Majeure 7. Après Gênes, après New York

Après Gênes, après New York, les multitudes ?

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Avec la destruction du World Trade Center, un des symboles du cosmopolitisme a été abattu en direct à la télévision, ramenant brutalement chacun à la double condition de spectateur et de victime : opposition sauvage au processus constituant de la multitude. Michael Hardt et Antonio Negri avaient donc bien été lucidement prophétiques en mettant ces propos de Melville en exergue d’un des chapitres d’Empire : “Vous ne pouvez pas verser une goutte de sang américain sans verser le sang du monde entier”. Avec les attentats new-yorkais, nous avons tous été comme frappés de stupeur, même si la solidarité, l’émotion et le recueillement ont tenté, avec quelque succès, d’avoir raison de l’appel terroriste à retrouver les habitudes des peuples en attente de chefs. Stupeur, bien sûr, des individus, stupeur des foules, mais stupeur également des multitudes en tant que telles. Quelques semaines avant New York nous avions en effet vécu Gênes. Fin d’un cycle (celui des grands sommets et des grands face à face, des manifestations joyeuses commencées à Seattle), risque d’épuisement, ouverture sur de nouvelles potentialités, commencement de la chute de l’Empire ? L’interprétation n’était certes pas simple, mais une chose, au moins, semblait claire : par delà la tragédie de sa répression, Gênes était marqué du sceau de la positivité. Explorer cette positivité, tenter d’en repérer la richesse, mais aussi les limites : tel était l’objectif initial de la présente Majeure. Objectif maintenu mais aussi modifié. Dès le 11 septembre, il était en effet manifeste que Gênes était largement surdéterminé par l’Apocalypse new-yorkaise. Non pas Gênes en tant que tel, à supposer que l’expression ait un sens, non pas le récit possible des événements, mais Gênes comme moment fort du “mouvement des mouvements”. Car même si certains ont tenté de soutenir qu’il n’y avait rien de nouveau sous le soleil, que dans une comptabilité macabre New York n’était somme toute qu’une goutte d’eau, la vérité est bien que le monde a brutalement changé. Et, sans doute, durablement changé.

New York, l’après-New York est d’abord pour nous un piège proprement infernal, bien plus infernal, par exemple, que “Tempête du désert “. Nous assistons en effet à une formidable réorganisation de l’Empire sous hégémonie américaine. Échappant de justesse aux sommations théologiques de la “Justice infinie”, pour la seule raison qu’une telle expression choquerait les consciences musulmanes (comme si elle ne choquait pas tout autant les consciences non religieuses), nous sommes désormais censés goûter aux délices d'”enduring freedom” : la liberté durable, sans doute, la liberté qui endure et qui dure, mais peut-être également, plus secrètement, la liberté qu’on endure. Il est des conceptions plus joyeuses et plus fortes, plus immanentes de la liberté. Car ce qui se profile aujourd’hui à l’horizon, c’est plutôt un sérieux rétrécissement des libertés publiques, non pour un temps limité mais bien pour le long terme. Il suffit de penser par exemple au projet liberticide de mandat d’arrêt européen, à la loi Patriot aux États Unis, à la surveillance du courrier électronique, aux fouilles de véhicules, aux diverses mesure frappant d’abord les migrants. Nous n’avons donc nulle envie de nous rallier à la bannière étoilée. Nous aurions plutôt, courageusement, envie de fuir. Mais nous ne pouvons pas le faire si facilement, et c’est ici qu’intervient le piège.

Dans ce contexte, la tentation est grande de revenir en arrière, aux riches heures de la lutte “anti-impérialiste”, aux grands face-à-face que l’on se contentera de nommer autrement : par exemple “les multitudes contre l’empire”. Une telle réaction a sans doute quelque chose de sain, mais il n’est cependant pas sûr qu’elle dépasse le stade du réflexe. Il faut parfois savoir se méfier des réflexes. Et celui d’aujourd’hui pourrait bien relever d’une époque révolue. Car si les autorités impériales sont peut-être nos ennemis, encore que la notion même d’Empire ait semblé remettre en cause ce genre de langage, les multiples Ben Laden le sont sans aucun doute possible. Il s’agit bien à la fois d’un péril fascisant qui menace de s’abattre sur un certain nombre de pays, et de la manifestation d’un pouvoir mortifère sur nos vies et la gestion de nos vies. Quelles que soient les précautions plus ou moins rhétoriques, le simple combat “contre la guerre” n’y accorde pas de réelle importance. Ou plutôt, s’il le fait, c’est parfois encore pire. Car si l’on passe alors d’un grand Satan à deux, la logique de guerre devient indépassable : tous les espaces se referment. Vision fort pessimiste décidément dans l’air du temps : on a parfois l’impression qu’elle était désirée. Disons le sans détour : sortir aujourd’hui de la logique de guerre, c’est d’abord s’extraire de ce jeu spéculaire.

Les attentats terroristes ont aussi manifesté au grand jour quelque chose qui n’a certes rien de nouveau, mais à quoi nous n’avions pas forcément envie de songer. Dans le monde entier, une part non négligeable desdites multitudes se sont ouvertement réjouies du carnage et se sont résolument engagées dans le combat “anti-guerre”, avec cette conséquence terrifiante que des manifestants anti-américains ont été tués par la police palestinienne. Si l’on peut deviner sans trop de peine l’origine de ce genre de passions, il est proprement absurde d’en nier l’existence et d’affirmer, comme on a pu le lire, que les images de foules exultantes étaient de la propagande recyclant de vieilles images sans rapport avec l’actualité. Et ces passions, ces passions tristes, ne sont pas simplement des passions “périphériques” : elles sont présentes partout, sous “nos” yeux. Parmi les multiples multitudes que nous fréquentons dans nos multiples combats, dont quelques unes, après tout, étaient peut-être à Gênes, nous savons désormais que certaines se réjouiraient sans doute de notre mort brutale, et que d’autres, pourquoi pas, y apporteraient volontiers leur modeste contribution. Mais peut on, sans réserve, parler ici de “multitudes”, peut on subsumer sous un même terme la multitude constituante, celle que nous désirons, et la communauté des croyants en expansion ? Autant de questions auxquelles nous songions depuis quelques temps, et que la présente Majeure a notamment pour objectif de poser, à défaut de prétendre les résoudre.

Quand nous parlons des multitudes, nous savons avant tout ce dont nous ne voulons pas : du peuple et de ses avatars, qui n’existe comme chacun sait que par la soumission de la multitude à un souverain. Nous savons que nous ne voulons pas de Hobbes, dont personne d’ailleurs n’a jamais voulu, mais nous savons aussi que nous ne voulons pas de la mystification rousseauiste qui vante la soumission en l’appelant liberté. Nous savons également que nous ne voulons pas de la “classe ouvrière”, des mille et une variations sur l’en soi et le pour soi. Nous savons, en un mot, que nous ne voulons pas être forcés à être libres. En tant que concept négatif, le concept de multitudes possède une grande efficacité. Mais nous ne pouvons pas nous contenter, nous ne nous nous contentons pas d’un concept négatif : nous ne pouvons pas simplement renverser l’usage classique des termes, pour reprendre à notre compte la multitude honnie. Lorsqu’on tente cependant de préciser son contenu positif, il apparaît bien vite que nous en faisons un usage qui est lui-même multiple. Dans une conception minimaliste, qui n’est pas la plus répandue, la multitude désigne en quelque sorte le fait que tout le monde ne réagit pas de la même façon face aux mêmes événements, aux mêmes informations : usage finalement encore négatif. Dans son acception la plus fréquente, “la multitude” (“les multitudes”) veut désigner quelque chose comme un processus constituant. Mais, une fois encore, cette positivité n’est pas du tout pensée de façon homogène. Car le processus n’est pas toujours celui que nous souhaitons : il y a en effet des procès constituants non seulement divers mais totalement contradictoires entre eux. D’où une certaine inquiétude. Si la notion de multitude(s) désigne essentiellement une réalité virtuelle, bien plus à venir que présente, nous pouvons sans trop de difficultés affirmer que nous n’avons rien à voir, strictement rien à voir ni avec George Bush ni avec Ben Laden. Mais si les multitudes sont également des entités présentes, qui constituent notre présent, les choses ne sont plus tout à fait aussi claires. Il est ainsi naturel que nos discours sur les multitudes soient constamment écartelés entre des descriptions d’événements ponctuels (les récits des grands contre-sommets) et des analyses directement ontologiques : entre les deux, parfois, nous avons un peu de mal à trouver les articulations.
On peut en dire autant, et pour les mêmes raisons, du concept d’Empire, dont il est possible de faire, dont nous faisons en fait, suivant les cas, des lectures pratiquement opposées. Dans la forme qui est aujourd’hui la sienne, il y a à vrai dire de quoi défendre trois types de positions : on est pour, on est contre, et ce n’est pas le problème. Pourquoi une telle ambiguïté ? Parce que le rapport Empire/impérialisme n’est pas si clair que cela. Parce que l’on hésite un peu entre trois analyses très différentes : 1. l’Empire a supplanté l’impérialisme, et nous sommes dans un monde où l’impérialisme n’est plus qu’un mort vivant, animé de quelques soubresauts (une sorte d’hypostase de la tendance) ; 2. l’Empire est une alternative en construction, plus virtuelle que réelle, à l’impérialisme ; 3. l’Empire peut prendre la forme (momentanée, substantielle ?) de l’impérialisme, en l’occurrence américain.
Le dossier que nous proposons au lecteur a été tout entier organisé à partir des interrogations qui viennent d’être formulées. Les premiers textes, écrits pendant ou peu après les manifestations de Gênes, constituent moins des descriptions que des analyses visant à rendre compte de la consistance propre de ce qui s’y est cristallisé : du nouveau s’est alors affirmé, dans la continuité du cycle commencé à Seattle. Mais cette nouveauté n’a guère eu le temps d’affirmer sa puissance propre : avec le 11 septembre, ce n’est pas seulement la continuité du processus de constitution impériale qui a été brisée. D’où un second ensemble de textes, écrits après New York, et plus ou moins centrés sur les mêmes questions : 1. Quels sont les effets du massacre new yorkais sur la constitution des multitudes ? Comment lire en même temps Gênes et l’après New York ? 2. Quels sont les effets de New York sur la constitution de l’Empire ? Y a-t-il rupture ou continuité ? Comment comprendre cette réaffirmation de la centralité américaine ? 3. Comment penser ensemble ces deux premiers points ? Qu’en est-il de l’antiaméricanisme et de l’anti-impérialisme ? “Multitudes” et “Empire” ne sont-ils finalement que les deux pôles d’un même processus, ou n’y a-t-il pas entre eux, fondamentalement, asymétrie ? Mais si elles sont aujourd’hui particulièrement aiguës, ces questions ne datent évidemment pas d’hier, ni même d’avant-hier. D’où un troisième ensemble de textes, moins directement liés à la conjoncture, et davantage centrés sur un problème plutôt ontologique : comment comprendre au juste ce mode d’être particulier que nous dénommons “multitudes” ? Nous y reviendrons très prochainement.

Cette Majeure est sans doute plus que d’autres marquée par l’événement, par la transformation brutale de la conjoncture, et par la modification des affects qu’elle a parfois entraînée. Nous n’avons pas été épargnés par les passions tristes, mais nous avons cherché à voir quel profit nous pourrions en tirer ; nous n’avons pas cédé au catastrophisme, mais nous avons continué à tenter de réfléchir du point de vue de la puissance constituante des multitudes. Après Gênes et après New York, le mouvement ne s’arrête pas, et la pensée non plus. Les multitudes en ont vu d’autres.

Le 28 octobre 2001.