Avril 1997: Lire Althusser aujourd'hui

Althusser lecteur d’Althusser

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I

1. Au début de L’avenir dure longtemps, nous trouvons cette surprenante déclaration d’intention : « Hélas, je ne suis pas Rousseau. Mais formant ce projet d’écrire sur moi et le drame que j’ai vécu et vis encore, j’ai souvent pensé à son audace inouïe. Non que je prétende jamais dire avec lui, comme au début des Confessions : ‘Je forme une entreprise qui jamais n’eut d’exemple’. Non. Mais je pense pouvoir honnêtement souscrire à sa déclaration : `Je dirai hautement : voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je fus’. Et j’ajouterai simplement : ce que j’ai compris ou cru comprendre, ce dont je ne suis plus tout à fait le maître mais ce que je suis devenu[[L’avenir dure longtemps, Paris, Stock-Imec, 1992, p.25». Si je prends comme point de départ ce passage, de toute évidence excessif, de L’avenir dure longtemps, c’est pour mieux marquer d’entrée le malaise auquel est inévitablement confronté quiconque veut parler de ce texte en termes théoriques et académiquement objectifs. Je dois dire tout de suite que je ne partage guère les analyses – dithyrambiques ou condamnatoires – qui ont été le plus souvent faites de ce livre au moment de sa parution en 1992. Émouvant jusqu’à l’insoutenable, il ne me paraît pas un grand texte littéraire, et je le trouve, d’un point de vue formel, bien au dessous des autres écrits althussériens. Il me semble en outre théoriquement inconcevable qu’on ait voulu tirer de ces mémoires de la folie des arguments pour invalider les travaux philosophiques d’Althusser ; et moralement ignoble – mais, idéologiquement, ô combien « logique », qu’on ait voulu y trouver la vérité soi-disant « profonde » de sa vie et de ses paris politiques. Ce n’est pas le moins paradoxal des effets produits par la publication des textes autobiographiques de Louis Althusser, que d’avoir servi d’alibi confortable pour éclipser son oeuvre théorique. Comme si l’autobiographie avait montré une « vérité » dont les textes prétendument philosophiques n’auraient été que des masques, sinon des impostures. A force de ruminer sur ce qu’un Althusser, en quête désespérée d’identité, nous aurait révélé de ses origines, tout se passe comme si deux décennies de travail philosophique – extrêmement important pour l’histoire du marxisme au vingtième siècle – devaient être définitivement réduites à l’état de reliques d’un temps obscur et périmé. Se confronter au fait biographique a souvent été ainsi la façon la plus efficace d’oublier l’existence d’une oeuvre philosophique qui s’est elle-même voulue intervention révolutionnaire dans le territoire des pratiques discursives. Le premier effet politique de l’autobiographie a donc été d’effacer les enjeux du texte althussérien dans la lutte des classes, à la veille de l’effondrement du corpus stalinien et de ses pratiques. On pourrait être tenté d’y voir une intention malveillante, superposée au texte lui-même, une volonté de lecture malhonnête s’obstinant à manipuler l’écriture sur laquelle elle s’exerce. Je n’en crois rien – quand bien même cette malhonnêteté et cette malveillance ont de toute évidence existé. C’est dans le texte lui-même qu’il faut essayer de trouver la détermination de ses effets. Il n’est pas absolument indispensable d’avoir lu et compris Spinoza pour savoir que « l’Écriture doit s’expliquer par l’Écriture seule »[[Spinoza, B., Lettre LXXVI (à Albert Burgh), in Oeuvres, trad. par Ch. Appuhn, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, vol. 4., p. 345..

2. Disons-le tout de suite : l’autobiographie est un genre littéraire essentiellement mystificateur. On ne raconte jamais sa vie pour en dire la vérité, mais pour en rétablir le sens – en fait pour le feindre. Un sens, bien sûr, rétrospectif. Toute autobiographie est écrite au futur antérieur. Ce qui commande le paradoxe de L’avenir dure longtemps, c’est que le sens qu’on essaie d’y déployer finit par être celui d’une rigoureuse autodestruction. Si le meurtre qui ouvre ce texte a, d’une façon à peine métaphorique, détruit la vie de l’auteur, les pages qui le racontent – et cherchent à en rendre raison – semblent avoir à compléter cette tache tragique : leur objet n’étant que l’anéantissement – ou, tout au moins, l’essentielle dévaluation – de l’ensemble de l’oeuvre qui a précédé cet événement définitif. L’autobiographie d’Althusser n’est pas cette réponse au non-lieu qu’elle dit vouloir être[[« Car c’est sous la pierre tombale du non-lieu, du silence et de la mort publique que j’ai été contraint de survivre et d’apprendre à vivre. Voilà quelques uns des effets néfastes du non-lieu et voilà pourquoi j’ai résolu de m’expliquer publiquement sur le drame que j’ai vécu. Je n’entends rien d’autre par là que lever la pierre tombale sous laquelle la procédure du non-lieu m’a enfoui à vie pour donner à chacun les informations dont je dispose » (L’avenir…, pp. 23-24).. Elle en est l’aboutissement. Que le projet ait été réussi, il suffit pour le constater d’évoquer le silence fait sur l’oeuvre d’un auteur dont le drame personnel est devenu ces dernières années un objet de consommation de masse, le silence fait sur ses enjeux théorico-politiques. Enterré le poids de l’oeuvre, Althusser n’est plus, pour l’horizon culturel des années quatre-vingt-dix, que le « cas Althusser ». Remarquable exemple de mystifications d’une histoire : celle de la pensée marxiste du vingtième siècle.

3. Habetis vitae meae historiam veram, écrivait un penseur hollandais du XVIIème siècle en conclusion du manuscrit de « confessions » qui précédait son suicide. Nous savons qu’il n’y a pas de narration vraie de sa propre vie. Il faut le dire : les longues précautions « objectivantes » du début de L’avenir dure longtemps ont tout d’un alibi sans lequel l’accomplissement même du texte deviendrait inimaginable. Elles ne sont guère crédibles pour un lecteur qui aurait passé – si peu que ce soit – à travers la tradition freudienne. Je les cite dans leur force émouvante, certes, mais aussi – inutile de le cacher – dans leur fondamentale et insoutenable naïveté théorique : « J’ai fait ce que personne n’avait soit voulu soit pu faire jusqu’ici : j’ai rassemblé et confronté, comme s’il s’agissait d’un tiers, toute la `documentation’ disponible, à la lumière de ce que j’ai vécu – et inversement »[[L’avenir…, p. 24.. Mais un matérialiste sait que toute mémoire de soi-même ne peut être que légendaire et que, si la parole du moi sur soi-même parle toujours en troisième personne, ce n’est que pour mieux effacer son caractère imaginaire. Écrire une autobiographie, c’est, avant tout, inventer un autre de qui raconter l’histoire. Lire un texte autobiographique, c’est, avant tout, essayer d’établir la logique interne de la légende de cet autre qu’il nous raconte, le traiter à l’intérieur du genre narratif auquel il appartient : la fiction. C’est là que les efforts – voués à l’échec – d’Althusser pour dégager son texte de ce genre littéraire, prennent leur portée : « J’avertis : ce qui suit n’est ni journal, ni mémoires, ni autobiographie »[[L’avenir…, p. 25.. L’avenir dure longtemps est en effet – nous le savons – non pas une autobiographie, mais très précisément un délire autobiographique. Chercher à établir la logique de ce délire, la démarquer de celle de la biographie elle-même[[Tel a été l’effort remarquable de Yann Moulier-Boutang (Louis Althusser Une biographie, T.1, Paris, Grasset, 1992), sans lequel la compréhension de L’avenir… demeurerait sur beaucoup de points impossible., et surtout de celle de l’oeuvre, devient peut-être le seul travail honnête à exercer sur le testament d’un grand penseur dont la charge immense de douleur affectant le dernier texte n’est aucunement une garantie de sa vérité.

II

4. Le paradoxe que je viens d’énoncer devient plus grinçant, lorsqu’on tient compte du fait que tout le travail althussérien des années soixante tourne autour de deux questions essentielles :

a) la définition des protocoles d’une lecture matérialiste ;
b) le déplacement de la fonction mystificatrice du sujet en tant que source du sens caché du texte.

5. Dès le premier de ses articles (décembre 1960) sur le Jeune Marx[[« Sur le jeune Marx (questions de théorie) », repris dans Pour Marx, Paris, Maspero, 1965, pp. 47-83., la tâche d’Althusser se révélait déjà comme un projet de lecture. Lecture de Marx avant tout ; lecture également des auteurs lus par Marx ; mais lecture surtout des protocoles de cette lecture. Il s’agissait par là de rompre avec un certain empirisme de l’affrontement au simple fait brut. Dans ce jeu de miroirs qu’est la lecture – dont l’intervention se fait toujours sur des « textes » déjà élaborés, déjà « lus » -, le texte propre ne peut se frayer un chemin que dans la mesure de sa capacité d’établir les « symptômes » qui, dans l’écriture même, expriment des lacunes, des trous noirs par lesquels elle échappe vers « autre chose » que ce qu’elle prétend dire. Lire les symptômes, c’est détecter les absences que le présent cache de sa présence même ; c’est comprendre ainsi que jamais un texte n’est en soi-même fini et autosuffissant, unitaire ou homogène ; que jamais, enfin, un texte ne dit sa vérité à livre ouvert. Que l’unité de l’oeuvre n’est qu’une fiction interprétative.

6. Il devient ainsi nécessaire de mettre en oeuvre ce qu’Althusser appelle une « lecture symptomale », dont la tâche serait non pas un simple démarquage du présent et de l’absent, du vrai (scientifique) et du faux (idéologique) dans le texte, mais l’établissement des conditions nécessaires de ce que le texte énonce : de sa vue comme de sa bévue. Une lecture dont la fonction serait d’établir comment la présence de certains énoncés déterminés – et donc l’exclusion d’autres énoncés – est essentiellement liée non pas à la plus ou moins grande finesse de l’auteur, mais aux règles de formation qui définissent une problématique spécifique, celle qui démarque les terrains du pensable et du non-pensable. De toute science, écrivait ainsi Althusser dans Lire Le Capital, il faut dire qu’elle « ne peut poser de problème que sur le terrain et dans l’horizon d’une structure théorique définie, sa problématique, qui constitue la condition de possibilité définie absolue, et donc la détermination absolue des formes de position de tout problème, à un moment considéré de la science »[[LLC, I, p. 27..

7. Lire un texte sera donc chercher à établir les conditions d’intelligibilité qui soutiennent les énoncés eux-mêmes, en déterminant, en fonction d’une problématique, leur présence, leurs absences, leur ordre et leurs rapports de détermination et subordination. Et la lecture symptomale vient s’installer sur le projet de penser l’impensé de ce qui est écrit, du cohérent comme de l’incohérent, du plein comme de ses lacunes. « Voici en effet » – concluait Althusser en 1965 – « le point où il faut en venir, pour, de son lieu, découvrir la raison de cette bévue qui porte sur une vue : il faut totalement remanier l’idée qu’on se fait de la connaissance, abandonner le mythe spéculaire de la vision, et de la lecture immédiates, et concevoir la connaissance comme production »[[LLC, I, p.25..

8. En un mot, le projet de travail sur les textes de Marx qu’Althusser proposait dès le début des années soixante, tenait à cette thèse essentielle : revendiquer une lecture matérialiste des textes dans lesquels prend naissance le matérialisme contemporain. « Une lecture que nous oserons dire symptomale » – écrit-il – « dans la mesure où, d’un même mouvement, elle décèle l’indécelé dans le texte même qu’elle lit, et le rapporte à un autre texte, présent d’une absence nécessaire dans le premier »[[LLC, I, p.31.. L’altérité par rapport à ce sur quoi elle s’exerce exclut de la lecture symptomale toute tentation auto-analytique, par la ruse de laquelle un sujet prétendrait livrer sa propre vérité cachée. Le processus appliqué à Marx par Althusser tient à cette hypothèse incontournable : faire avec son texte ce qu’il n’a pu mettre en place que sur le texte des autres. « Nous n’avons rien fait d’autre que tenter d’appliquer à la lecture de Marx, la `lecture symptomale’ par laquelle Marx parvenait à lire l’illisible de Smith, en mesurant … sa problématique visible au départ à la problématique invisible contenue dans le paradoxe d’une réponse ne correspondant à aucune question posée »[[LLC, I, p.32.. Bref : si « lecture symptomale » veut dire quelque chose, il n’y a pas – il ne peut y avoir – de lecture symptomale de soi-même…

III

9. Avant L’avenir dure longtemps, Althusser avait déjà laissé échapper deux ou trois remarques « autobiographiques » dans la Préface de Pour Marx[[Cf. pp. 12 sqq.., dans l’« Interview avec Macciocchi » à l’Unità (publiée, plus tard, comme préface à l’édition espagnole de Lire Le capital, )et dans certains passages extrêmement elliptiques de « Freud et Lacan »[[OC, II., pp. 33-34…. Entre la mystification lyrique du premier, l’épopée militante du second, et l’ironie du troisième, il serait très aventureux de chercher dans ces brefs flash-back biographiques une justification ou une explication de la genèse de l’oeuvre, encore moins de son « sens ». L’avenir dure longtemps relève d’un tout autre pari. L’autobiographique y devient l’élément décisif, le fil rouge qui traverse, invisible mais bien ferme, la gestation du penseur, la particularité de ses choix. On croirait entendre l’écho de Fichte énonçant comment la philosophie qu’on fait dépend de l’homme qu’on est. « Habetis vitae meae historiant veram », citais je tout à l’heure, en retrouvant le lemme d’Uriel da Costa[[Exemplar humanae vitae. Mais un matérialiste peut-il accepter ce lieu commun dont tire toute sa force la grande tradition idéaliste en philosophie : l’originariété constituante du moi?

10. La conception de la biographie – et, à la limite, de l’autobiographie – comme vérité du parcours théorique, a ses fondements dans trois supposés, avoués ou implicites
– il existe une identité subjective ontologiquement fondatrice et productive ;
– cette identité est transparente à soi-même, même si cette transparence doit être élaborée d’une façon plus ou moins pénible ;
– le procédé à travers lequel une identité subjective produit sa reconnaissance est pensable sous la métaphore dialectique (c’est-à-dire idéaliste) de l’Aufhebung, et donc de la logique des finalités.

11. A une telle série, nous devons opposer trois thèses althussériennes essentielles à l’élaboration d’une position matérialiste en philosophie. Énonçons-les tout d’abord, de façon encore très schématique ;
– Moi est une convention linguistique derrière laquelle nous avons à établir le fonctionnement d’une chaîne de déterminations multiples (surdétermination) ;
– la description des déterminations et de leurs effets de causalité multiple n’a rien à voir avec la vérité essentielle d’on ne sait quelle substance ;
– les déterminations qui produisent un effet d’assujettissement ne s’articulent pas en termes de finalité, mais dans des stratégies transitoires de conflit. Ni sens ni Aufhebung n’ont ici de place.

IV

12. La stratégie à travers laquelle Althusser est parvenu à fonder sa rupture avec l’idéalisme anthropocentrique qui commande l’histoire du marxisme au vingtième siècle, tient à ce détour par Spinoza qui nous a été très clairement décrit dans les Éléments d’autocritique – même s’il avait déjà été suggéré bien plus tôt dans l’oeuvre d’Althusser -. Je rappelle ici le passage essentiel : « Nous avons été spinozistes… Nous avons fait le détour par Spinoza pour voir un peu plus clair dans la philosophie de Marx… Le matérialisme de Marx nous obligeant à penser son détour nécessaire par Hegel, nous avons fait le détour par Spinoza pour voir un peu plus clair dans le détour de Marx par Hegel».[[EA, pp. 65 et 69.

13. « Le détour par Spinoza » – écrit un peu plus loin Althusser – « nous découvrait ainsi par différence une radicalité qui fait défaut à Hegel »[[EA, p.71.. Cette radicalité, c’est dans le double refus de l’autonomie du sujet et de la téléologie des processus historiques qu’il faut la chercher. Et c’est là que, pour Althusser, le travail de Marx suppose, à travers Fichte peut-être davantage qu’à travers Hegel, un retour à ce Spinoza dont le refoulement ouvre l’horizon de la philosophie classique allemande. Un refus que les premières Leçons de Fichte à Iéna en 1794 inaugurent par la démarcation de deux territoires inconciliables en philosophie : matérialisme et idéalisme – l’un qui part d’une construction du moi comme produit du non-moi, et l’autre du moi comme fondement absolu du non-moi. Du premier, Fichte avait proclamé qu’il existait comme système et qu’il s’appelait spinozisme. Édifier le second en système serait le projet de l’idéalisme naissant, dont Schelling donnerait la formulation extrême[[Cf. Schelling, en 1795 : « Il doit arriver de deux choses l’une : ou pas de sujet, mais objet absolu; ou pas d’objet, mais sujet absolu ». (IVè lettre sur le Dogmatisme et le criticisme)..

14. Quel danger, signalé par Fichte comme par Schelling et par Hegel lui même, représente l’accomplissement d’un modèle philosophique à matrice spinoziste, c’est-à-dire matérialiste? Quelque chose qui, de toute évidence, touche au projet essentiel de l’idéalisme classique, auquel il s’oppose avant même sa naissance : à la possibilité d’édifier ce que Schelling va appeler une métaphysique de la liberté humaine en tant qu’autodétermination constituante – l’analytique spinozienne de la liberté ayant fondé l’hypothèse contraire en décrivant la subjectivité humaine comme un effet formé par le réseau déterminatif du désir imaginaire : pas d’imperium in imperio, donc, chez Spinoza. Ce qu’Althusser formulera en des termes extrêmement clairs dans ses travaux du début des années soixante-dix : « En critiquant radicalement dans le Sujet la catégorie centrale de l’illusion imaginaire, [la théorie spinozienne atteignait au coeur la philosophie bourgeoise, qui se construisait depuis le XIVè siècle sur le fond de l’idéologie juridique du Sujet… Spinoza nous découvrait, entre le Sujet et la Fin, l’alliance secrète qui `mystifie’ la dialectique hégélienne »[[EA, pp.73-74.. Et Althusser parvenait, par ce passage à travers Spinoza, à fonder ce qu’il avait essayé d’anticiper sous la thèse du procès sans sujet ni fins : « Spinoza nous avait aidés à voir que le couple Sujet/Fin constitue la `mystification’ de la dialectique hégélienne »[[EA, p.76..

V

15. C’est à partir de là qu’une théorie matérialiste de l’idéologie pourrait être fondée… Et l’enjeu précis d’une écriture autobiographique comme celle de L’avenir dure longtemps compris en tant que fondation d’une légende narrative reposant sur deux piliers supposés inébranlables : la solide identification du sujet, et le fil rouge continu de ses finalités. Disons tout de suite que dans L’avenir dure longtemps, la scénographie de l’idéologie religieuse prends des aspects presque caricaturaux : mère miraculée par un vrai père absent d’une absence absolue; père bureaucrate essentiellement nul; chemin de croix dont l’aboutissement serait un dénuement absolu : ascèse dont la traversée de la nuit aurait pour dernière démarche l’anéantissement du moi, de l’oeuvre et, donc, de la fiction qu’on appelle la vie.

16. C’est Althusser lui-même, à la fin des deux chapitres introductifs de L’avenir dure longtemps, qui nous suggère où chercher la logique qui permettrait comprendre la suite – c’est-à-dire le délire autobiographique proprement dit – : dans l’article de 1969 sur les AIE[[« Cette méthode s’est imposée à moi naturellement : chacun la jugera à ses effets. Tout comme il pourra juger à ses effets la puissance dans ma vie de certaines formations violentes que j’ai naguère appelés Appareils idéologiques d’État (AIE) et dont je n’ai pu, à ma propre surprise, faire l’économie pour comprendre ce qui m’est advenu » (L’avenir…, p. 25).. Je suggère de reprendre ses analyses bien connues concernant l’invention du sujet religieux. Nous y trouverons, je pense, point par point, le schéma de rédaction de L’avenir dure longtemps : « La catégorie de sujet est constitutive de toute idéologie, mais en même temps et aussitôt nous ajoutons que la catégorie de sujet n’est constitutive de toute idéologie qu’en tant que toute idéologie a pour fonction (qui la définit) de `constituer’ des individus concrets en sujets »[[«AIE», Positions, p.110.. Comment l’individu concret Louis Althusser est-il « constitué », inventé, par le texte qui prétend dire sa vérité? – voilà l’enjeu décisif de L’avenir dure longtemps. « C’est dans ce jeu de double constitution qu’existe le fonctionnement de toute idéologie, l’idéologie n’étant rien que son fonctionnement dans les formes matérielles de l’existence de ce fonctionnement »[[Ibid.. Réinvention du passé comme légende à laquelle s’identifier.

17. « L’idéologie religieuse chrétienne dit à peu près ceci. Elle dit : Je m’adresse à toi, individu humain appelé Pierre[[Nul besoin d’insister sur la symbolique du nom « Pierre » chez Althusser. Cf. Yann Moulier-Boutang, op.cit.. (tout individu est appelé par son nom, au sens passif, ce n’est jamais lui qui se donne son Nom), pour te dire que Dieu existe et que tu lui dois des comptes. Elle ajoute : c’est Dieu qui s’adresse à toi par ma voix… Elle dit : voici qui tu es : tu es Pierre! Voici quelle est ton origine, tu as été créé par Dieu, bien que tu sois né en 1920 après Jésus-Christ! Voici ce que tu dois faire! Moyennant quoi, si tu observes la `loi d’amour’, tu seras sauvé, toi Pierre, et feras partie du Corps glorieux du Christ, etc., etc… Or c’est là un discours tout à fait connu et banal, mais en même temps tout à fait surprenant… Surprenant, car si nous considérons que l’idéologie religieuse s’adresse bien aux individus[[Note d’Althusser en bas de page : « Bien que nous sachions que l’individu est toujours déjà sujet, nous continuons à employer ce terme, commode par l’effet de contraste qu’il produit. pour les ‘transformer en sujets’, en interpellant l’individu Pierre pour en faire un sujet, libre d’obéir ou de désobéir à l’appel, c’est-à-dire aux ordres de Dieu; si elle les appelle par leur Nom, reconnaissant ainsi qu’ils sont toujours – déjà interpellés en sujets ayant une identité personnelle (au point que le Christ de Pascal dit : ‘C’est pour toi que j’ai versé telle goutte de mon sang’); si elle les interpelle de telle sorte que le sujet répond `oui, c’est bien moi!’; si elle obtient d’eux la reconnaissance qu’ils occupent bien la place qu’elle leur désigne comme la leur dans le monde, une résidence fixe : `c’est bien vrai, je suis ici, ouvrier, patron, soldat!’ dans cette vallée de larmes; si elle obtient d’eux la reconnaissance d’une destination (la vie ou la damnation éternelles) selon le respect ou le mépris avec lesquels ils traiteront les ‘commandements de Dieu’, la Loi devenue Amour – si tout cela se passe bien ainsi (dans les pratiques des rituels bien connus…), nous devons remarquer que toute cette `procédure’, mettant en scène des sujets religieux chrétiens, est dominée par un phénomène étrange : c’est qu’il n’existe une telle multitude de sujets religieux possibles que sous la condition absolue qu’il y ait un Autre Sujet Unique, Absolu, à savoir Dieu… »[[Ibid., pp. 116-118., un Sujet avec un grand S, spéculairement dédoublé en Sujet des sujets et Sujet lui-même sujet, sujet-Sujet : garantie de pluralité et de reconnaissance. De cette structure spéculaire, l’idéologie religieuse tirerait sa quadruple assurance, ainsi décrite par Althusser
« 1) l’interpellation des `individus’ en sujets,
2) leur assujettissement au Sujet,
3) la reconnaissance mutuelle entre les sujets et le Sujet,
et entre les sujets eux-mêmes, et finalement la reconnaissance du sujet par lui-même,
4) la garantie absolue que tout est bien ainsi, et qu’à la condition que les sujets reconnaissent ce qu’ils sont et se conduisent en conséquence tout ira bien : ‘Ainsi soit-il’ »[[Ibid. p.120.

Pris dans ce « quadruple système d’interpellation en sujets, d’assujettissement au Sujet, de reconnaissance universelle et de garantie absolue »[[Ibid., tout marche de soi-même dans le fonctionnement de l’idéologie religieuse : « l’individu est interpellé en sujet (libre) pour qu’il se soumette librement aux ordres du Sujet, donc pour qu’il `accomplisse tout seul’ les gestes et les actes de son assujettissement »[[Ibid., p.121.

VI

18. Idéologie juridique de l’identité du sujet, effet de reconnaissance, garantie de la logique incontournable de ce qui s’est accompli. Tous les éléments du religieux sont réunis dans le projet de L’avenir dure longtemps
– Priorité de l’idéologie juridique qui interpelle un sujet bien identifié : « Il est probable qu’on trouvera choquant que je ne me résigne pas au silence après l’acte que j’ai commis, et aussi le ‘non-lieu’ qui l’a sanctionné et dont j’ai, suivant l’expression spontanée, bénéficié. Mais si je n’avais pas eu ce bénéfice, j’aurais dû comparaître. Et si j’avais dû comparaître, j’aurais eu à répondre. Ce livre est cette réponse à laquelle autrement j’aurais été astreint »[[L’avenir…, p. 9..
– Effet de reconnaissance du sujet dans son acte libre d’écrire la vérité sur soi même : « j’ai seulement voulu retenir l’impact des affects émotifs qui ont marqué mon existence et lui ont donné sa forme : celle où je me reconnais et où je pense qu’on pourra me reconnaître »[[Ibid., p. 25..

19. Comment penser ce repli sur le modèle discursif de l’idéologie religieuse de la part d’un penseur qui, non seulement, a fait l’analyse critique la plus accomplie de son caractère mystificateur, mais qui, jusque dans la douleur et dans la maladie de ses dernières années, a toujours refusé le retour au confort de la consolation religieuse, cette « âme d’un monde qui n’en a pas »? Je veux dire – bien sûr – : comment le penser sans retomber dans les banalités psychologistes les plus plates? Je n’oserai bien sûr pas avancer une réponse. Il n’en reste pas moins que, dans le profond sens oblatif de qui – dans une solitude, un déchirement et un désarroi extrêmes – a consacré ses ultimes efforts physiques, et les capacités ultimes d’un intellect très affaibli par la maladie, à démolir l’oeuvre théorique qui fut la tâche de sa vie, gît un terrifiant pari ascétique, dont la tentation aurait été présente dès la publication de Pour Marx et de Lire Le Capital, s’il faut croire ce passage de L’avenir dure longtemps : « Lorsque mes livres parurent, en octobre [1965, je fus saisi d’une panique telle que je ne parlais plus que de les détruire (mais comment?) et finalement, solution dernière mais radicale, de me détruire moi-même »[[Ibid., p. 141.. Ce « mais comment? » qu’Althusser met entre parenthèses comme une impossibilité métaphysique – puisque les livres sont déjà là -, c’est dans la stratégie de son dernier texte qu’Althusser semble l’avoir finalement trouvé. L’avenir dure longtemps boucle le projet de la destruction de l’oeuvre, comme le meurtre décrit dans les premières pages bouclait la « destruction de soi-même». Ces pages, tout au long desquelles Althusser s’entête à décrire ce qu’il appelle son ignorance des textes de Marx ou de Freud[[Ibid., pp. 138-141., 199 sqq., 205 sqq., ne nous livrent assurément aucune vérité sur les analyses magistrales consacrées par lui à ces deux auteurs – dont la connaissance minutieuse par Althusser ne fait strictement aucun doute pour qui les a tout simplement lues -, qu’il s’agisse de Pour Marx, de Lire Le Capital ou de « Freud et Lacan ». Mais elles nous parlent, fort et clair, d’une vérité fort différente : celle du désir de n’avoir jamais rien écrit. De ne pas avoir été, en fin de compte, Louis Althusser : ce sujet voué à la douleur. C’est peut-être là, pour l’écrivain, un désir très universel, lorsque la fin de tout se dessine à l’horizon. Theognis l’avait formulé le premier : « le mieux dans la vie de l’homme c’est de ne pas être né ». Borges en a écrit des très belles variantes. Je n’en rappellerai que celle dont le titre parle d’un poète qui proclame sa gloire :
« Le cercle du ciel est la mesure de ma gloire,
Les bibliothèques de l’Orient se disputent mes vers,
Les émirs me cherchent pour remplir d’or ma bouche,
Les anges savent déjà par coeur ma dernière chanson.
Mes instruments de travail sont l’humiliation et l’angoisse.
Puissè je être né mort! »[[« El círculo del cielo mide mi gloria,
Las bibliotecas del Oriente se disputan mis versos,
Los emires me buscan para llenarme de oro la boca,
Los ángeles ya saben de memoria mi último zéjel.
Mis instrumentos de trabajo son la humillación y la angustia.
Ojala yo hubiera nacido muerto ».
(Borges, J. L.: « El poeta declara su nombradía », en Museo,Obra poética, 1923/1977, Madrid, Alianza, 1983, p. 167)..