à Stephen Mulhall
Nous sommes au début de 1990, ou peut-être vers la fin de 1989. Anselm Kiefer arrive à l’aéroport de Dublin, tard dans l’après-midi. C’est sa première visite en Irlande, où il est venu voir une galerie d’art, qui doit accueillir son exposition l’été prochain. Personne n’est là pour le recevoir. Un malentendu. Il n’a ni téléphone, ni adresse, juste le nom de la galerie, fermée à cette heure-ci, et le nom de son directeur. Il regarde l’annuaire téléphonique. Il y a des hectares de Patrick Murphy. Il s’agit du nom le plus commun en Irlande. Kiefer essaye les Patrick Murphy l’un après l’autre, enquête, mais les Murphy ne connaissent rien concernant leur représentant dans le monde de l’art. Enfin un petit garçon dit oui. Oui c’est son papa. Son papa travaille dans une galerie d’art, mais il n’est pas rentré encore. Quand Kiefer rappelle, il est rentré, mais il ne travaille pas dans une galerie.
Nous sommes en 1988, le week-end de Pâques. Je vais en train à Berlin pour voir la grande exposition de Beuys à la Martin Gropius House. Les deux autres personnes dans le compartiment, un couple d’une vingtaine d’années, regardent les arbres dans la lumière du soleil de l’après-midi: Kiefern, nur Kiefern. J’ai mal compris. Les bois à l’extérieur ne leur rappellent pas Kiefer. Non, ils n’ont jamais entendu parler d’Anselm Kiefer. Ce genre de pin, expliquent-ils, se nomme kiefer. Il pousse dans une grande aire sableuse, qui encercle Berlin, le Märkischer Sand. Ils disent que je dois vraiment aimer le travail de Joseph Beuys, puisque je voyage de Londres à Berlin afin de le voir. Ils ne connaissent pas Beuys. Je réponds que je ne suis pas vraiment au courant de son travail, que j’y vais à cause de Kiefer, car on m’a dit que Beuys était important pour lui. Ils sourient. Nous regardons les arbres en approchant de la banlieue de Berlin.
Ne pas voir
Dans l’art d’Anselm Kiefer, le voyage dans le passé est terminé avant d’avoir commencé. Ne se voyant pas arriver, il donne à son travail son point de départ, ainsi que son but, qui n’est pas d’arriver quelque part, mais de voir comment il est arrivé là où il en est ; les problèmes du parcours sont strictement visuels. Prenons Wege : Märkischer Sand (1980). Le champ est cicatrisé par le passé allemand. Mais cette vision ne dure pas. Les marques, trop superficielles pour être des cicatrices, se transforment en sable et peinture, la réserve des matériaux de l’artiste. Alors, nous observons que c’est une peinture faite sur une photo, isolant le lieu photographié du dégât, et que la manière dont le sable colle sur les arbres à angle droit, et au ciel, nous révèle les marques et également le graffiti comme venant de l’artiste, et non de l’interprétation de quelqu’un d’autre.
Une fois l’histoire ainsi disparue, il reste cependant les empreintes de l’artiste piégées plus que jamais dans le tableau. Là où avec un premier regard nous n’avons pas vu ses marques, mais les cicatrices de l’Histoire allemande, que nous avions, jusqu’ici, attribuées à l’artiste, elles apparaissent maintenant comme ses traces à lui, que nous percevons en tant qu’histoire, bien qu’en réalité nous ne les voyions pas devenir Histoire devant nos yeux. Quoique les empreintes de l’artiste soient à présent comprises comme faisant littéralement partie de ce qu’elles représentent, elles ne peuvent être perçues immédiatement dans un contexte historique ou pictural. Nous oscillons entre les deux, les voyant soit comme des cicatrices historiques, soit comme des empreintes picturales. L’histoire et la peinture sont enfermées dans le même champ, dans les mêmes marques, l’une dans l’autre, sur la photo, mais nous ne pouvons voir comment. La peinture souffre d’une sorte d’aveuglement.
Wege : Märkischer Sand, saisie dans l’histoire, comme toutes les oeuvres de Kiefer des années soixante-dix et quatrevingt, est avortée dans le présent.
L’insinuation selon laquelle la peinture a joué son rôle dans la destruction du passé, ramène l’oeuvre vers l’arrière, en quête de ce qui a eu lieu et du rôle de la peinture en celui-ci. Mais si une des causes de la catastrophe doit être localisée dans les peintures ou dans l’acte de peindre, alors l’attentat de s’emparer de l’art en saisissant son contexte historique a l’air d’être désespérément circulaire. Le passé est piégé dans les peintures, et non seulement le contraire. Ce cycle est une constante chez Kiefer, longtemps avant qu’il ait le sens qu’il n’a plus dans Wege : Märkischer Sand.
Les termes « peinture », « Histoire allemande» (qui par la suite se change en histoire) et « nature » (le champ au-dessus) relèvent des aspects des oeuvres, et dont la déconnection conduit apparemment Kiefer à la recherche d’une façon de les voir comme un ensemble. Ce sont trois pièces d’un puzzle qui doivent s’emboîter mais elles ne s’emboîtent pas.
Interpréter comme si on ne voyait pas
Dans le diptyque Dein Blondes Haar, Margarete (1981), l’absurdité de voir la paille, qui par définition est morte, essayer de retourner dans le sol, ce que nous observons comme image dans le fond du panneau de gauche, conduit à la source de l’illusion. Cela est dû au panneau lui-même. La considération de sa beauté amène à un aveuglement : nous regardons un ensemble où rien ne puisse se retrouver dans la nature. La peinture est détachée de la nature, car ce que la peinture voit comme un ensemble (une unité esthétique) n’est pas visualisé naturellement, comme un ensemble (paille). En représentant un paysage en état de décomposition, le panneau de droite paraît proposer un moyen de sortir de l’impasse – les manières contradictoires de voir – du panneau de gauche. Bien que la peinture, comme d’autres formes d’art, puisse intégrer n’importe quel élément dans un ensemble, jusqu’à nous faire voir le tout, elle ne peut nous faire voir l’Un dans la nature. Il n’y a que l’Un de la nature qui soit tel : sa totalité. Dans le paysage du panneau de droite nous voyons l’ensemble de la nature détérioré. Une fois la nature perçue comme décomposition, le sol est enlevé sous l’Histoire allemande. Il prend un tournant esthétique. Il ne peut se transformer autrement qu’ainsi. Car l’art est dans son élément là où un ensemble invisible nécessite d’être présent, comme la nature a besoin d’exister, si l’histoire doit forger une unité avec elle, en expérimentant l’impuissance historique comme un phénomène naturel.
Mais tenter de voir de cette façon la solution du puzzle dans le contexte d’une peinture, fait fondre les pièces, elles ne s’accordent plus entre elles. Là où dans Wege : Märkischer Sand l’incapacité de voir agissait comme un frein, à présent l’interprétation n’est plus contrôlable, de telle façon que nous voyons un tas de choses, qui sont dans les peintures.
L’illusion de l’intérêt, par exemple, dans le précédent paragraphe, ne s’appuie pas sur le paragraphe, lui-même, lequel ne se réfère à aucune oeuvre de Kiefer, mais sur l’hypothèse que les quatre phrases qu’il contient ont un sens dans le contexte, c’est-à-dire qu’elles nous disent quelque chose sur ses peintures. Bien qu’il serait possible de donner une signification à : «l’histoire est censée forger une unité avec la nature » ou « elle (l’Histoire allemande) prend un tournant esthétique », car il n’y a pas de critère pouvant distinguer l’Histoire allemande, la nature et la peinture entre elles dans les oeuvres, les termes échouent à se référer à quoi que ce soit en eux, donc le paragraphe précédent dans lequel apparaissent les termes ne peut, quoi qu’il en soit, être une description de Dein Blondes Haar, Margarete.
Voir comme si
Il s’est passé quelque chose. Quelque chose a dû se passer. La peinture de Kiefer est l’Histoire allemande. Elle est la nature. Toutes les deux sont perçues directement dans tant d’oeuvres du début des années quatre-vingt. Ceci ne signifie pas que l’observateur peut voir comment ces trois éléments ont été regroupés afin de constituer un ensemble. Dans les oeuvres antérieures telles que Wege : Märkischer Sand, où l’unité de la peinture, de l’histoire et de la nature n’était pas encore visible, les trois aspects à la recherche d’un ensemble étaient retenus dans l’image par leurs signes. Maintenant que les aspects sont visibles, c’est-à-dire visibles en tant qu’ensemble, tous les signes dont le but était de déclarer le manque de visibilité des aspects sont devenus, en masse, superflus. Quoique l’unité des aspects ne soit pas actuellement explicite, quoiqu’elle paraissait l’être, même si peu claire, dans plusieurs oeuvres antérieures comme Malen = Verbrennen (1979), ou Nero Malt (1974), ou encore Wege : Märkischer Sand, la conclusion n’est pas pour autant que l’unité est implicite. Tout au contraire. Elle est aussi visible que possible.
Par exemple, voir le panneau de droite de Dein Blondes Haar, Margarete, comme nature et le considérer comme histoire n’implique pas un processus d’interprétation, par quoi nous trouvons des marques sur la surface, qui sont lues à ce moment-là. C’est pourtant ce qui s’est passé dans les oeuvres antérieures, en choisissant les signes – là les tranchées de guerres, ici les empreintes de l’artiste, où un endroit découpé de sa photo – qui fournissent les blocs d’immeubles par lesquels nous avons essayé, au travers de l’interprétation, de construire un sens pour telle ou telle autre peinture. Aussi longtemps que nous voyons les éléments interprétés en vue de l’intégration (« l’Histoire allemande doit forger une unité avec la nature»), nous ne pouvons pas nous apercevoir de l’ensemble souligné. Même à la longue, l’interprétation ne peut réussir. Quand finalement nous voyons une oeuvre de Kiefer comme Histoire allemande, il n’y a absolument aucune interprétation possible.
Bien qu’un processus interprétatif puisse préparer le chemin, le geste de décrypter les signes d’une peinture afin de voir l’Histoire allemande et la nature en elle est un saut périlleux. Le fossé ne peut pas être comblé en trouvant des arguments qui le justifient.
L’idée qu’un passage de la première façon de voir à la deuxième puisse être réalisé en notifiant des bases additionnelles est minée, du fait que durant le mouvement de la simple vision de la peinture à sa compréhension, soit en tant que nature, soit en tant qu’Histoire allemande, nous ne remarquons rien de neuf sur les parties de la surface de la peinture. Effectivement, une part de l’expérience est d’avoir vu subitement la peinture comme Histoire allemande ou nature, alors que nous savons bien que rien sur la peinture n’a changé.
Si quelque chose devait interférer entre notre regard sur la peinture et la compréhension que nous en avons, disons, l’Histoire allemande, l’élément de surplus ne pourrait jamais nous permettre de voir la peinture comme Histoire allemande, car nous devrions d’abord voir l’élément en tant que partie de la peinture ; sinon, nous serions en train de voir la peinture plus l’élément additionnel comme Histoire allemande, tandis que nous voulions juste voir la peinture comme telle. Il n’y a plus aucune raison de traîner sur le crassier du travail, essayant de découvrir ce que ceci ou cela pourrait signifier. Kiefer et l’observateur cherchaient là où il ne fallait pas, dans les peintures. La nature et l’histoire ne sont pas, comme cela peut paraître, éléments ou dimensions d’une peinture, mais deux manières de voir la peinture comme un ensemble.
Le voyage de Kiefer est intimement lié à un phénomène perceptuel que Wittgenstein appelle « la naissance d’un aspect ». L’exemple que Wittgenstein utilise le plus souvent est celui du dessin schématique d’un canard/lapin. Quand l’aspect canard, par exemple, naît en nous, nous nous apercevons qu’il implique un changement sur la figure, tandis que nous reconnaissons, paradoxalement, qu’il n’y a pas eu de changement sur ce que nous voyions jusqu’ici comme un lapin. Mon utilisation du phénomène et du concept des aspects, relatés dans cet essai, est due au livre remarquable de Stephen Mulhall, publié l’année dernière, On Being in the World. Wittgenstein and Heidegger On Seeing Aspects[[Mulhall. Voir bibliographie 2.. Muihall démontre comment l’intérêt de Wittgenstein pour la naissance des aspects et de phénomènes qui leur sont liés de très près ne s’est pas limité à révéler des particules visuelles bizarres des variétés du canard/lapin, mais tend à éclairer ce que Wittgenstein observe comme étant distinctement humain dans le comportement humain en rapport avec les choses et les gens.
Quoique la raison pour laquelle j’introduis le concept de naissance de l’aspect est qu’il s’applique à certains Kiefer, ce phénomène où les mots et la perception visuelle se trouvent en opposition, paraît une base prometteuse à partir de laquelle nous pouvons tenter de saisir l’intégration de deux traits fondamentaux, mais divergents, des oeuvres de Kiefer : leur imminence visuelle et leur manifeste inépuisabilité et densité de sens.
Un bref détour, suivant Mulhall. Quelqu’un n’est pas censé voir l’aspect naissant du canard sauf si, en regardant le dessin, la personne dit : « Maintenant je le vois comme un canard», ou quelque chose de similaire, ou du moins éprouve un besoin de prononcer les mots. Le rapport perceptuel, quand il est spontané, fait partie de l’expérience visuelle, mais n’est pas une déduction de cette dernière. Il n’y a aucun médiateur entre le regard sur la peinture et le fait de voir la naissance de l’aspect – pas de copie mentale ou image -, donc il n’y a pas de place pour l’interprétation[[Mulhall, op. cit., pages 11-15.. Le paradoxe de voir un changement dans la peinture tandis que nous savons qu’il n’y a pas eu de changement, dérive de la franchise avec laquelle nous voyons les aspects ; percevoir un dessin comme un lapin implique de regarder l’image de la façon dont nous regardons l’objet qu’elle représente, donc de voir le dessin brusquement comme une image-canard, cela étant accompagné de l’impression que c’est l’image-lapin qui a changé de forme[[Mulhall, op. cit., page 30..
Voir que les peintures sont l’Histoire allemande et la nature, c’est aussi comprendre ce que cela signifie de dire qu’elles le sont. Comme si se focaliser sur un Kiefer de cette période c’était le voir dans ces termes, de même que la seule manière possible de saisir ce que les mots signifient ici, c’est de regarder une peinture.
Autrement dit, voir ce que la peinture signifie et entendre le sens des mots tels qu’ils sont utilisés dans ces phrases est exactement la même chose. Jusqu’à présent, dire que la peinture est Histoire allemande ou nature ne rimait à rien.
Mulhall démontre comment la naissance de l’aspect est un phénomène linguistique fondamental. Tandis que les mots absorbent leurs différents attachements linguistiques et leur origine directement en eux-mêmes, un mot paraît porter ses sens sur son visage, tant nous sommes familiarisés avec chacune de ses nuances. Nous découvrant en train d’atteindre le mot dans un contexte inattendu, c’est comme si soudain nous vivions une altération de la physionomie du mot[[Mulhall, op. cit., chapitre 2, dont mon rapport est un pâle reflet..
Les aspects qui naissent chez Kiefer ont leurs propres règles, bien qu’ils n’impliquent pas vraiment une expérience directe des mots, car il n’y a pas soudain de besoin ressenti d’utiliser des mots. Ainsi ne sont-ils pas linguistiques. Mais ils ne sont pas non plus picturaux ; et ne voyons pas une nouvelle peinture de n’importe quelle sorte de naissance. Pourtant ils ne sont faits que de mots et d’images. Tandis qu’un mot porte son bagage sémantique et associatif avec lui, il est, toutefois, toujours prêt à être une image. Voir une peinture de Kiefer comme nature et Histoire allemande réduit le sens des mots dans l’image. Comme la nouvelle image – la peinture tout entière – devient synonyme des mots, il n’y a pas de place pour la vieille physionomie familière des mots, leurs sens de base. Ces derniers ont été effacés par la peinture ; celle-ci est ainsi adéquate et arrive à ce que Kiefer veut exposer. Les mots (peinture, nature, Histoire allemande) survivent, mais leurs sens sont si neufs qu’ils ne peuvent pas être expérimentés linguistiquement, parce que pour n’importe quelle naissance de nouveaux sens qui a lieu, les mots devraient retenir une partie de leurs vieux visages. Rien ne les distingue les uns des autres que le vieux bagage sémantique qu’ils traînent avec eux.
Ces aspects qui naissent chez Kiefer pourraient être des bâtards – des croisements entre mots et images – mais ils sont pertinents. Comme ils ne peuvent pas être expérimentés avec des termes picturaux ou linguistiques, tous les trois – y compris la peinture – ont l’air de naître dans une extra-picturale, extralinguistique… oui, une sphère extra-terrestre, comme s’ils n’avaient rien à faire avec nous, comme si nous étions juste par hasard présents à des naissances objectives. Rien ne peut être plus distant de ce qui caractérise la naissance de l’aspect, où un nouveau fait sur le monde est vécu comme un produit de notre perception.
Voir toujours comme si
Le schéma « je suis en train de voir x comme y » a un point aveugle, qui empêche de convertir le fait de « voir comme si », de voir la nature, l’Histoire allemande et les peintures en tant qu’ensemble. Voir une peinture comme la globalité de la nature signifie que, pour la durée, nous ne voyons pas l’Histoire allemande. Et ainsi de suite. Nous ne pouvons pas, en effet, voir la peinture comme nature et Histoire allemande, car tout ce que nous pouvons voir c’est qu’il s’agit soit de l’un, soit de l’autre. Le cycle des aspects naissants nous fournit des arguments incontestables pour conclure que les trois sont un ; mais il n’y a pas d’évidence suffisante. Nous voulons le voir et non pas en avoir l’évidence.
L’architecture – la peinture des monuments désertés, classiques ou néo-classiques est une tentative de résoudre le problème de la naissance des aspects en en fouillant l’intérieur. Un monument est un endroit évident pour l’histoire – l’Histoire allemande s’est avérée n’être pas allemande après tout -, la nature et la peinture sont au rendez-vous. Osiris et Isis (1985-1987) est la peinture d’un monument, qui est un monument pour la peinture, car il y a à son sommet un objet dont la forme est celle d’un canevas de peintre. Le clignotement sans fin des trois commutateurs qui nous dirigent d’un aspect d’Osiris et Isis à un autre, puis à un autre encore sans ordre, provoque un certain effet : la désorientation. Est-ce que nous voyons que la peinture est un ancien monument, ou tout simplement pensons-nous que nous le voyons ? La séparation du concept (les aspects) de l’objet, qui est une caractéristique de la naissance des aspects, continue à séparer celui-ci de celui-là, faisant disparaître un aspect tandis qu’un autre apparaît. Bien que, maintenant, chaque fois que nous voyons un aspect, nous voyions immédiatement en lui un des deux autres, c’est une chasse sans espoir pour un instant de franchise.
Les oeuvres architecturales sont riches en merveilles. Monuments Zum Unbekannten Maler foisonne, là où les fragiles palettes noires sont assises sur de fragiles bâtons noirs. Nous voyons toutes sortes de sites, que la peinture existe depuis l’origine de la création, que des monuments historiques célébrant la peinture sont partout, et que les peintures sont des monuments simulant la peinture. En ce qui concerne le peintre inconnu, il précède Adam, quoiqu’il ne soit pas clair qu’Adam soit son descendant. Mais ce qui paraît comme une théorie non orthodoxe de la civilisation classique et du Moyen-Orient ne l’est pas. Tout cela suit logiquement le sens que Kiefer a donné à la peinture, à l’histoire et à la nature en les voyant comme unité. Il lui reste seulement à essayer de franchir ce principe de la naissance des aspects.
Voir continuellement
L’exposition du printemps 1992 à la Galerie Nationale de Berlin, la première grande exposition de Kiefer dans une galerie publique allemande, a été concentrée sur des oeuvres récentes ou « nouvelles » – trente-neuf des cinquante-huit exposées étaient datées de 1988 ou de plus tard. En elles la peinture, l’histoire et la nature sont finalement vues comme inséparables. Pour que ceci ait lieu, la naissance des aspects a dû disparaître. Mais comme son absence distingue nettement le travail récent du travail antérieur, la maigre représentation de ce dernier à Berlin à empêché la compréhension ici et là de son développement, bien qu’elle s’harmonise avec l’esprit du « nouveau » travail, qui laisse au second plan la naissance de l’aspect.
Prenons Lilith’s Töchter (1991). Les robes, les chemises et les avions, jouets sur la surface des objets historiques, sont l’obstacle qui empêche de voir la totalité du travail comme histoire, en empêchant la séparation de l’objet (l’oeuvre d’art) et de l’aspect (l’histoire) d’avoir lieu : l’aspect historique de Lilith ‘s Töcher ne peut pas naître comme un aspect. Idem pour la nature. La pièce est si manifestement un objet matériel – canevas, gomme, laque, cendre, cheveux humains, plomb, etc. – qu’il ne peut pas être vu comme nature, pas plus qu’une fourchette ne peut être vue comme une fourchette.
Pourquoi la peinture, la nature et l’histoire sont-elles à présent perçues si directement comme une unité ? Prenons un fax. Le concept de l’aspect, déterminant quelle sorte d’objet est un fax, fait partie du fait d’avoir un aspect. Dans des conditions normales, je ne vois pas une pièce d’équipement comme un fax. Je vois l’aspect directement, c’est-à-dire que je vois un fax. Dans la perception quotidienne, ce que Wittgenstein appelle « la perception continue de l’aspect », les aspects sont perçus directement et non pas comme aspects. Ils sont considérés comme convenus. La naissance des aspects, là où ils deviennent un débouché, mine provisoirement la perception qu’on a d’eux, illuminant ainsi sa présence[[Mulhall, op. cit. Les connexions systématiques entre la perception continue de l’aspect et la naissance de l’aspect sont la clef du livre.. Quand j’ai besoin d’utiliser le fax dans l’immédiat, que je n’arrive pas à le faire fonctionner et que personne n’est aux environs, je pourrais brusquement voir cette machine inutile comme un fax. L’aspect naît. Kiefer échappe à la naissance des aspects en se retournant vers la perception visuelle quotidienne : l’imminence avec laquelle il est maintenant possible de voir la nature, la peinture et l’histoire en tant qu’unité, n’est pas différente, semble-t-il, de la manière dont nous voyons un objet ordinaire ou une machine.
Quoiqu’une partie de la présentation des trois aspects comme continus soit liée à l’empêchement de la naissance des aspects, le concept de la perception continue de l’aspect n’a pas de sens, sauf s’il est possible de voir la naissance des aspects, c’est-à-dire, de les voir de temps à autre comme aspects, exactement comme si la singularité de leur naissance n’avait pas de sens quand habituellement nous ne les voyons pas en continuité. Ceci ne signifie pas que nous devrions être capables de voir la naissance des aspects de Lilith ‘s Töcher seulement si nous voulions donner un rapport de l’imminence du travail avec des termes d’imminence visuelle ; généralement, nous ne pouvons pas abandonner le concept de la naissance de l’aspect, parce que sans lui il n’est pas possible de voir directement, c’est-à-dire de voir les aspects continuellement[[Mulhall, op. cit. chapitre 5. Grammaire, métaphysique, et maîtrise du concept.. Ceci crée un problème. Puisque le concept de la naissance de l’aspect n’a pas d’application au travail récent de Kiefer, de fait le concept de la perception continue de l’aspect ne peut pas être appliqué non plus ; ce qui, apparemment, donne de nombreux arguments rejetant ce qui a été dit plus haut concernant la franchise de l’oeuvre, qui avait ses origines dans la perception visuelle quotidienne.
Comme le sens d’un mot peut en être séparé si l’on répète le mot à haute voix jusqu’à ce qu’il devienne un pur son, nous rendant soudain conscient que le sens n’est pas une propriété matérielle du mot mais un aspect de la façon dont nous l’utilisons[[Mulhall, op. cit., p. 188., dire que nous voyons la nature, l’histoire et la peinture comme une unité est problématique, parce que cela implique d’être capable, lorsque c’est requis, de donner le sens des termes. Mais comme le sens des mots est un phénomène d’aspect et que ceux-ci ne peuvent pas s’aggriper au travail, dire que la nature, l’histoire, la peinture sont vues comme une unité ne signifie rien ; il n’y a pas de tels aspects car le concept de l’aspect n’est plus applicable. Ceci coïncide avec la façon dont les mots sont entrés dans le travail de Kiefer en premier lieu ; comme cela a été décrit plus haut dans la section « Voir comme si », ils sont dépouillés de leurs sens usuel et l’artiste leur a accordé un baptême pictural, sans aspects.
Et pourtant nous continuons de regarder son travail récent directement dans ces termes-là, bien qu’il devrait y avoir plus de sens à utiliser un mot, un recueil ou un sigle des trois. Mais il existe comme si les trois mondes de l’histoire, de la nature et de la peinture, quoique détruits, n’avaient pas disparu, leurs sens reposant dans des tombeaux sans marques. Même le mot « peinture » résiste au déplacement ; bien qu’une grande partie de la production récente de Kiefer soit de la sculpture, elle ne peut réellement se voir que comme une forme de peinture. Car l’imminence visuelle – d’habitude un phénomène de peinture, non pas de sculpture – n’est nulle part ailleurs aussi prononcée chez Kiefer que dans sa librairie de plomb et dans ses sculptures d’avions. Leur force surgit dans le premier moment où nous les voyons. Contourner Zweistromland (1986-1989), admirer les livres, les détails, n’ajoute rien à notre compréhension de la sculpture. S’il pouvait être ajouté quelque chose, cela signifierait que nous n’avons pas vraiment vu la totalité de l’oeuvre dès le premier instant où nous avons posé les yeux sur elle. Mais nous l’avons fait. Il n’y a pas d’expérience cumulative possible. Regarder Zweistromland un certain temps dans l’espoir de pénétrer dedans est comme si, regardant ma lampe de tel ou tel angle pour quelques minutes, j’avais l’espoir de la voir plus clairement. Tout ce que je vois est ce que j’ai vu dès mon premier regard : ma lampe. (Et les sculptures photographient mieux que les peintures ne le font.)
Voir et ne pas voir
Les sculptures ne sont pas une matérialisation des peintures. Voir un Kiefer du début des années quatre-vingt, soudain, comme nature, c’était déjà le voir comme la globalité du monde physique. Ce que font les sculptures, c’est de dématérialiser l’aspect peinture des oeuvres précédentes. Au lieu de voir histoire, nature, peinture, à présent tout ce que nous voyons est histoire et nature. Nous sommes devenus la peinture. Notre regard est le milieu dans lequel la nature-histoire est apparue. Pour que la perception continue aille au-delà des limites mises par la perception continue des aspects, le regard doit être immobilisé de telle manière qu’il n’y ait pas possibilité de voir les aspects, soit continument, soit naissants. L’histoire-nature de Zweistromland est l’objet d’un oeil enfermé dans l’oeuvre comme dans sa propre tombe. Il y avait, par contraste, encore des aspects résiduels dans Lilith’s Töcher, comme si l’oeil avait trois choses à voir – la nature, l’histoire et la peinture – lui permettant de se promener.
Le fax (qui est dans mon esprit) est une mauvaise analogie. La perception continue (libre d’aspect) de Kiefer est plus proche de la perception des objets que nous ne pouvons pas toucher et dont nous n’avons pas l’utilité. Elle est plus proche peut-être de cet animal kantien : le concept d’un objet est général. De façon similaire, au moment de la naissance de l’aspect chez Kiefer, qui a réussi à apparaître comme n’ayant aucun rapport avec notre perception, il est maintenant moins sidérant peutêtre que la perception continue soit vécue comme un phénomène objectif, qui nous engouffre. Bien que l’histoire et la nature apparaissent sous notre regard comme des oeuvres d’art, nous ne vivons pas l’oeuvre d’art en tant que notre création, mais comme l’objet lui-même : nous nous rangeons nous-même dans notre propre tombe. Une fois de plus l’oeuvre d’art doit être vue essentiellement comme un phénomène visuel.
Pour que l’histoire-nature (le sens du terme ici est donné uniquement par son rôle dans cet essai) soit apparue, tout ce que voulaient dire les mots séparément devait effectivement disparaître. Dans la mesure où les mots, dans leur sens pré-Kiefer, étaient le moyen de voir le monde comme un ensemble, ce qui les a séparés, c’est ce qu’ils avaient en commun : le monde qui s’étale entre eux, en fait la totalité de la nature et la totalité de l’histoire. Combler le fossé entre eux signifie tout brûler. Les conditions clefs pour que tout soit engagé ensemble, de telle manière que l’oeil voie la nature-histoire comme une oeuvre d’art, c’est que l’univers ordinaire de la perception continue de l’aspect soit fermé comme un livre et brûlé.
La raison pour laquelle ces oeuvres ont une si extraordinaire force destructive est due au fait que nous voyons immédiatement la nature-histoire en elles, tout comme la raison pour laquelle nous voyons la nature-histoire immédiatement en elles est due à leur force destructive.
Il est tentant de proclamer que l’art de Kiefer est le résultat de l’échec de compréhension de ce que sont les actes de voir, de penser la perception humaine, et il est tentant de voir sa vision comme une mauvaise compréhension de deux ou trois mots. Mais ceci serait un terrible malentendu… de Wittgenstein, qui serait d’utiliser ses concepts comme s’ils étaient transcendentaux, c’est-à-dire capables, à la façon kantienne, de mettre des limites à l’expérience. Pour Wittgenstein, il n’y a pas de limites philosophiques ou logiques, mais seulement des limites empiriques. Un concept tel que la naissance de l’aspect est, comme n’importe quel autre concept dans le langage, capable d’élargissement sémantique[[Mulhall, op. cit. Au chapitre 2, les mots « voir » et « sens » sont débattus.. Les limites de ce que les concepts peuvent signifier consistent dans notre aptitude à voir ce qu’ils signifient dans tel ou tel autre nouveau contexte et à expliquer leur emploi dans ces cas. Il est indéniable que Kiefer a donné de nouvelles significations à l’histoire, à la nature, à la peinture, voire au sens, à la naissance de l’aspect, à la perception continue : la force et la clarté de ses oeuvres l’attestent.
Notre habileté à voir la force d’un Kiefer tel que Zweistromland est un fait extraordinaire, c’est-à-dire relevant d’une capacité qui peut être exercée bien au-delà d’une expérience ordinaire. Dans ce contexte-là, l’idée que la peinture, l’histoire et la nature ne peuvent qu’être Un est perdue en regard de nos concepts les concernant ; donc l’idée de leur unité est dépourvue de sens, comme de dire qu’un canard est un lapin. Mais ceci est non pertinent dans la détermination du sens possible des mots.
L’art de Kiefer s’est avéré être un site démoli grandeur nature, ou au moins à la taille d’un Kiefer. Ce que nous voyons n’est pas simplement destruction mais est dépourvu de sens. Les oeuvres l’exhalent. Puisque la vision de la nature-histoire est construite sur la tombe de la perception continue de l’aspect, il n’est pas étonnant qu’il y ait une telle odeur sémantique. La destruction et le non-sens sont, bien sûr, non séparables, d’où l’impression bizarre que la nature-histoire est irréductiblement un phénomène sémantique mais aussi, une fois de plus, la tentation de commencer à creuser dans cet autre cimetière. On doit résister à la philosophie transcendantale. Kiefer n’est pas ouvert, de mon point de vue, à la critique philosophique ou logique, et il n’est pas immunisé contre une approche empirique. Que vois-je ? Kiefer. Quoi d’autre ? Plus de Kiefer. Encore plus de Kiefer. Des hectares d’autres Kiefer. Voir la peinture, la nature et l’histoire comme unité, ou voir la nature-histoire, signifie que rien ne peut être vu autrement qu’en une démonstration de l’unité des concepts, c’est-à-dire que rien, en vérité ne peut être vu autrement qu’indistinctement.
Kiefer ne se méprend pas au sujet des divers écrivains dont il utilise le travail. Il ne les comprend pas non plus. Comment le pourrait-il, étant donné que le phénomène des aspects a été percé ? Il ne les lit pas non plus, comme il l’a dit : « Ce n’est pas vraiment de la lecture. Je vois immédiatement tout ce que je lis en images[[Kiefer. Voir bibliographie 3. Le dernier paragraphe de l’essai.. » Mythes, peintures, nouvelles, une grande tôle de plomb, poésie, sable, arbres, perspective, chaussures, acide, n’importe quel aspect des oeuvres, tous sont traités équitablement. Ils sont tous tellement Kiefer.
Le fait que cet essai ne contient pas de références mis à part deux titres qui ont quelques sources dans le mythe, la littérature, le monde de l’art, ou font référence à des événements particuliers de l’Histoire allemande, qui est peut-être « minée », indique ce que nous pouvons apprendre sur Kiefer en étudiant ses innombrables sources et ce que nous pouvons apprendre sur celles-ci en étudiant Kiefer : rien dans les deux cas. C’est voir sans voir, ou du moins : c’est au plus près de ce qui peut être vu ou n’être pas vu du tout.
« C’est la cataracte docteur ? Ou quoi ? Doivent-ils surgir tous ensemble ? »
(Traduction Helena Pétrakis)
STREU OCKER
meine Augen :
du lebst nicht
mehr drin,
spar
mit Grab-
beigaben, spar,
schreite die Steinreihen ab,
auf den Händen
mit ihrem Traum
streich über die
ausgemünzte
Schläfenbeinshuppe,
an der
großen
Gabelung er-
zähl dich dem Ocker
dreimal, neunmal.
Paul Celan
DISPERSE L’OCRE
dans mes yeux:
Tu n’y vis plus,
sois économe
des dons funéraires,
sois économe,
arpente, sur les mains,
la rangée des pierres
de leur rêve
effeure
l’écaille monnayée
de l’os temporal,
au
grand
carrefour raconte-toi
à l’ocre
trois fois, neuf fois.
Paul Celan
Bibliographie
1. SIMMEL Georg, Die Ruine, dans Philosophische Kultur, pages 118-124, Wagenbachs Taschenbucherel, Berlin, 1986.
2. MULHALL Stephen, On Being in the World. Wittgenstein and Heidegger on Seeing Aspects, Routledge, Londres, 1990.
3. KIEFER Anselm, Bilder 1980-1986, Stedelijk Museum, Amsterdam, 1986. Le catalogue de l’exposition avec un essai de Wim Beeren.
4. KIEFER Anselm, Philadelphia Museum of Art and Prestel Verlag, 1987. Le catalogue de l’exposition avec un essai de Mark Rosenthal.
5. Art of our Times, volume 3, The Saatchi Collection, Londres, 1984 (Wege : Märkischer Sand (1980) et Dein blondes Haar, Margarete (1981) que j’ai mentionnés ont été récemment achetés à la collection).
6. KIEFER Anselm, Nationalgalerie, Berlin, 1991. Le catalogue de l’exposition, avec six essais, édité par Dieter Honisch.