Le texte de Barbara Cassin sur la commission “Vérité et Réconciliation” en Afrique du Sud est trés intéressant. Il ouvre un débat que nous pourrions poursuivre car l’Afrique du Sud n’est pas la seule à se poser le problème de l’avenir d’une société aprés massacres et atrocités, quand bourreaux et victimes sont amenés à cohabiter sur un même territoire: Espagne, Chili, Argentine, France, Rwanda, Cambodge, ex-Yougoslavie ….. se sont trouvés confrontés au même problème. Les amnésies approximatives comme ce fut le cas en France pour la Collaboration et la Guerre d’Algérie n’ont pas réussi, les affaires remontent un jour ou l’autre. A la fin du XXème siècle, surtout aprés Auschwitz, les subjectivités ne sont plus en phase avec l’oubli et l’impunité.
Je propose ici quelques remarques pour une approche plus critique du travail de la commission en Afrique du Sud et donner des éléments pour un débat plus large.
Une remarque sur l’utilisation du terme de guerre civile. L’Afrique du Sud n’est pas Athènes à l’époque de la tyrannie des Trente. En Afrique du Sud il s’agit d’une situation coloniale, résultat d’une conquête (avec une guerre inter coloniale en début de siècle) produisant une domination raciste (dont Gandhi lui-même a fait les frais) que les Afrikaners codifient ensuite en apartheid pour garder le pouvoir. Le terme de guerre civile ne me semble pas tout à fait adéquat, il y avait plutôt deux sociétés qu’une. Ce n’était pas une simple dictature, mais une dictature raciste, coloniale.
Le projet d’envisager un futur commun pour ces deux sociétés malgré les abominations de l’apartheid et d’éviter que la société blanche ne soit expulsée est bien entendu la voie que tout le monde souhaite mais ce n’est même pas d’une réconciliation qu’il s’agit, c’est de la construction de quelque chose qui n’a jamais existé. C’est le pari de Desmond Tutu, ce processus de la Commission décrit dans le texte qui peut aboutir à l’amnistie pour qui a avoué (peu à peu on exigera des regrets sincères). Ce formidable pari a suscité certains moments de vraie rencontre des deux sociétés, mais il connaît aussi des limites et des échecs. La façon d’en rendre compte ici est très apologétique, et il est dommage de ne pas faire état des interrogations qu’il a suscitées. On peut en récapituler quelques unes:
– Les Africains ont du mal à accepter que l’on mette sur le même plan les crimes de l’apartheid et ceux qui ont pu être commis par des combattants de l’ANC, CP et IFP. Et c’est là où l’on retrouve la dimension coloniale de la situation. Sauf à penser que seule une lutte non-violente était légitime, il est difficile de ne pas prendre en considération l’argument des Africains qui considèrent qu’ils ont été contraints d’avoir recours à la violence. Bien sûr, les crimes inadmissibles commis dans le camp de la révolte doivent être considérés comme tels. Mais dans la construction du futur les deux parties ne partent pas du même endroit et beaucoup d’Africains ne veulent pas “pardonner”.
– D’ailleurs on aboutit à un résultat étrange où le plus grand nombre de demandes d’amnistie provient des Africains eux-mêmes parce qu’ils ont besoin de se réconcilier avec leur propre société. Les Blancs peuvent vivre entre eux sans se voir rien reprocher par leur entourage (346 demandes d’amnistie déposées par les agents de sécurité et 70 par l’extrême droite blanche contre 750 par l’ANC, 130 par le Congrès panafricain et 110 par IFP).
– Autre élément mal accepté: les grands criminels comme Piek Botha ou le docteur de la mort sortent indemnes de l’opération sans même offrir de réparations.
– Autre élément encore: la colonisation et l’Apartheid ont laissé derrière eux une situation explosive où la majorité des Africains vivent dans une terrible pauvreté et ne peuvent guère espérer de redistribution. Les commissions de dédommagement n’ont pas abouti. Tout ce pan du contexte n’a pas reçu de solutions. Desmond Tutu lui-même déclarait: “les noirs risquent de sombrer dans une profonde colère quand ils constateront que le changement politique n’a pas amélioré leur situation matérielle comme ils l’espéraient” en s’adressant aux Blancs à qui il disait encore: “Vous avez sans doute perdu le pouvoir politique, mais vous avez encore la part du lion pour la puissance économique. Vous n’avez pas été chassés de vos somptueuses demeures, vous n’habitez pas des taudis … vous devriez offrir les ressources considérables que vous avez accumulées pour que les choses changent”.
Il ne s’agit pas avec ces arguments d’invalider le processus “Vérité et Réconciliation”, mais plutôt d’ouvrir le débat sur l’avenir de cette société et des autres confrontées au même problème, quand il subsiste chez les uns un fort sentiment de douleur et d’injustice et chez les autres un sentiment d’impunité.
Les procés de Pinochet, de Papon, le TPYI, le procès de Bruxelles pour les dirigeants Hutus, la constitution d’une Cour de justice internationale…. hantent de toutes façons ce texte. Le texte de Barbara Cassin semble les invalider, cela mérite un débat. Faut-il ou ne fallait-il pas les ouvrir? L’aveu peut-il suffire ou faut-il juger et aussi condamner?
Et s’il y a tribunal et procès, qui juge (justice locale? justice des vainqueurs? justice internationale)? Qui juge-t-on (en particulier jusqu’à quel niveau de responsabilité)? Comment? Faut-il juger de la même manière ceux qui ont fait régner la tyrannie et ceux qui étaient acculés à se défendre (sans pour cela les disculper)? Autrement dit, cette justice est-elle nécessaire et possible pour permettre la recomposition d’agencements de subjectivité qui permettent la sortie du trou noir des systèmes mortifères.