Après 1977, la pensée d’Althusser effectue un « tournant » en
s’écartant du Marxisme-léninisme. Les écrits posthumes de cette période
tardive constituent une source d’inspiration extrêmement riche pour une
pensée post-marxiste. On peut y trouver une réfutation des erreurs du
marxisme-léninisme qui selon Louis Althusser auraient deux racines :
d’un coté la dévaluation et l’incompréhension de l’autonomie du
politique et de l’autre la dépendance vis à vis d’une construction
métaphysique du devenir historique. Afin de définir un horizon approprié
à la compréhension du politique dans son autonomie comme dans sa
dimension constituante, Althusser ressent la nécessité de retourner à
Machiavel. De manière à échapper à l’emprise de la philosophie moderne
sur l’histoire et à son obsession pour un sujet historique, Althusser
propose une esquisse de la théorie de l’histoire qui donne la priorité à
la dimension de l’événement, de la rencontre contingente qui évacue
toute substance et tout sujet du devenir historique. La nécessité de la
politique et la contingence de l’histoire sont les deux prérequis, pour
retrouver Marx, « après le Marxisme ».
Deux critiques fondamentales ont été adressées à la théorie marxiste au cours du siècle dernier. Elle a été accusée de manquer la prise en compte adéquate de l’État et de la politique, en raison de son attachement à une métaphore déficiente de la société représentant celle-ci comme un édifice dont la « base » économique est déterminante par rapport à sa « superstructure » politique.En outre, elle a été accusée de manquer la prise en compte adéquate du devenir historique, en raison de son attachement à une présupposition déficiente selon laquelle l’histoire se développe selon des lois et des procès déterministes. Il faut reconnaître que ces critiques sont en substance demeurées sans réponse du côté de ceux qui prétendaient représenter la théorie marxiste. Althusser constitue une des rares exceptions. Vers 1977, la pensée d’Althusser prend un tour inattendu, dont rend compte la récente publication posthume de ses écrits tardifs. Dans ces textes, il assume ces critiques, accepte leur pertinence et leurs conséquences dévastatrices pour le marxisme-léninisme, et tente pourtant d’esquisser depuis les ruines une réponse innovante qui, selon moi, mérite d’être prise en considération par quiconque se soucie de ce qui reste de la gauche aujourd’hui.
Critique de la théorie marxiste : antagonisme social et autonomie de la politique
En 1977-1978, Althusser écrit « Marx dans ses limites » (publié à titre posthume en 1994)[[Louis Althusser, « Marx dans ses limites, » in:Écrits philosophiques et politiques, éd. François Matheron, vol.I (Paris: Sock/Imec, 1994), pp. 359-524., texte remarquable dans lequel il reconnaît les faiblesses sus-mentionnées de la théorie marxiste-léniniste comme des « limites absolues » de la théorie, qui contribuèrent aux horreurs du stalinisme et aux échecs politiques de l’euro-communisme[[Ibid., pp. 409 et 361.. Deux thèses interprétatives centrales déplacent la position d’Althusser au-delà de la perspective d’ « Idéologie et appareils idéologiques d’État ». « Pour Marx, la critique, c’est le réel se critiquant lui-même »,[[Ibid., p. 370. dit Althusser citant le fameux passage de L’idéologie allemande où le communisme est identifié au « mouvement réel qui abolit l’état de choses existant ». Althusser comprend le « réel » comme ce qui se réfère au « primat de la lutte des classes sur les classes ».[[Ibid., p. 373. La distinction entre « lutte de classe » et « classes » est absolument décisive. Alors que le concept de classe dépend d’une grammaire socio-économique de la production (dans la terminologie marxiste : les forces productives, les moyens de production, la division du travail), le concept d’une lutte qui se produit entre les classes, puisqu’il les précède, ne dépend plus de cette grammaire. Au lieu de cela, Althusser l’associe à une grammaire des rapports de production. Ces rapports, toujours déjà politiques et générateurs du fait de l’exploitation, sont essentiellement antagonistes, consistent en domination et résistance ; sans eux, il n’y aurait pas eu formation de classes. Prenant la théorie marxiste à rebrousse-poil, Althusser comprend « la primauté de la lutte des classes » indépendamment de toute prétendue nécessité de dépasser l’antagonisme dans une synthèse. En particulier, l’antagonisme social est complètement indépendant de cette espèce de « transition » téléologique (défendue par Marx dans la fameuse lettre à Joseph Weydemeyer du 5 mars 1852) de la lutte de classe à la dictature du prolétariat, puis à la société sans classes. À proprement parler, pour Althusser, la tradition marxiste, dans toutes ses variantes, n’a jamais été capable de penser l’antagonisme social, i.e. la lutte qui est le « mouvement réel » traversant toutes les relations sociales, sans aucune adjuvante et résolutoire synthèse. Althusser rompt avec cette tradition dans la mesure où, pour lui, il est impossible de totaliser l’antagonisme social et, par là, de le résoudre en une synthèse : l’antagonisme social est permanent, il n’y a pas de « fin de l’histoire ».
La deuxième thèse interprétative suit de la permanence de l’antagonisme social. La politique, l’État et l’idéologie (auxquels, pris ensemble, je me référerai comme « au » politique) ne peuvent plus se concevoir seulement comme un reflet ou une expression des conditions sociales de production, à abolir une fois celles-ci transformées. Le politique doit avoir un statut propre et séparé : la permanence de l’antagonisme social requiert celle du politique. « L’État est bien veilleur, mais permanent (…) il veille (…) à ce que la lutte de classe, c’est-à-dire l’exploitation, soit non pas abolie mais conservée, maintenue, renforcée »[[Ibid.., p. 485.. Dans le jugement d’Althusser, la théorie marxiste n’a jamais saisi la « superstructure » comme telle en raison de sa méconnaissance de la relation existante entre l’appareil légal et politique et sa soi-disant « base » (« rapports de production ») et ceci représente la « limite absolue » de la théorie[[Ibid.., pp. 405-409.. La théorie marxiste traditionnelle suit généralement la représentation de cette relation esquissée par Marx dans la Préface à la Critique de l’économie politique de 1859, selon laquelle une superstructure « juridico-politique » « surgit » [erhebt de la « structure économique de la société, la base réelle ». Althusser montre de manière convaincante que Marx ne met jamais en question cette relation, ce moment d’émergence : l’ « institution » et la « constitution » de la superstructure n’est jamais problématisée.
L’importance de « Marx dans ses limites » réside dans sa démonstration que le politique ne peut pas « surgir » ou être un « reflet » de la base productive, parce que, comme condition de son existence, le politique est radicalement séparé de la « lutte de classe ». Cette existence séparée du politique a pour tout objet la préservation de l’antagonisme social, i.e. la reproduction des rapports de production, au sein desquels se produit l’exploitation. Puisque c’est la séparation d’avec l’antagonisme qui caractérise le politique et puisque le politique est ce qui autorise l’antagonisme à se reproduire, il s’ensuit que cet antagonisme ne peut être cause de l’institution du politique. En pensant à travers la thèse marxiste que l’État, afin de servir d’ « instrument » de la classe dominante, doit être séparé de la lutte entre les classes, Althusser arrive à la conclusion, qui n’est peut-être plus marxiste, que le politique doit être auto-instituant. Le politique, loin d’être un effet de la lutte, ne peut en réalité « être affecté, ni même “traversé” par la lutte des classes ».[[Ibid., p.437
Dans le texte de 1977, Althusser radicalise sa théorie de la reproduction en regard de la formulation donnée dans l’article de 1970 sur les appareils idéologiques d’État : à présent, la thèse est que, sans la séparation du politique, il n’y aurait pas de « lutte de classe », parce que c’est uniquement en vertu de cet « être-séparé » que le politique tâche de reproduire les rapports de production. La théorie marxiste est critiquée parce qu’elle ne comprend pas dans quel sens l’État est un instrument séparé ou une « machine ». Pour Althusser, l’État est la machine à reproduire les rapports de production, alors que Marx « n’envisage pas l’État sous le rapport de la reproduction des conditions sociales (et même matérielles) de la production »[[Ibid., p. 457. La thèse d’Althusser est que le politique reproduit les rapports antagonistes de production (dans lesquels les travailleurs sont exploités par les propriétaires des moyens de production), ce qui en retour rend possible la production économique (i.e. la réunion des forces productives et des moyens de production). Cette lutte entre classes a la primauté par rapport à la production (par rapport à la division sociale du travail, par rapport aux classes) et, en retour, le politique a la primauté par rapport à la reproduction et par conséquent par rapport à l’existence de la lutte de classe elle-même. C’est pourquoi les conditions (rapports) de production ont une condition de possibilité politique, une cause politique à leur reproduction. Althusser renverse complètement le schéma marxiste de la base et de la superstructwre et, ce faisant, le ruine. La lutte des classes est un fait de politique avant d’être une donnée économique ou sociale.
Machiavel après Marx: le recouvrement de la liberté républicaine
Dans l’étude publiée de manière posthume « Machiavel et nous » (1972-1986)[[Althusser, « Machiavel et nous », in Écrits philosophiques et politiques, vol. II (Paris: Stock/Imec, 1995), pp. 42-168., Althusser cherche à fournir une théorie de l’État et de la politique qui reconnaisse leur primauté par rapport à la soi-disant « base » économique. Qu’ajoute à la critique par Althusser de la théorie marxiste le retour à Machiavel ? D’abord, il ajoute une théorie de l’auto-constitution du politique ex nihilo, à partir de la « base » abyssale d’un antagonisme social irréconciliable. Puisque la question centrale du secrétaire florentin, que jamais Marx n’aborde, est précisément le comment de l’émergence à partir de rien d’un État politique durable. Il s’agit du vieux problème gramscien du Prince nouveau comme pouvoir constituant. Mais ce qui est novateur dans la lecture d’Althusser est qu’il résout ce problème à travers une interprétation des Discours sur la première décade de Tite-Live ; il retourne au républicanisme de Machiavel. Pour Althusser, la république contient le moment de la durée de l’État, elle est ordonnée à la reproduction du pouvoir constituant ; alors que le Prince nouveau contient seulement le moment du commencement de l’État. À travers Machiavel, Althusser en vient à prendre conscience que ce qui est essentiel à propos du politique est en fait contenu dans sa forme républicaine, dans la république comme gouvernement de la loi, et non pas dans sa forme princière. Implicitement, Althusser rejette par là l’idée marxiste de l’État comme une forme de « dictature » de classe, encore présente dans le texte de 1971 sur les appareils idéologiques d’État.
À travers sa lecture de Machiavel, Althusser ajoute un degré supplémentaire de réflexivité au problème de la reproduction : alors qu’en 1971 la question première concerne seulement le reproduction de la production, dans le texte sur Machiavel, la question première devient celle de la reproduction de la reproduction elle-même. L’analyse de la relation entre Prince nouveau et république, entre pouvoir constituant et pouvoir constitué, vise à résoudre le problème de la reproduction de l’État (comme pouvoir de reproduction) par lui-même et, ainsi, de sa durée. Althusser admet ouvertement que sa lecture doit beaucoup à l’interprétation innovante de Machiavel par Lefort[[Voir Claude Lefort, Le travail de l’œuvre. Machiavel (Paris: Gallimard, 1972).. Il innove par rapport à Lefort en comprenant la constitution de « l’État qui dure » comme une émergence « à partir de rien ». Althusser articule ce « rien » comme la rencontre événementielle et aléatoire du politique (virtù) et du social (fortuna) qui tombe en dehors de toute philosophie possible de l’histoire, de tout discours sur les « lois de l’histoire » et la « nécessité historique ». En pensant l’auto-institution du politique à partir de l’horizon de l’éventuel ou de l’aléatoire (ce qu’il appelle la « conjonction »), Althusser cherche chez Machiavel le moyen de dépasser les deux limites théoriques fondamentales de la théorie marxiste : son manque de théorie du politique et sa confiance dans une métaphysique de l’histoire. Althusser retourne à Machiavel en vue de trouver un moyen de concevoir l’histoire en termes de théorie matérialiste des événements, où ces événements sont conçus comme la « rencontre » ou la « conjonction » du politique avec le « mouvement réel » de l’antagonisme social[[Althusser, Écrits philosophiques et politiques, II, p. 59.. À part qu’un tel antagonisme n’est plus conçu comme une « base » consistant dans un procès structurel ou substantiel (i.e. une ontologie de la production) qui détermine « en dernière instance » l’issue de la rencontre politique. Au contraire, l’antagonisme social est compris comme « vide », comme seule condition laissant la rencontre politique indéterminable, et donc libre.
Le point principal est que la lutte des classes ne détermine pas les formes politiques qui en émergent : son antagonisme est seulement la « raison insuffisante » d’une rencontre dont le résultat demeure complètement ouvert. La raison pour laquelle l’antagonisme social n’est pas « déterminant » dans quelque acception causale que ce soit est que, pour Althusser, il n’y a plus d’identité à soi, plus de réalité ontologique de l’antagonisme même. De sa lecture de Machiavel, Althusser vient à prendre conscience que l’antagonisme est lui-même l’objet du contentieux, du conflit de perspectives : « Il y a une dualité irréductible entre le lieu du point de vue politique et le lieu de la force et de la pratique politique, entre le “sujet” du point de vue politique, le peuple, et le “sujet ” de la pratique politique, le Prince. Cette dualité, cette irréductibilité affecte et le Prince et le peuple » Et « ce peuple à partir duquel Machiavel va définir toute la politique du Prince, rien ne lui impose, ni même ne lui suggère de se constituer en peuple, ou à plus forte raison de devenir une force politique… et rien n’indique que Machiavel ait tenté quoi que ce soit pour surmonter cette division. L’histoire doit être faite par le Prince du point de vue du peuple, mais le peuple n’est pas encore le “sujet” de l’histoire »[[Ibid., p. 70. Le projet constituant du Prince nouveau est analysé et jugé depuis une perspective qui se trouve en dehors de ce projet et est plus primordiale : la perspective du peuple, qui n’est pas celle d’un autre sujet politique, mais plutôt cette perspective sur l’antagonisme social qui interdit sa composition et sa pacification, dans quelque forme politique que ce soit. D’après nous, Althusser ouvre ici un nouvel horizon pour les interprétations à venir de Machiavel. L’avancée importante consiste à mettre en évidence la différence entre le « point de vue politique » et le « point de vue de la force et de la pratique politique ». Puisque le « point de vue politique » ne peut se réduire à celui de la constitution des formes politiques de gouvernement, la perspective du peuple devient la source d’une politique qui n’a pas pour telos l’institution d’une forme politique. Il s’agit d’une intuition extrêmement significative pour une compréhension renouvelée de ce qu’une politique radicalement démocratique devrait et ne devrait pas entraîner[[Comparer avec la lecture par Antonio Negri de Machiavel dans Le pouvoir constituant. Essai sur les alternatives de la modernité, PUF, 1997. Negri ne reconnaît pas la différence entre le « point de vue politique » du peuple et le « point de vue de la force et de la pratique politique » du Prince nouveau. C’est pourquoi Negri peut théoriser le peuple comme le Prince nouveau, dans ce sens qu’il est appelé à constituer une forme « absolue » de gouvernement appelée « démocratie »..
Le politique est constitutivement perspectiviste en raison du caractère radicalement contingent de l’événement dans lequel la virtù rencontre le « mouvement réel » de l’antagonisme social. Puisque ce dernier ne peut jamais être entièrement composé dans une forme politique donnée, il doit y avoir plus dans l’événement politique que la constitution d’une forme politique. Il y va avec le politique aussi de la « déconstruction » de la forme et de son retour dans l’événement conflictuel qui hante, à la fois de façon immanente et imminente, toute émergence d’une forme politique[[Sur la relation entre déconstruction et marxisme, voir Jacques Derrida, Spectres de Marx. L’état de la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale, Galilée, 1993, et Marx & sons, PUF/Galilée, 2002.. A proprement parler, c’est ce retour de la forme dans l’événement qui exprime le « point de vue politique » par opposition au « point de vue de la force et de la pratique politique ». C’est une erreur de croire qu’un manque de « force »-donnant-forme chez le peuple signifie qu’il manque de ressort politique. Puisque cela présupposerait que le politique est réductible à – ou s’épuise dans la pratique de la mise en forme, une présupposition que la différence de perspective conteste. Puisque le peuple, comme jamais Machiavel ne cesse de le pointer, est caractérisé par « un désir de ne pas être dominé »[[Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, I, 5., il s’ensuit que son agir politique excède toujours sa figurabilité dans une forme de domination politique ou légitime et s’entend en effet davantage comme déconstructrice plutôt que comme constructrice de formes de gouvernement.
Mais avant d’aborder la déconstruction de l’État, quel est le secret de sa constitution ? Pour qu’un État dure, le pouvoir constitué de reproduction doit, pour ainsi dire, subjuguer le peuple comme le pouvoir constituant et le faire fonctionner comme son « sujet », comme son « origine ». C’est ce que, selon Althusser, Machiavel découvre dans son analyse de la république romaine. « Ce qui intéresse Machiavel…, c’est la fondation, le commencement d’un État durable qui, une fois fondé par un Prince, sera durable par l’effet d’un gouvernement “combiné”…Ce centre, c’est Rome, un État qui a duré. Le centre de Rome, c’est son commencement. Le commencement de cette république, c’est d’avoir été une monarchie, qui a doté Rome d’un gouvernement propre à rendre durable cet État, un gouvernement combiné, qui s’est poursuivi sous les espèces de la république»[[Althusser, Écrits philosophiques et politiques, II, p. 96.. La durée de l’État requiert l’existence d’une continuité entre monarchie et république: « deux moments dans la constitution d’un État. 1. le moment du commencement absolu, qui ne peut être le fait que d’un seul, d’un « individu seul ». Mais ce moment est en lui-même instable (…) 2. le second moment qui est celui de la durée, laquelle ne peut être assurée que par une double opération, la donation des lois, et la sortie de la solitude »[[Ibid., p. 115. En ce second moment, l’État « s’enracine » dans le peuple à travers ses appareils idéologiques : armée, consentement (i.e. religion) et par-dessus tout le gouvernement de la loi[[Ibid., p. 135. Le moment républicain de l’histoire romaine correspond au moment de la reproduction qui se donne un commencement constituant « absolu » seulement en vue d’être capable de se comprendre comme le pouvoir « préservant » de l’État.
Althusser recourt à cette lecture du développement constitutionnel de la république romaine comme à un modèle qui permette de rendre compte de la façon dont l’État, qui est lui-même la forme de reproduction des rapports de production, se reproduit lui-même. Le développement constitutionnel de Rome contient, pour ainsi dire, l’idéologie (la reproduction) de l’idéologie (l’État comme forme de reproduction). Quelle est, alors, la propre idéologie de l’État ? Rien d’autre que le système qui engendre de l’autorité politique, et que les Romains institutionnalisèrent dans leur développement constitutionnel de la monarchie à la république : l’auctoritas de l’État dépend de la relation eu égard à laquelle un fondateur donne la forme (agere) que de nombreux citoyens accroissent (gerere)[[Sur le système romain d’autorité et la relation entre commencement et durée de l’État, on peut se référer de manière profitable à Hannah Arendt: « Qu’est-ce que l’autorité? » in La crise de la culture. Huit exercices de pensée politique, Gallimard, 1989, et aussi Essai sur la révolution, Gallimard, 1967, ch. 5, passim.. Puisque, comme l’explique Machiavel, « si un seul est apte à constituer [un État, ce qui est constitué ne serait pas fait pour durer s’il reposait sur les épaules d’un seul, mais bien s’il est offert aux soins du grand nombre, et qu’au grand nombre il revient de le maintenir »[[Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, I, 9. . La forme politique peut durer seulement si le « grand nombre » est disposé à la supporter. Ce support requiert que le « grand nombre » soit privé, a priori, de la possibilité de commencer quelque chose de radicalement nouveau, de rompre avec le premier commencement, avec la fondation que, au contraire, ils sont appelés à accomplir. Cet appel, venant du fondateur aux citoyens et institutionnalisé dans les organes politiques représentatifs (essentiellement dans l’assemblée législative) correspond étroitement à ce qu’Althusser appela de manière fameuse (dans « Idéologie et appareils idéologiques d’État ») l’interpellation faite par les appareils idéologiques d’État : sa fonction est de faire du peuple le subjectum politique, la base constituante de l’État, qui en retour fonde l’État, donnant durée et légitimité à sa pratique de sujétion et de domination.
Dans la lecture machiavélienne de la république romaine, Althusser trouve confirmation d’une intuition cruciale qui pourrait déjà se lire entre les lignes d’ « Idéologie et appareils idéologiques d’État »: l’État comme appareil idéologique requiert pour sa propre fondation, durée ou reproduction que le peuple devienne le sujet politique par excellence, i.e. que le peuple soit le pouvoir constituant et par là s’offre comme la base du gouvernement. Dans ce texte sur Machiavel, Althusser se meut au-delà des « limites absolues » de Marx, parce qu’il découvre que la fondation de l’État durable est exclusivement idéologique : l’État comme appareil idéologique trouve son sol ou sa fondation non pas en dehors de soi, par exemple comme un instrument d’intérêts économiques spécifiques, mais dans sa propre idéologie, plus spécifiquement, comme le montre l’exemple de la république romaine, dans la forme d’une démocratie représentative et constitutionnelle. Une démocratie représentative et constitutionnelle est cette forme de gouvernement qui permet le mieux à l’État de remplir sa vocation d’appareil idéologique. C’est la forme qui permet au pouvoir constitué de se donner un pouvoir constituant, i.e. le peuple en tant que sujet de l’État, qui en retour assure à l’État même la plus grande durée, la plus efficace reproduction.
Cependant, si la théorie althussérienne de la reproduction trouve confirmation dans le discours républicain de Machiavel, sa lecture de Machiavel n’en est pas moins réductrice, manquant de développer les implications de pareil discours pour une compréhension non pas des secrets de la domination politique, mais des possibilités de la liberté politique. En retenant que « Machiavel s’intéresse à une seule forme de gouvernement : celle qui permet à un État de durer »[[Althusser, Écrits philosophiques et politiques, II, p. 86, Althusser aplatit le point de vue du peuple sur celui du Prince : il est essentiel uniquement pour celui-ci de tendre à une forme politique qui est bien fondée et qui peut durer, et non pas pour le peuple. La perspective du peuple ne peut se réduire à celle d’être le sujet-subjectum de l’État.
La rareté des Discours en regard de toute la pensée politique antérieure et postérieure basée sur le paradigme romain consiste dans sa prétention que la vie civile (vivere civile) devient une vie libre (vivere libero) seulement si la politique transcende et transgresse l’idéal d’un gouvernement bien fondé de la loi, qui est modelé sur le système romain de l’autorité. Cette prétention voit le jour et est défendue tout au long de la troisième partie des Discours où Machiavel défend qu’un corps politique ne peut vivre librement que s’il passe par ce qu’il appelle une réduction ou retour aux commencements (riduzione verso il principio). À la fois dans le contenu et dans la forme, un « retour aux commencements » signifie une révolution. Un retour s’opère à la même « origine » de l’autorité, le commencement absolu de la fondation, en vue de le dépouiller de sa capacité d’imprimer une forme politique au devenir historique et de révéler la contingence radicale, ce que j’appelle le caractère événementiel de toutes les formes politiques.
Machiavel redéfinit la république comme une espace-temps isonomique dont toutes les formes politiques doivent émerger et dans lequel elles peuvent être reconduites (it. riduzione, lat. reducere: un reconduire à, ou retour à) chaque fois que le privilège ou l’inégalité qu’une forme politique donnée établit commence à corrompre ceux qui prospèrent sous elle et sont favorisés par elle. La corruption est la réification de l’inégalité qui se produit à travers la fixation et la persistance de toute forme politique donnée de domination. C’est pourquoi la ré-duction à l’égalité et à la liberté de l’espace public peut seulement se produire dans un événement qui « retourne aux commencements », i.e. qui ré-volutionne la forme politique et contrecarre le procès de corruption dans le corps politique.
Vers un matérialisme des événements
Dans son dernier texte philosophique innovant, « Le courant souterrain du matérialisme de la rencontre » (1982), Althusser avance explicitement la priorité de l’événement sur la forme et le fait avec force références à une série de philosophes qui l’avaient précédé sur ce sentier: Heidegger, Foucault, Deleuze et Derrida. Le « matérialisme de la rencontre » althussérien (aussi appelé « matérialisme aléatoire » ou « matérialisme des événements ») est une tentative de penser l’émergence du monde des formes à partir des événements[[Pour de plus amples discussion du « matérialisme aléatoire » d’Althusser, voir André Tosel, « Les aléas du matérialisme aléatoire dans la dernière philosophie de Louis Althusser », Cahiers philosophiques 84, septembre 2000, pp. 7-39; et Jean-Claude Bourdin, « The Uncertain Materialism of Louis Althusser », Graduate Faculty Philosophy Journal, vol. 22, n.1, 2000, pp. 271-287.. Ce qu’Althusser appelle la conjonction dans « Machiavel et nous » est maintenant désigné plus adéquatement comme la rencontre, par référence à la doctrine épicurienne-lucrécienne du clinamen ou déviation des atomes qui explique leur rassemblement et la constitution d’un monde de formes à partir de rencontres événementielles[[Il est frappant que nulle part dans ce texte ou dans d’autres, Althusser ne relève que Machiavel aussi a une théorie spécifique de la rencontre, qu’il appelle riscontro. Sur cet aspect de Machiavel, voir Miguel Vatter, « Chapitre XXV du Prince: l’histoire comme effet de l’action libre », in: Machiavel. Le Prince ou le nouvel art politique, éd. Yves Charles Zarka et Thierry Ménissier (Paris: PUF, 2001), pp. 209-244.. «Le monde peut être dit le fait accompli dans lequel, une fois le fait accompli, s’instaure le règne de la Raison, du Sens, de la Nécessité et de la Fin. Mais cet accomplissement du fait n’est que pur effet de contingence, puisqu’il est suspendu à la rencontre aléatoire des atomes due à la déviation du clinamen. Avant l’accomplissement du fait, avant le monde, il n’y a que le non-accomplissement du fait, le non-monde qui n’est que l’existence irréelle des atomes »[[Althusser, « Le courant souterrain du matérialisme de la rencontre », in Écrits philosophiques et politiques, I, p. 542.. Rien ne précède la rencontre des atomes, rien ne détermine une pareille rencontre comme nécessaire, de telle sorte que la dimension « constituante » de « l’accomplissement du fait » est elle-même un événement contingent, d’aucune façon déterminable par ce qu’Althusser appelle « le non-accomplissement du fait ». En termes politiques, si le passage de l’accomplissement du fait au fait accompli décrit l’action du Prince ou État, alors le caractère contingent de ce passage, le caractère événementiel de « l’accomplissement » lui-même, qui est dû à son caractère tributaire du « non-accomplissement » comme une puissance qui demeure in-différente à sa réalisation possible, correspond à l’action dé-constructive du peuple, où le peuple n’est plus considéré comme un sujet politique de l’État, comme le pouvoir constituant posé par l’État, mais en tant qu’acteur politique qui veut ne pas être gouverné [[Sur cette idée de non-gouvernement, voir Arendt qui, dans son Essai sur la révolution, emploie le terme anglais « no-rule » pour traduire isonomia. Giorgio Agamben a récemment défendu la nécessité de penser la possibilité ou la puissance en termes non aristotéliciens i.e. d’une façon qui ne privilégie pas le passage à l’acte. Voir Giorgio Agamben, Homo Sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil, 1997. Sur le concept d’in-différence et sur la façon dont il peut être utilisé pour penser la différence entre « commencement » et « fondation », voir Massimo Cacciari, Dell’inizio (Milan, Adelphi, 1990). .
Dans ce texte, tout comme dans « Machiavel et nous », la virtù du Prince est définie comme le pouvoir qui fait « durer » la rencontre. Le Prince correspond aux « formes qui donnent forme aux effets de la rencontre »; le Prince a pour tâche « le devenir-nécessaire de la rencontre de contingents »[[Althusser, ibid., pp. 542 et 566. . Mais, en se départissant de sa précédente lecture de Machiavel, Althusser pense ici « la soumission de la nécessité à la contingence », qui implique que « rien ne vient jamais garantir que la réalité du fait accompli soit la garantie de sa pérennité (…) L’histoire (…) est (…) la révocation permanente du fait accompli par un autre fait indéchiffrable à accomplir, sans qu’on sache à l’avance ni jamais, ni où, ni comment l’événement de sa révocation se produira. Simplement, un jour viendra où les jeux seront à redistribuer et les dés de nouveau à jeter sur la table vide »[[Ibid., p. 547.. L’État-qui-dure est toujours déjà inscrit à l’intérieur de la possibilité imminente et immanente de sa « révocation », c’est-à-dire quand un « retour au commencement » non seulement reconduit le fait accompli au pouvoir constituant de l’accomplissement du fait, mais, plus radicalement, permet l’accomplissement lui-même en restant complètement indifférent à son événement comme à son non-événement. Une pareille indifférence correspondrait à « l’autre fait », indéchiffrable dans les termes de la grammaire de l’accomplissement.
Althusser n’articule jamais une théorie de la puissance du peuple où la puissance soit comprise comme une puissance de révoquer le fait accompli. Une telle puissance n’est pas seulement le présupposé d’une nouvelle action constituante, mais, plus primordialement, elle est l’expression d’une souveraine indifférence de la part du peuple et, par là, du point de vue politique au projet de gouvernement imposé par l’État et le système des partis politiques. En recourant à l’expression « souveraine in-différence au gouvernement » en rapport à l’idée de la puissance du peuple, j’entends faire ressortir trois caractéristiques de la position du peuple, dite constituante. D’abord, le peuple est puissant seulement aussi longtemps qu’il soutient sa différence avec le projet étatique de fondation : son in-différence consiste pour lui à se maintenir « dans » cette différence (cette réserve tient en échec toute tentation « républicaine » traditionnelle qui identifie le peuple au fondement de l’État). Ensuite, le peuple comme agent du non-gouvernement n’a pas d’« intérêt commun » qui puisse être formulé par l’État et son projet de gouvernement, son « in-différence » se réfère à un radical dés-intérêt pour les résultats de la gouvernementalité, qui seul permet de porter une véritable jugement sur les résultats en question. Pour agir en juge de l’État, le peuple ne peut pas fonctionner comme un réservoir d’intérêts particuliers que l’État et le système politique doivent recomposer en vue de gagner de la légitimité (cette réserve tient en échec toute tentation « pluraliste » qui identifie le peuple avec la société civile). Enfin, la souveraine in-différence du peuple se réfère à son impassibilité face à l’interpellation parlementaire ; quand le peuple est puissant, il ne veut pas être représenté politiquement précisément parce que cette forme de reconnaissance politique, venant de l’État, est la principale manière dont s’obtient leur sujétion (cette réserve tient en échec toute tentation « libérale » qui identifie le peuple à la sphère publique constituée de la démocratie électorale).
Dans un événement révolutionnaire, le peuple ne se considère plus comme un sujet politique: ce qu’il désire ne peut pas, par principe, être réalisé par l’État dans un projet de gouvernement. Le désir de ne pas être gouverné est irréalisable dans la perspective de l’État, et c’est ce désir qui rend la puissance du peuple vraiment « impossible » à gérer pour l’État. Chaque fois que le peuple manifeste son désir de n’être pas gouverné, le procès de reproduction souffre d’un arrêt et la machine de l’État s’interrompt.
L’idée de puissance populaire qui rend compte des ces manquements à l’interpellation, de ces interruptions soudaines de l’État-machine, commence à peine à être envisagé par certains[[Dans ce contexte, les discours sur la démocratie qui ont été développés récemment par Jacques Rancière et Jacques Derrida sont particulièrement évocateurs, étant donné les liens étroits de ces derniers avec Althusser dans le passé.. Ce qui est déjà sûr est que pareille puissance populaire ne peut être saisie ni par la formule marxiste de la « dictature du prolétariat » (i.e. avec la conquête du pouvoir d’État en vue de son éventuelle destruction) ni par la formule participative d’un « gouvernement du peuple pour le peuple ». Ces deux formules expriment des formes de lutte hégémonique, c’est-à-dire des luttes pour le gouvernement, alors que ce à quoi on en appelle est précisément la tentative de distinguer aussi rigoureusement que possible la lutte en vue de ne pas être gouverné, qui ne commandera jamais, de sa « subjugaison » par des pratiques politiques et forces d’hégémonie. Si le peuple est puissant, alors il est impossible pour le pouvoir constitué de maîtriser la séparation entre antagonisme social et forme politique. L’État maîtrise cette séparation toujours sous la forme d’une lutte pour l’hégémonie, une lutte au sujet de qui est à commander. Mais comme « mouvement réel », l’antagonisme n’est pas en tant que tel hégémonique, ni ne porte sur l’hégémonie. Le caractère in-différent et radicalement non fondateur de cet antagonisme eu égard à toute forme politique constituée permet aux deux moments du politique, reproducteur et déconstructeur, constituant et révolutionnaire, d’exister. Sans leur jeu réciproque, la liberté politique demeure inconcevable.
(traduit de l’américain par Jean François Gava)