’illustration de cette réalité est facile à construire[[Ma première formulation de ce problème remonte à ma thèse de doctorat (Paris 1957), reprise dans L’Accumulation à l’échelle mondiale et exprimée en termes de modèle dans L’échange inégal et la loi de la valeur, nouvelle édit. Economica 1988, pp 24 à 35.. Dans un modèle de reproduction élargie réduit aux deux départements de Marx, la réalisation de la plus-value exige que le salaire réel augmente de période en période dans des proportions calculables, fonction de la croissance de la productivité du travail. Or le rapport social bourgeoisie/prolétariat pèse contre cet ajustement nécessaire : le salaire tend à être inférieur à ce qu’il faudrait qu’il soit compte tenu de la productivité. Le système génère spontanément en permanence une tendance à la surproduction, ou sous-consommation, ces deux termes étant synonymes, l’envers et l’endroit du même phénomène: l’inadéquation du salaire aux exigences de la réalisation du produit social en expansion.
Ce n’est donc pas la stagnation qui, contrairement au discours idéologique laudatif du capitalisme, fait problème, c’est l’inverse : la croissance prodigieuse réalisée par le système en dépit de cette tendance immanente à la stagnation. J’ai proposé, dans ce domaine, une thèse concernant les “cycles longs-Kondratieff[[“Capitalisme et système monde”, art. cité.”, en accord avec l’analyse de Baran et Sweezy et en contrepoint des idées dominantes sur le sujet ; selon cette thèse les phases successives d’essor correspondent très exactement à la fois à la mise en oeuvre d’innovations majeures et à des évolutions politiques de nature à élargir les marchés, successivement : (i) la première révolution industrielle, les guerres de la Révolution et de l’Empire ; (ii) le chemin de fer, les unités allemande et italienne; (iii) l’électricité, l’impérialisme colonial ; (iv) la reconstruction et la modernisation de l’Europe et du Japon après 1945, la civilisation de l’automobile ; (v) et demain (?), la reconquête de l’Est et la révolution de l’informatique et de l’espace.
Cela étant, la tendance à la stagnation, immanente, a néanmoins imposé, dans les centres développés eux-mêmes, le développement d’un troisième département d’absorption du surplus (je fais mienne la thèse de Baran et Sweezy) qui constitue un levier essentiel de la régulation.
Cette régulation politique demeure néanmoins restreinte aux États du capitalisme central. A l’échelle du système mondial on retrouve l’absence de régulation qui se traduit
effectivement par le déploiement des effets de la loi de l’accumulation (ou loi de la paupérisation). Ayant sous-estimé la polarisation mondiale, Marx généralisait – à tort – le fonctionnement de cette loi à chacun des sous-systèmes nationaux composant l’économie capitaliste mondiale, alors qu’on ne le retrouve qu’à l’échelle globale, puisque, si dans les centres la répartition du revenu tend à être stable, dans les périphéries l’inégalité sociale s’accroît avec le développement[[S. Amin, “Income distribution in the capitalist system”, Review, vol. VIII N° l, Binghampton, U.S.A. ; également La déconnexion, la Découverte pp. 149-174..
II
1. De la révolution industrielle à l’après-première guerre (1800-1920) s’étend une première longue phase du capitalisme, celle de la “grande industrie mécanique” étudiée par Marx dans le Capital. Bien entendu le système, au cours de cette période, se reproduit sur une base sans cesse élargie, verticalement (progression de la productivité du travail) et horizontalement (expansion géographique), ce qui signifie qu’il surmonte ses contradictions et peut donc, à cet égard, faire l’objet d’une analyse en termes de régulation.
On pourra faire apparaître ce qui est régulé et ce qui ne l’est pas, c’est-à-dire quelles contradictions sont atténuées et quelles autres sont accusées, en rappelant préalablement, brièvement, les caractères apparents de ce système :
(i) La période est celle de la constitution de systèmes productifs capitalistes nationaux, industriels et autocentrés, construits dans le cadre et par l’intervention positive active de l’Etat national bourgeois nouveau.
(ii) La structure économique nationale est elle-même caractérisée par le développement d’un tissu d’établissements industriels mécanisés (au delà de la manufacture) relativement petits et moyens, tenant leur avantage de la compétitivité en leur faveur au détriment des artisanats anciens, s’ouvrant un marché en expansion par l’enrichissement bourgeois et l’extension de la classe ouvrière nouvelle ; la faible modernisation de l’agriculture et de nombreux services (logement, services personnels) opérant dans le cadre soit de formes de production marchande non ou peu capitalistes, dominées donc par la propriété foncière (paysanne ou aristocratique, urbaine) plus que par le capital, ou de formes de la petite production marchande simple : le morcellement du marché de l’épargne et des moyens financiers, collectés régionalement par des réseaux fortement personnalisés (petites banques. notaires, etc.) pour être mis à la disposition des entrepreneurs – capitalistes familiaux; l’intégration croissante du marché national dans ses trois dimensions: marché des produits industriels nouveaux et des excédents de la production paysanne, marché des capitaux (par interconnexion des réseaux régionaux), marché de travail industriel (par l’urbanisation et les migrations internes en provenance des régions rurales).
(iii) Dans ses dimensions sociales le système est dominé par une bourgeoisie de famille d’entrepreneurs industriels, de financiers et de propriétaires immobiliers ruraux et urbains. Le travail dans les fabriques repose sur une classe d’ouvriers qualifiés, maîtrisant l’organisation des procès de fabrication (ces ouvriers qualifiés, provenant souvent de l’artisanat ancien ruiné, sont proches des ingénieurs, peu nombreux encore au stade de développement technologique atteint). La couche de manoeuvres non qualifiés chargés des travaux lourds est constituée de paysans appauvris et chassés des campagnes (une bonne partie de cet excédent de population émigre vers les Amériques et soulage de ce fait la société nationale, contribuant positivement à l’accélération de son développement).
Je vois alors qu’on peut repérer deux systèmes de régulation efficaces au plan national – un système d’alliances politiques et un système de gestion centralisée de la monnaie et du crédit – mais qu’il n’y a pas de système de régulation opérant au niveau international.
2. La dimension principale dans laquelle s’exprime le système de régulation nationale est de nature politique.
Il s’agit, pour le capital, d’isoler la classe ouvrière nouvelle, remuante et dangereuse, par la concentration urbaine (compte tenu des technologies militaires de contrôle de l’époque, la “barricade” est alors efficace). Pour cela la bourgeoisie fait des compromis, selon les circonstances historiques, soit avec la paysannerie dans son ensemble composée en majorité d’une paysannerie moyenne issue d’une révolution radicale (comme en France), soit avec l’aristocratie (Angleterre, Prusse, puis Allemagne…) Différentes méthodes économiques sont mises en oeuvre pour concrétiser l’alliance hégémonique bourgeoise anti-ouvrière: la protection des marchés agricoles internes, les interventions pour protéger la petite et moyenne propriété (crédit agricole etc.), la distorsion des assiettes d’imposition (en faveur des paysans et/ou des propriétaires aristocrates). L’alliance se traduit concrètement par des niveaux de vie paysans supérieurs à ceux de la classe ouvrière. Mais la régulation intègre ici également des pratiques sociales et politiques : le vote réservé (le suffrage universel est tardif), l’éducation élitiste et hiérarchisée, la distribution des fonctions politiques (droits réservés à l’aristocratie en Angleterre, à l’Empereur en Allemagne etc.).
D’une manière générale le fonctionnement de la régulation se fait au détriment de l’accumulation du capital, lui imposant des rythmes inférieurs à ceux qui pourraient être réalisés dans un modèle abstrait réduit aux rapports capital/travail. Cela n’est possible que parce que l’État dispose d’une autonomie réelle, problème qu’on retrouvera tout au long de notre réflexion.
3. Il existe également à ce stade un système économique de régulation, fondé sur la maîtrise nationale de la monnaie et du crédit, qui remplit des fonctions importantes généralement sous-estimées ou même passées sous silence.
J’avais exprimé à ce propos les thèses suivantes[[Ces développements remontent également à ma thèse (1957) repris dans l’Accumulation à l’échelle mondiale, éd 10-18. 1970, vol. 2, chap. III. : (i) Le crédit est un élément composant nécessaire de la reproduction élargie. Pour le montrer j’avais utilisé le modèle marxien à deux départements. Dans l’hypothèse même que le problème de la réalisation soit résolu par une croissance du salaire réel dans des proportions calculables fonction de la croissance de la productivité du travail, la réalisation du produit exige l’injection d’un volume défini de crédits avancés aux capitalistes au début de chaque cycle, restitués par eux à la fin de celui-ci, ce volume étant lui-même soumis à la contrainte d’une croissance définie et calculable, fonction de l’expansion produite par la croissance de la productivité. On reconnaît ici le problème auquel Rosa Luxemburg s’était heurtée et auquel elle avait donné, selon moi, une fausse réponse, tandis que celle de Lénine éludait la difficulté. J’avais donc proposé une réponse fondée sur la reconnaissance de ce que j’appelais le rôle actif du crédit dans l’accumulation capitaliste, en complément de son rôle passif reconnu dans le marxisme classique (l’ajustement de l’offre de monnaie à sa demande).
(ii) L’idéologie bourgeoise propose dans ce domaine comme dans les autres, une analyse faussement scientifique, en fait tautologique, permettant de conclure que l’offre et la demande de crédits réalisent spontanément l’équilibre nécessaire. J’avais au contraire montré que le marché du crédit accentuait les fluctuations cycliques, Je l’avais fait en déployant un raisonnement en deux temps, Dans un premier temps un modèle de cycle était développé sans considération du crédit, opérant par le seul jeu du multiplicateur et de l’accélérateur reliant la demande finale et les investissements, respectivement dans un sens pour le premier et dans l’autre pour le second. Ce modèle illustrait le fait que la reproduction élargie de l’époque préfordienne – prékeynésienne – avait revêtu une forme cyclique apparaissant comme “naturelle”, c’est -à-dire produite par le fonctionnement des contradictions spécifiques du capitalisme, sans cesse surmontées pour réapparaître. Dans un second temps, introduisant le crédit, j’avais montré que les lois du marché qui le concernent lui font jouer un rôle d’amplificateur – et non de raboteur – du cycle réel[[Ibid., développements proposés en 1957, cf. L’accumulation… vol. 2, chap. IV..
(iii) Revenant au rôle actif du crédit j’avais conclu que la définition rigoureuse du volume du crédit en croissance en rapport avec celle du produit signifiait que le système exigeait un mode de régulation particulier de celui-ci (j’employais l’expression de maîtrise sociale), qui définissait le rôle et les fonctions de la Banque centrale et des politiques nationales de la monnaie et du crédit, indépendamment de toute autre fonction (notamment l’intervention au plan de la balance des paiements extérieurs).
4. Par contre il n’y a pas de régulation fonctionnant au niveau international, ni au plan de la gestion économique des relations entre les différents États capitalistes centraux, ni à celui de leurs relations politiques.
Pourtant la thèse la plus fréquente dans ce domaine est que l’étalon-or (ou sterling) associé à l’hégémonie britannique constituait un système de régulation contraignant pour les politiques nationales obligées de réagir de la manière convenable aux signaux de la balance des paiements extérieurs, dans un système largement ouvert aux flux commerciaux (limités seulement par les tarifs douaniers) et aux mouvements de capitaux (en principe toujours libres).
Ici encore j’en reviens aux thèses que j’avais développées concernant la régulation (spontanée ou non) des balances des paiements extérieurs[[Ibid., développements proposés en 1957, cf. L’accumulation… Vol. 2, chap. V.. J’avais rejeté l’idée d’une régulation assurée spontanément en examinant la valeur logique des théories économiques proposées à ce sujet, et les mécanismes de leur fonctionnement dans le système de l’étalon-or ou dans celui de monnaies détachées de cette référence. Il m’était apparu que toutes ces théories (dites de l’effet change, ou de l’effet prix, ou de l’effet revenu etc.) ne parvenaient à prouver que le marché réalisait l’équilibre qu’à la condition de faire des hypothèses qui supposaient le problème résolu et donc les réduisaient au statut de pures tautologies, et avais accusé ces théories économiques, de ce fait, de n’être que les expressions de l’idéologie des harmonies universelles”. J’en avais conclu qu’il n’y avait pas de régulation internationale possible, laquelle aurait impliqué une interconnexion des politiques nationales de développement – une sorte de “planification” mondiale en contradiction avec l’idée même de concurrence internationale. L’équilibre – grossier – ne se réalisait qu’à travers un “ajustement structurel” permanent (c’est le terme que j’employais) qui n’est rien d’autre que l’ajustement des plus faibles aux contraintes de l’accumulation chez les plus forts. On était ainsi renvoyé du champ de l’économique à celui de la politique.
Or le fonctionnement réel de la politique internationale n’est pas davantage régulé. Pourtant ici encore la thèse la plus fréquente est que l’hégémonie britannique assurait à sa manière cette régulation, comme aujourd’hui celle des États-Unis ou, à défaut, l’hégémonie “partagée” (shared) exercée par le G 7 (ou le G 3 : Etats-Unis, Japon, Allemagne). J’émets beaucoup de réserves à l’égard de ces thèses concernant la régulation politique par le biais d’une théorie des hégémonies abusivement généralisée et étendue dans le temps.
Je conteste même que l’on puisse parler d’une hégémonie britannique au XVIIIe siècle. L’Angleterre conquiert alors des positions avantageuses sur les mers, au détriment de son concurrent français. Mais elle n’est encore ni capable d’affirmer une puissance particulière dans les affaires du continent européen, ni même de dominer véritablement les périphéries potentielles d’outre-mer. Son hégémonie ne sera acquise que fort tardivement, après que la Chine et l’Empire ottoman auront été “ouverts” (à partir de 1840), après que la révolte indienne des Cipayes aura été surmontée (1857). L’avance industrielle et le monopole financier de la Grande-Bretagne, réels à l’époque, n’entraînaient pas de véritable hégémonie. Car cette hégémonie dite mondiale est contrainte de faire avec l’équilibre européen, que l’Angleterre ne domine pas. A tel point qu’à peine l’hégémonie de la Grande-Bretagne était-elle constituée (à partir de 1850-1860) que celle-ci allait être mise en question par la montée de ses concurrents, l’Allemagne et les États-Unis, à partir de 1880, aux plans industriel et militaire, même si Londres conserve beaucoup plus longtemps une .position financière privilégiée.
L’hégémonie, loin de constituer la règle dans l’histoire de l’expansion capitaliste mondiale, est plutôt l’exception, de courte durée et fragile. La loi du système est plutôt la rivalité durable, la non-régulation.
Les choses ont-elles changé depuis ? Par certains aspects l’hégémonie des Etats-Unis après 1945 est effectivement réellement d’un caractère nouveau. Les Etats-Unis ont, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, des moyens militaires d’intervention (fût-ce par la destruction et le génocide) de dimension planétaire. Limités de 1945 à 1990 par la bipolarité militaire partagée avec l’URSS, les Etats-Unis sont peut être devenus, ou en voie de devenir, ce qu’avant eux nul n’avait été, sauf Hitler en imagination : les maîtres (militaires) du monde … Mais pour combien de temps ? Contrairement au discours dominant de l’heure, selon lequel la fin de la guerre froide aurait réduit les dangers de guerre nucléaire, je prétends qu’au contraire ce danger, écarté par la dissuasion soviétique, est en passe de devenir une réalité. A-t-on oublié que les États-Unis ont utilisé l’arme atomique quand ils en avaient le monopole ? Oublie-t-on qu’au moment même où le système militaire soviétique est entré en décomposition, les États-Unis renforcent leur programme de “guerre des étoiles” ? A-t-on oublié qu’à l’occasion de la guerre du Golfe le recours au nucléaire a été envisagé et que l’opinion y est doucement préparée ?
Le discours sur les hégémonies est aujourd’hui à la mode, comme il fallait s’y attendre. Selon le libéral américain Robert Keohane, l’hégémonie procure la stabilité par le respect des “règles du jeu” qu’elle impose. J’analyse tout autrement le projet du “nouvel ordre américain mondial” que la guerre du Golfe, venue immédiatement au lendemain de l’amorce de la désintégration soviétique – et pas par hasard annoncerait. Je l’analyse dans les termes d’un nouvel Empire du chaos, d’une instabilité maximale, appelé à être traversé de contradictions violentes : d’un renouveau de rivalités intercentres et d’explosions dans les périphéries du Sud et demain de l’Est. La régulation politique n’est pas à l’ordre du jour[[Voir ma critique de Robert Keohane (“The Theory of Hegemonic Stablhty” in Ole Hosti, Changes in the International System, West view Press 1980. in S. Amin, Capitalisme et Système mondial, art. cité)..
En contrepoint, la gestion des rapports économiques et politiques entre les centres capitalistes et les périphéries que devinrent les sociétés d’Asie, d’Afrique et d’Amérique paraît, tout au long de cette phase, relativement aisée.
Les périphéries sont alors maintenues dans leur statut de régions non .industrialisées. Elles le sont particulièrement par la colonisation directe et l’intervention de l’administration étrangère allant dans ce sens (cas typique de la politique anglaise en Inde). Contrairement au préjugé commun l’intégration dans le système capitaliste mondial ne crée pas une bourgeoisie locale, elle tend au contraire à en détruire l’embryon là où il existait[[Ramkrishna Mukherjee, “The Rise and Fall of the East India Company”, Monthly-Review, NY 1974. Amiya Bagchi, contribution à l’ouvrage collectif : S. Amin et al., La nouvelle transnationalisation, à paraître.
. Mais elles le sont aussi par des systèmes politiques d’alliance de l’impérialisme dominant – notamment celui de la Grande-Bretagne – avec les classes réactionnaires locales, la propriété latifundiaire en Amérique latine, le pouvoir impérial chinois, ottoman, khédivial ou persan etc. Ces pouvoirs locaux acceptent l’insertion dans le système mondial, “l’ouverture” (parfois imposée à coup de canonnières !) au commerce, et les classes dirigeantes en bénéficient en se transformant en producteurs marchands compradorisés dans ce cadre. La puissance hégémonique – la Grande-Bretagne – tient son hégémonie de ces relations avec l’outre-mer beaucoup plus que par sa capacité de gérer à son bénéfice les relations intercentres (l’équilibre européen lui échappe largement). Là encore je qualifie ces relations d’impérialistes, le concept d’impérialisme étant pour moi défini par l’usage de moyens politiques au service de l’expansion capitaliste inégale (le façonnement du rapport centre-périphérie). Dans ce sens l’impérialisme n’est pas une phase nouvelle du capitalisme, liée directement à la constitution des monopoles, mais un caractère permanent du capitalisme comme système mondial réellement existant. Bien entendu l’impérialisme se conjugue toujours au pluriel : les centres se constituent leurs périphéries réservées propres – ou tentent de le faire – et sur ce terrain sont en conflit permanent.
Au plan de la pratique des relations internationales les Etats de la périphérie non formellement colonisés ne sont pas reconnus comme des sujets de plein droit, comme des États souverains véritables. L’espace géographique qu’ils constituent est traIté comme un espace ouvert à l’expansion capitaliste mondiale. Le système des États souverains reste européen (du traité de Westphalie – 1648 – au Congrès de Vienne – 1815 – et au traIté de VersaIlles – 1919 -), complété par le système parallèle des Etats. américains (centre nord américain/périphéries latino-américaines réservées par la doctrine Monroe), et ne sera universalisé qu’avec la création de l’ONU en 1945.
Au plan de la reproduction capitaliste élargie les rapports centres-périphéries correspondant à cette phase (qui de ce point de vue se prolonge jusqu’aux lendemains de la seconde guerre. mondiale, lorsque les mouvements de libération nationale arracheront l’indépendance et imposeront les transformations sociales internes qui lui sont associés) remplissent des fonctions importantes. Les périphéries fournissent des matières premières et des produits agricoles de consommation dans les termes de l’échange inégal (différentiel des prix supérieur à celui des productivités), qui permettent de relever le taux du profit au centre, par la réduction des prix d’éléments constitutifs soit du capital constant (matières premières), soit du capital variable (biens salariaux).
5. Les analyses qui précèdent ont montré que les systèmes de régulation n’opèrent pas exclusivement par leur action directe sur les rapports de production (et pourraient, de ce fait, faire l’objet d’une analyse située dans le champ de l’économie politique) mais par des actions agissant sur les rapports sociaux (un concept plus large que celui de rapports de production, intégrant l’Etat, le pouvoir social, l’idéologie), situées donc dans le champ plus large du matérialisme historique. Ma lecture des théories de la régulation me fait conclure qu’elles pourraient d’ailleurs en convenir.
Le rôle décisif que l’État remplit dans les formes de régulation pratiquées appelle un commentaire plus général. On voit en effet que l’État remplit deux ensembles de fonctions à la fois complémentaires et contradictoires : (i) la création des conditions de reproduction des rapports de production fondamentaux pour la poursuite d’une forme historique de la domination de classes (ici le capitalisme dans ses dimensions nationale et mondiale) ; (ii) la création des conditions de reproduction des rapports sociaux garantissant “l’intérêt général”, c’est-à-dire transgressant les intérêts sociaux conflictuels. Cette seconde dimension s’exprime dans ce qu’il est convenu d’appeler “l’intérêt national”, dont le contenu est ici celui que le compromis historique capital/paysannerie (ou aristocratie) met en oeuvre et plus tard – dans la phase fordienne qui suit – le compromis historique capital/travail mis en oeuvre dans le Welfare State social démocrate de l’Occident avancé. Pour concilier ces fonctions l’État s’autonomise et de ce fait développe une logique propre du pouvoir qui entre en conflit – partiel au centre, grave à la périphérie où la conciliation entre “l’intérêt national” et la contrainte de la mondialisation est impossible avec celle de l’accumulation.
Notre progression dans la compréhension des mécanismes de la régulation est donc en fait handicapée par les limites que le marxisme réellement existant s’est imposé à lui-même.
Marx avait exprimé l’ambition de jeter les bases d’un matérialisme historique qui aurait articulé les plans de l’économique et du capitalisme, de l’État et du pouvoir, de la culture et de l’idéologie. Il en a proposé quelques fondements dans ses écrits, véritablement à la hauteur de son génie. Malheureusement par la suite, en lieu et place d’une poursuite de la construction du matérialisme historique, il s’est constitué ce qui s’est appelé le “marxisme”, c’est-à-dire davantage un recensement et une vulgarisation des découvertes et propositions faites par Marx. Cette dogmatique n’a pas été inventée par Staline, elle remonte à la vieille social-démocratie allemande de la fin du XIXe siècle, dont les conceptions ont été largement héritées par ce qui est devenu le léninisme, puis son avatar stalinien (et même par l’adversaire de celui-ci, le trotskysme), et même en partie par le maoïsme, pourtant le plus ouvert des courants du marxisme historique. Du coup la théorie du pouvoir (“les modes de domination”) et celle de l’idéologie se sont trouvées bloquées dans leur développement (par rapport à la théorie du mode de production capitaliste), réduites à la pâle pseudothéorie stérile du “reflet”.
III
1. Les théories de la régulation ont été formulées pour faire avancer l’analyse réaliste du capitalisme dans sa phase ultérieure, celle qualifiée de “fordiste” par les théoriciens de la régulation eux-mêmes. Les formes particulières à cette phase nouvelle amorcée aux Etats-Unis à partir de 1920 ne se généralisent en Europe et au Japon qu’après 1945 seulement, pour s’épuiser avec la crise de 1968. La période couvre donc en gros le demi-siècle 1920-1970.
La percée avait été préparée par le travail remarquable de Harry Braverman[[Harry Braverman, Labor and Monopoly Capital. The Degradation of work in the XXth Century, MR Press, NY 1974., portant sur les transformations affectant le procès de travail engendrées par le “travail à la chaîne”. Aussi précis que Marx l’avait été dans son analyse du travail dans la grande industrie de son époque, Braverman met le doigt sur l’essentiel: la déqualification massive du travail que le système nouveau implique, la substitution de “l’ouvrier masse” à la classe ouvrière ancienne qualifiée, la perte de maîtrise du procès de travail par la nouvelle classe ouvrière, au profit d’administrateurs, organisateurs séparés des exécutants relayés sur les lieux du travail par les véritables gardes-chiourmes que sont devenus les agents de maîtrise.
La nouvelle organisation du capital et du travail créait simultanément les conditions pour qu’apparaisse un système nouveau de régulation, devenu objectivement nécessaire du fait que la tendance spontanée du capitalisme à la surproduction s’exacerbait. La productivité du travail, relevée dans de fortes proportions par la “rationalisation” taylorienne, aurait généré une production excédentaire, non absorbable si les salaires réels étaient restés relativement stables. Mais la classe ouvrière de l’ouvrier masse nouveau, plus homogène que celle qui l’avait précédée au stade antérieur, constituait un terrain favorable pour la généralisation du syndicalisme. Face à elle la concentration du capital et la constitution des oligopoles substituaient aux formes anciennes de concurrence exclusivement par les prix (et dans cette forme de concurrence la pression sur les salaires demeure toujours forte) des formes nouvelles de compétition mettant l’accent sur l’amélioration de la productivité (qui implique un certain consentement des travailleurs et la multiplication et la différenciation des produits. La scène était dressée pour obliger patronat et syndicat à négocier une politique des revenus commune et acceptée par les deux partenaires (c’est depuis lors qu’on parle de “partenaires sociaux” pour désigner les classes antagonistes !). L’État entrait à son tour en scène pour imposer que les politiques, négociées par les partenaires les plus puissants et les mieux organisés, soient généralisées à l’ensemble des relations de travail dans la nation.
Le contenu essentiel de cette politique salariale nouvelle vise tout simplement à lier la progression des salaires réels à celle de la productivité. Ici encore l’État fournit le cadre qui permet de relier la progression du salaire moyen (en fait le salaire minimal qui est le salaire effectif pour la majorité) à celle de la productivité moyenne à l’échelle nationale, tandis que les négociations sectorielles et d’entreprises modulent leurs accords particuliers autour de la norme nationale définie.
La nouvelle régulation n’est rien d’autre que cela. La contribution – importante – de la théorie de la régulation a été non seulement de le formuler, mais encore de lier cette pratique à l’émergence de l’État social-démocrate (ou le Welfare State dans les pays sans tradition politique sociale-démocrate).
La régulation nouvelle rabotait les cycles moyens (de “7ans”) fortement marquants dans la phase antérieure, parce qu’elle atténuait l’impact de l’accélérateur (les fluctuations des investissements plus que proportionnelles, induites par celles de la demande finale), autrement dit introduisait un élément de planification des investissements détachés de la réaction spéculative – spontanée – aux fluctuations de la demande. Elle leur substituait une conjoncture plus douce, moins saillante, mais plus rapide, appelant des interventions complémentaires et correctives de l’État, par la modulation de la dépense publique et de l’endettement, des ponctions fiscales etc. Elle réduisait par là même également la portée de la régulation par le crédit qu’elle soumettait à des logiques englobantes plus larges.
Mais la régulation nouvelle ne supprimait pas la tendance du système à la surproduction. Keynes avait eu l’intelligence de le comprendre. L’État apparaît à nouveau ici pour promouvoir systématiquement un “troisième département” (par référence aux départements I : production de moyens de production, et II : production de biens de consommation, du modèle marxien de la reproduction élargie), chargé de l’absorption du surplus. Nous devons à Baran et Sweezy la reformulation du système de la reproduction élargie conçue sur cette base[[Paul Baran and Paul Sweezy, “Monopoly Capital”, M R 1966 également P. Sweezy. “The Theory of Capital Development”, MR 1942 P. Baran, “The political Economy of Growth”, MR 1957. P. Baran, “The Longer view”, MR 1969. P. Sweezy, “Modern capitalism”, MR 1972.
John Bellamy Foster and Henryk Szlajfer (ed), “The faltering Economy”, MR 1984 J.B. Foster, “The Theory of Monopoly Capital”, MR 1986.. Il est malheureux que la plupart des théoriciens de la régulation refusent d’accepter que cet aspect de la maîtrise de la reproduction n’est pas moins important que celui qui résulte de la politique salariale. Je n’y vois aucune raison autre que le fameux préjugé à l’égard de la “surproduction”, un préjugé tenace qui, à mon avis, a été produit par la sclérose du marxisme vulgarisé et les “lectures” dogmatiques de Marx qu’elle a inspirées.
2. Il faut aller plus loin. La massification dans le procès de travail et l’avènement de la production de masse ont eu des effets sociaux et idéologiques sans lesquels on ne peut comprendre la “régulation” dans tous ses aspects. Le compromis social impliquait une transformation dans les attitudes fondamentales de la classe ouvrière, renonçant à son projet de société socialiste, fondé sur l’abolition de la propriété privée, pour lui substituer une adhésion à l’idéologie nouvelle de la consommation de masse. La classe ouvrière cessait d’être ce que Marx attendait d’elle : qu’elle libère la société de l’aliénation économiste. L’idéologie bourgeoise devenait réellement pour la première fois totalement l’idéologie dominante dans les sociétés. Cette idéologie bourgeoise se fondait sur une séparation entre le champ du politique, dont elle concevait la gestion par la démocratie bourgeoise (les libertés, le multipartisme, l’élection comme mode de désignation des pouvoirs etc.), et celui de l’économique, réservé à un mode de gestion (non démocratique) fondé sur la propriété privée, la concurrence et les “lois du marché”. La régulation nouvelle portait à terme l’érosion de la démocratie: le double consensus (la démocratie politique, les lois du marché) sur lequel elle reposait réduisait la portée de l’ancien contraste droite/gauche, fondé sur l’opposition esprit conservateur/esprit de mouvement, classes possédantes/classes populaires. Elle ouvrait par la même occasion un champ à l’expansion des classes moyennes et à leur rôle directeur dans le façonnement idéologique de la société, en proposant un modèle de “citoyen moyen”, type inspirateur des modes de consommation, des aspirations sociales etc.
Par ailleurs la régulation en question restait strictement nationale. Elle était construite dans le cadre de systèmes productifs autocentrés encore largement autonomes les uns par rapport aux autres, en dépit de l’interdépendance associée au marché mondial. Elle ne fonctionnait donc que dans la mesure où l’État national maîtrisait effectivement non seulement les moyens à sa disposition pour gérer l’économie nationale, mais encore ses échanges extérieurs de toute nature (compétitivité commerciale, flux de capitaux, technologies). Cela ne pouvait être le cas que pour les États capitalistes centraux. Encore faut-il préciser que la régulation en question n’est pleinement efficace que pour les pays les mieux placés dans la hiérarchie mondiale. Dans les sociétés capitalistes de type central moins développées relativement plus fragiles les difficultés à concilier le compromis social interne et les contraintes de la compétition internationale s’expriment par des crises graves et répétées dans lesquelles s’épuisent souvent les efforts de réforme.
A l’échelle du système mondial la régulation au centre implique la reproduction du rapport inégal centres/ périphéries. Cette dimension du problème est malheureusement ignorée dans les théories de la régulation qui adoptent le point de vue conventionnel dominant séparant la “question du développement” (le “développement” dépendrait exclusivement de facteurs internes propres à chaque société) de celle de la reproduction du système mondial (ce que j’appelle la polarisation inhérente à l’expansion mondiale du capitalisme). Les arguments sont connus: les périphéries ne constituent pas un marché essentiel ni pour les exportations des centres ni pour le placement de leurs capitaux, les centres pourraient se passer des matières premières en provenance des périphéries etc. Il s’agit là, à mon avis, de billevesées superficielles. Le capitalisme réellement existant ne peut se passer de l’accès aux richesses de la planète entière dont les centres consomment (gaspillent) plus des trois quarts. L’écologisme a redécouvert récemment cette évidence banale. Les puissances capitalistes centrales les plus dynamiques bénéficient de toutes sortes de monopoles opérant à l’échelle mondiale, attirant à leur bénéfice les capitaux (les périphéries sont normalement exportatrices de leurs capitaux vers des centres, contrairement au discours dominant du “développement”) et les progrès technologiques (exode des cerveaux). De ce fait l’accès privilégié aux périphéries est un élément important dans la compétition entre les centres[[S. Amin, in Amin et al., Le grand tumulte, La Découverte 1990, également, “Capitalisme et système mondial”, art. cité.. Or la période fordiste – 1920 à 1970 coïncide avec la montée des mouvements de libération nationale qui imposent, à partir de 1945, l’indépendance de l’Asie et de l’Afrique, modifiant par là même les conditions de la compétition internationale, notamment en renforçant l’importance des enjeux géopolitiques. Tout cela a opéré en faveur des États-Unis, mobilisant à leur profit “l’anticommunisme” des périodes des guerres froides, puis lui substituant immédiatement, à peine l’URSS était-elle entrée dans la phase finale de sa décomposition, le front commun “du Nord contre le Sud” (la guerre du Golfe trouve ici sa place), prouvant ainsi l’importance décisive du facteur mondial, contre tous les discours économicistes concernant la soi-disant marginalisation du tiers monde.
Vue de l’intérieur des sociétés capitalistes avancées, la régulation fordiste peut être qualifiée du terme sympathique de “sociale-démocrate” ; vue d’un point de vue mondial (d’un monde constitué aux trois quarts par les peuples des périphéries) elle mériterait peut être davantage le qualificatif moins avantageux de “sociale-impérialiste”[[S. Amin. L’Empire du chaos. L’Harmattan 1991. également S. Amin et al.. Les enjeux stratégiques en Méditerranée. L’Harmattan 1992, notamment “La géopolitique de l’hégémonie américaine”..
3. Le système de régulation de la période fordiste est, en tout état de cause, remis en question et, à mon avis, n’a plus d’avenir. Il reste néanmoins qu’il est aujourd’hui encore très difficile d’imaginer ce que pourrait être un autre système de régulation, fût-elle comme toujours partielle, tant l’issue des confrontations en cours demeure incertaine. Or la nature des contradictions du monde de demain, leur positionnement les unes par rapport aux autres, dépendront des résultats de ces confrontations, appelées à se développer dans l’avenir immédiat.
La plupart des théoriciens de la régulation expliquent la crise principalement par l’évolution des luttes ouvrières au centre : l’ouvrier masse a développé des méthodes de résistance passive qui annulent les efforts d’organisation destinés à améliorer la productivité du travail ; la marge du profit s’est rétrécie et le capitalisme a perdu la flexibilité nécessaire à son fonctionnement souple. L’argument est, à mon avis, correct. Mais il faut en relativiser l’importance et par conséquent prendre aussi en considération les autres raisons qui ont mis un terme à la régulation fordiste.
Si l’argument en question doit être relativisé c’est bien parce que les formes fordistes du procès de travail sont en déclin relatif, la révolution technologique accélérant le développement de formes nouvelles de production. Les gains de productivité qu’on peut réaliser dans les secteurs de la production fordiste sont désormais limités à l’extrême (et de surcroît les besoins satisfaits par le type de biens produits dans ces conditions sont proches de la saturation, dans les centres bien entendu). Par contre les nouvelles technologies offrent un champ étendu au progrès de la productivité, entre autres par l’informatisation et la robotisation. Cette évolution réduit la place de la classe ouvrière fordiste (l’ouvrier masse déqualifié mais syndiqué) – en déclin quantitatif relatif et parfois même absolu – base sociale de la social-démocratie.
On se plaît souvent à dire qu’elle promeut une nouvelle qualification du travail. C’est exact, à condition de préciser que cette requalification opère dans une société dominée par les classes moyennes dont elle renforce les positions en termes quantitatifs et qualitatifs, c’est-à-dire dans la poursuite de l’érosion des formes anciennes de la gestion politique démocratique de la société. A lui seul ce facteur introduit une marge d’incertitude considérable dans les comportements politiques et par conséquent dans l’issue des confrontations nationales et internationales. Cette incertitude se manifeste par l’apparente “incohérence” ou même “irrationalité” qui paraît dominer les actions et réactions des acteurs politiques sur les scènes contemporaines à des degrés qu’on imaginait à peine il y a quelques années seulement. Dans ce cadre, les “votes à droite” souvent populaires – à l’Ouest, à l’Est et au Sud – doivent véritablement inquiéter et être pris au sérieux.
Simultanément la nature de la nouvelle révolution technologique, plutôt capital saving que capital using comme l’avaient été les grandes révolutions antérieures (le chemin de fer, l’électrification, l’automobile et l’urbanisation), aggrave les déséquilibres immédiats entre l’offre d’épargne disponible (produite dans une certaine structure nationale et mondiale de la répartition des revenus) et la demande d’investissements productifs (commandant le progrès de la productivité par l’expansion de la révolution technologique) : la tendance à la surproduction se trouve donc exacerbée.
Cette exacerbation est encore renforcée par la mondialisation financière qui se solde par un transfert massif de capitaux des périphéries vers les centres (la dette est un moyen de ce transfert, parmi d’autres). Sweezy et Magdoff ont insisté, à juste titre à mon avis, sur les réactions du système à cette situation, sa fuite en avant dans la spéculation[[Paul Sweezy et Harry Magdoff. “Production and finance”. M R Vol.35 – N° 1. may 1983.. Paul Boccara avait également attiré l’attention sur les procédures de dévalorisation systématique du capital mises en oeuvre pour faire face à ce déséquilibre: la gestion de l’inflation permanente, les prises en charge par le secteur public etc[[Paul Boccara. “Théories de la régulation et suraccumulation dévaluation du capital”, Issues, N° 32. 1988. Paris.. Je ne sais pas si toutes ces politiques peuvent être rangées sous le terme de régulation, mais en tout cas elles constituent bien des moyens de gestion – fût-ce à court et moyen termes – d’un déséquilibre qui, sans elles, serait immédiatement explosif.
Une seconde série de raisons pour lesquelles la régulation fordiste est frappée d’un déclin fatal tient à l’interpénétration croissante des systèmes productifs nationaux au centre du système et au passage en cours de l’économie internationale à une économie pour la première fois dans l’histoire véritablement mondiale sur laquelle Michel Beaud a insisté, à juste titre à mon avis[[Michel Beaud, L’économie mondiale dans les années 80. La Découverte 1988.. Cette interpénétration annihile l’efficacité des politiques nationales traditionnelles et livre le système dans son ensemble au seul diktat – et aux errements – de la “contrainte du marché mondial” qui ne peut être régulé, du fait de l’absence d’instances politiques supranationales véritables et même d’une conscience politique et sociale acceptant réellement cette exigence nouvelle du capitalisme. Or cette contradiction – nouvelle – n’est pas “régulable” à mon avis. Elle ne peut que générer le chaos et, compte tenu de ce que j’ai dit plus haut de la dégradation des systèmes politiques démocratiques. un chaos dangereux. J’ai cru utile d’insister sur ces problèmes graves, sur les incertitudes qu’ils font peser sur l’avenir de l’Europe de la CEE elle-même (en contraste avec l’optimisme affiché de rigueur sur ce terrain !), sur les asymétries entre États-Unis-Japon-Europe qui caractérisent cette conjoncture nouvelle, sur les incertitudes supplémentaires non moins graves introduites par l’évolution de l’Europe de l’Est et de la Russie[[L’Empire du chaos. op cit.. Mon jugement – intuitif certes – est que le “facteur national” est loin d’avoir été neutralisé par l’évolution que lui imposerait le système économique, qu’il est au contraire en passe de tenter de s’imposer à nouveau contre la logique même de l’évolution économique.
La troisième série de raisons qui rendent la formation d’un système de régulation nouveau improbable est relative à l’avenir des rapports centres-périphéries (Ouest-Sud et de plus en plus également Ouest-ex Est).
La mondialisation, approfondie dans la crise de structure qui s’est développée à partir des années 70, a permis à certains pays de la périphérie de parvenir à s’imposer comme exportateurs industriels concurrents des économies capitalistes centrales les plus vulnérables. De ce fait, on s’est empressé d’enterrer les concepts associés à la théorie de la polarisation mondiale que je défends. En réalité cette “nouvelle industrialisation” est fondée sur un déploiement du fordisme sans compromis social-démocrate, c’est-à-dire sur un capitalisme “sauvage” qui, dans mon esprit, caractérise la périphérie véritable de demain en voie de reconstitution une sorte de putting out industriel contrôlé par les monopoles technologiques et financiers des centres dominants, qui exige un Etat autoritaire. Aux pays asiatiques et latino-américains engagés dans cette voie s’ajoutent maintenant ceux de l’Europe de l’Est et la Russie. Simultanément cette “ascension” des formes périphériques nouvelles contribue à réduire la marge des pouvoirs des puissances moyennes (c’est-à-dire toute l’Europe de la CEE, Allemagne exceptée) au profit des États-Unis et du Japon.
La question véritable à ce sujet est, à mon avis. la suivante: l’expansion de l’industrialisation périphérique s’inscrira-t-elle dans un système global qui acceptera fatalement les règles du jeu que la nouvelle mondialisation approfondie implique ?
Giovanni Arrighi a donné une réponse positive à cette question et sur cette base, prétendu que la mondialisation rétablit la communication entre les armées active et passive du prolétariat, séparées durant la longue période d’éclatement du système mondial, illustrée par la déconnexion soviétique (1917-1991). J’ai exprimé des réserves sur ce sujet[[“Capitalisme et système mondial”. art cité.. Arrighi considère que selon Marx l’accumulation du capital entraînait deux effets complémentaires : d’une part le renforcement du pouvoir social de l’armée active (la classe ouvrière industrielle organisée), d’autre part la paupérisation de l’armée de réserve passive (chômeurs, marginalisés, travailleurs des secteurs de production d’allure précapitaliste, à faible productivité etc.). Cependant à mon avis le marxisme historique, parce qu’il n’avait pas vu l’importance de la polarisation mondiale (c’est-à-dire la localisation de l’armée active et de l’armée passive en des lieux géographiques politiquement séparés : le centre et la périphérie) supposait que le va-et-vient continuel des mêmes individus prolétarisés entre les deux armées considérées assurerait l’unité du front anticapitaliste et partant le succès rapide de son action globale. La polarisation explique qu’au contraire, cette unité brisée, deux stratégies anticapitalistes se sont dégagées en contraste progressif : la stratégie sociale-démocrate dans les classes ouvrières des centres, celle de la révolution léniniste (puis maoïste) chez les peuples de la périphérie (c’est-à-dire l’armée passive à l’échelle mondiale). Marx avait donc une vision politique de la régulation par la lutte des classes à l’échelle mondiale. Cette vision reste, à mon avis, correcte et fondamentale, même si l’expression de cette lutte est différente de celle imaginée par Marx.
L’industrialisation progressive des périphéries et la réintégration des pays de l’Est dans le système sont-elles en voie de faire revenir au modèle marxien rétablissant “l’unité du prolétariat mondial” ? Je ne le crois pas parce que la nouvelle polarisation sera produite par la non-intégration tridimensionnelle du marché capitaliste mondial ; et ce fait doit continuer à entraîner des réactions violentes de la part des peuples des périphéries. Or les peuples (et les classes dirigeantes) de la nouvelle périphérie industrialisée (et aussi du quart monde) – des pays de l’Est et du Sud – n’ont pas encore dit leur dernier mot à ce sujet. Mon sentiment est que leur révolte prochaine renouvelée mettra en question la mondialisation projetée. Ici encore l’État national prendra sa revanche. Je vois mal comment, dans ces conditions de conflit aigu centres/périphérie et centres contre centres, on pourrait imaginer un mode quelconque de régulation à l’échelle des problèmes posés. Je vois plutôt l’avenir visible en termes de chaos grandissant.