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On confond généralement l’art avec la production de stocks de biens (peintures, sculptures, installations, photos, etc.) ou la production de services commandités par des services culturels de l’État ou de collectivités territoriales, par des marchands ou par des associations. Ces biens et ces services ont une particularité : ils dépendent pour exister de la légitimité de leur auteur. Cela les différencie partiellement des biens et services produits pour usage (consommation, jouissance) qui n’ont pas besoin de recevoir cet aval, bien que de plus en plus la logique de marque et ses procédures de légitimation publicitaire, induise une discrimination entre biens et services légitimes et sans légitimité (sans marque).
La transformation de ces biens et services culturels en « art » est effectuée à travers la validation potentielle ou actuelle de critiques dont les médias, le marché ou les institutions reconnaissent ou produisent eux-même la valeur. La justification d’allocation de ressources publiques en art s’effectue consécutivement à la construction de ces discours légitimant de la même façon que les décisions politiques en général s’appuient sur la fabrication au préalable de données statistiques ou d’opinions. Ou comme le dit Hans Haacke, la manifestation artistique dépend de l’avis de « ceux qui, à un moment donné et grâce à leur statut social, avaient le pouvoir de leur appliquer une telle étiquette [d’objet culturellement signifiant. »
Or, l’art se manifeste indépendamment de toute profession et de toute validation institutionnelle. De ce fait, peu importe qu’un tel ou un tel soit « artiste » lorsqu’on apprécie telle ou telle photographie ou telle ou telle attitude. Il importe peu de constituer au préalable un artiste pour apprécier un objet ou une attitude. Car l’art est effectué par une singularité quelconque ou une attitude de cette singularité et non par une légitimité d’auteur. En art, il n’en retourne pas d’une légitimité mais d’une appréciation de la pensée et de la sensibilité. L’intégration d’objets (photographies, dessins, textes…) manifestant une singularité quelconque dans le marché ou le patrimoine, la transformation de ces objets en productions culturelles, détruisent leur spécificité d’être tout à la fois quelconques et singuliers. Car les singularités quelconques ne se manifestent pas en vue d’être intégré dans un marché des biens culturels, ou encore dans le dessein d’obtenir un gain ou une reconnaissance sociale. Les singularités se manifestent parce que cela fait sens pour elles, parce que cela les constitue individuellement ou collectivement, indépendamment de tout public : Hans Peter Feldman en évoque quelques exemples : « un vieil homme marchant dans la rue, qui portait le manteau de sa femme. Sa femme est morte, il y a quelque temps et cet homme voulait se souvenir d’elle en portant son manteau ». Ou encore : « un homme en Écosse se retira dans une maison au bord de la côte. Depuis, comme il n’a pas grand-chose à faire, il sort de sa maison quand il aperçoit un bateau sur la mer et prend à chaque fois une photo du bateau ». Les manifestations d’une singularité quelconque (ce qu’on appelle ici « art ») sont non spécifiques. Elles ne sont pas le fait d’une profession ou d’une catégorie de personnes en particulier. Elles ne sont pas publiques ni marchandes. Toute activité – notamment professionnelle – peut éventuellement être un lieu de manifestation artistique.
Les singularités quelconques ne peuvent être rationalisées et programmées par une politique culturelle visant par exemple à « réduire les inégalités culturelles ». Un tel programme et ses outils de mise en oeuvre – multiplication et décentralisation de l’offre, accroissement de la diffusion, abaissement des prix d’entrée – sont élaborés et inventés par ceux-là mêmes qui produisent ou vivent de la production de ces étiquettes par lesquels des objets quelconques sont transformés en objets culturellement signifiant autrement dit en productions culturelles écoulées sur un marché ou édifiées comme exemples dans les espaces institutionnels. En ce sens, les évalutations économiques de la production culturelle telle que celles de Baumol qui sont essentiellement destinées à appuyer des argumentations politiques ne sont d’aucune utilité pour apprécier une expérience artistique. Car l’art n’est pas issu d’une production. On ne gagne d’ailleurs rien à rapporter un objet ou une attitude qu’on pense être artistique au concept de « production » (qui se rapporte directement à celui de « travail »).
Naturellement, un marché de l’art – qu’il faudrait rebaptiser marché des productions culturelles – ne peut exister que sous la condition qu’il puisse s’approvisionner en marchandises culturelles et les écouler auprès de clients. Et dans ces marchandises sans doute certaines d’entre elles parviennent à se maintenir comme art sans sombrer dans une rationalisation et une professionalisation de la production des affects, des percepts ou des concepts.
Que l’art se manifeste indépendamment de toute professionalisation ne signifie pas qu’on doit oublier tout statut et amélioration du statut de l’artiste – qu’il faudrait dans ce cas rebaptiser producteur culturel indépendant. Un tel producteur (ce qu’on appelle généralement « artiste ») effectue des investissements en temps et en argent et visent à avancer dans une carrière en trouvant des opportunités d’exposer et de vendre ses productions ou ses attitudes. Dans les arts plastiques, un tel producteur est fortement précarisé si on en croit les études effectuées sur le RMI. Ce producteur doit donc faire valoir son propre statut, améliorer ses conditions de production. Et cela ne peut se produire que sous la condition qu’il distingue clairement production culturelle et art autrement dit production dépendant de l’avis de « ceux qui, à un moment donné et grâce à leur statut social, avaient le pouvoir de leur appliquer une telle étiquette [d’objet culturellement signifiant » (Hans Haacke) et manifestation de sens effectuée indépendamment de ces avis.
Cependant, dans la réalité du producteur culturel indépendant, tout se confond et les « artistes » surtout s’ils ne sont pas intégrés dans le marché des produits culturels ne font pas la différence entre ces deux positions de l’être : être professionnel et être singulier. De plus, le marché ou les institutions ou plutôt les experts donnant leur avis, peuvent être précisément – quand ils ne font pas que répéter l’avis de leurs pairs – à la recherche de singularités quelconques. Il leur importe peu que ces singularités quelconques en étant institutionnalisées ou marchandisées soient transformées en producteurs culturels indépendants. La singularité en effet est le lieu même de l’art non productif : elle est en quelque sorte un lieu gratuit. Un tel lieu lave symboliquement les procédures d’institutionnalisation et de marchandisation du doute qui pourrait s’élever sur leur légitimité. La singularité est en quelque sorte la virginité du producteur, son innocence (et Dieu sait à quel point l’innocence est chère). Cependant, en étant réintégré comme producteur culturel indépendant, en étant validé comme « artiste », la singularité quelconque se transforme en travailleur exploitant sa propre force de travail et sa subjectivité en vue d’alimenter un marché des biens symboliques ou un marché des significations. La gratuité s’est évanouie comme un rève, ou plutôt la rèverie elle-même s’est transformée en travail. En travail potentiel, pour autant que le producteur culturel indépendant peut ne pas être sûr de ses investissements, des retombées du temps passé à réaliser ses productions.
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« Je suis prisonnier de compromis commerciaux. Je souhaiterais faire du cinéma en m’abandonnant à mes idées, mais cela ne serait possible que si un film ne revenait pas plus cher qu’acheter un stylo ou une feuille de papier » (Hitchcock). Tandis que la singularité quelconque est indifférente et hors-jeu à l’égard des luttes symboliques, le producteur culturel indépendant entre – volontairement ou non – dans le champ de bataille de ces luttes. La citation de Hitchcock le dit implicitement : la singularité quelconque a d’autant plus d’opportunité de se manifester en tant qu’art qu’elle est indépendante de compromis commerciaux. En s’intégrant dans un marché où en se manifestant dans une institution la singularité quelconque entre en discussion et éventuellement modifie sa pratique en fonction de critères budgétaires. Ou du moins, si elle parvient à rester autonome à l’égard de ces critères, elle voit ses manifestations transformées (ou elle transforme ses manifestations) en productions autrement dit en objets identifiables et en marchandises (encadrement discursif ou symbolique) ou en énonciations publiques.
En prenant conscience de son statut de producteur culturel, c’est-à-dire de fabricant de signes destinés à un public (redonner du sens aux mots de la tribu, déplacer les représentations, entrer en dissidence à l’égard des productions symboliques instituées) le producteur culturel peut se situer de deux façons : (1) en tant que mouvement social, acteur ou serviteur de ce mouvement ; (2) en tant que critique ou force de proposition à prétention d’universalité. Dans le premier cas, la production culturelle est collective. Dans le second, elle peut être nommé « publique ». Les productions culturelles publiques sont de deux sortes : générales (ou à prétention de généralité) et universelles (ou à prétention d’universalité). Tandis que le général est la prétention de la marchandise, l’universel est la prétention de l’énonciation.
Une production culturelle publique, dans les arts plastisques, est un enregistrement – autrement dit une inscription – diffusé pour une foule dispersée (plutôt que pour une foule rassemblée). À part les moments de vernissages dans lesquels les productions plastiques se rapprochent des productions propres aux arts vivants (ce qui donne lieu précisément à des performances à ces moments), les productions plastiques ne requièrent pas de rassemblement comme préalable à leur présentation : la production peut être perçu pour elle-même, chaque individu ayant sa propre réception, indépendante de celle de son voisin. La réception des productions plastiques comme la réception des productions d’écriture est solitaire. La réception du cinéma s’est transformée elle aussi dans le sens d’une solitude du spectateur. Cependant, le caractère muet et solitaire de la reception d’un film est récent en France et est loin d’être général partout dans le monde : ainsi au Vietnam et en Indonésie la réception d’un film est publique et suscite des réactions collectives. La télévision, elle, se prête à une double mode de réception à la fois solitaire et collective : des études ont montré que la contemplation du poste télévisé suscitait des débats, des interactions, c’est-à-dire la construction d’un espace collectif voire d’un espace public de débat.
La manifestation peut être une conjonction temporaire de singularités quelconques se rencontrant pour manifester collectivement une énonciation et une présence; elle peut être aussi une production culturelle publique effectuée par des professionnels ou des quasi-professionnels : en ce cas, elle est produite par un groupe, organisé et guidé par une intention, voulant faire connaître publiquement son opinion : « Qu’il le veuille ou non, tout groupe social qui manifeste produit une image publique de lui-même. Manifester en défilant, c’est « montrer sa force pour ne pas avoir à s’en servir », c’est aussi « se montrer » tout court et chercher à agir à travers la représentation (au sens théâtral) que le groupe, de façon plus ou moins contrôlée, donne à voir aux autres » (Patrick Champagne, Faire l’opinion, le nouveau jeu politique, Ed. de Minuit, 1990, p. 213).
On voit bien cependant qu’il y a les productions culturelles publiques « à statut » et les productions culturelles publiques « sans statut ». Seule la première peut éventuellement se constituer juridiquement : en France, on est artiste cotisant à la Maison des artistes, intermittent du spectacle, etc. Il existe cependant un volant très important chez les producteurs culturels « à statut », de producteurs informels en attente de statut. Dans le cas de la production plastique, les producteurs précarisés sont généralement RMIstes en France, comme ils sont chômeurs en Belgique. Leur activité est donc informelle puisqu’elle ne génère pas de revenus réguliers ni aucune protection sociale, et que ces producteurs ne sont souvent pas déclarés aux impôts.
Que cela soit aux impôts ou à l’ANPE, la production culturelle informelle est considérée comme une activité non productive. Le RMI, quand il est attribué aux artistes est donc considéré comme une rente. De plus, si un artiste ne poursuit pas le seul objectif d’insertion (trouver un emploi), son activité pourrait être considéré, à la façon d’une activité bénévole dans une association, comme contrevenant à l’objectif du RMI d’être un dispositif d’insertion, c’est-à-dire attribuable aux personnes cherchant à ou en voie d’être inséré. Mais la production culturelle dans les arts plastiques, de façon plus ou moins implicite n’est pas reconnue comme susceptible de déboucher sur une insertion quelle qu’elle soit : il est en effet très difficile pour un artiste d’avoir un contrat d’insertion. De façon générale, la production plastique est donc perçue négativement par les administrations sociales.
Les artistes au RMI sont de trois types : il y a d’abord les artistes ayant vécu de leurs activités et se retrouvant sans revenu. De telles personnes ont moins de mal à obtenir un RMI parce qu’elles ont démontré par leurs activités passées, qu’elles étaient capables de s’assumer financièrement et de s’intégrer. Il n’en va pas de même de deux autres catégories d’artistes, plutôt mal vu par l’administration, c’est-à-dire les jeunes artistes (dans lesquels l’administration cherche à départager les vrais artistes des faux, les artistes travailleurs des artistes paresseux ou menteurs – se servant par exemple d’un dossier artistique prêté par une connaissance), et les autres professions récemment reconverties dans l’art. Ces derniers sont particulièrement mal perçus par l’administration qui leur demande instamment et devant commission de démontrer leurs vélléités et incitent fortement à l’abandon de la profession artistique. De façon générale donc, l’activité artistique est reconnue comme une activité parasitaire, non productive, et potentiellement synonyme de désocialisation, de paresse ou d’irresponsabilité.
Contre ces préjugés, les « artistes » en tant que producteurs culturels informels gagneraient à se coaliser pour faire valoir l’un ou l’autre de ces objectifs : (1) établir un statut les protégeant même s’ils ne produisent pas des biens vendables ni même des biens susceptibles d’être vendus ; (2) lutter pour une amélioration du RMI, c’est-à-dire pour l’instauration d’un revenu d’existence cumulable avec d’autres sources de revenus.
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Les espaces d’art sont liés à la profession et à la professionalisation, à la production culturelle et au travail, doivent être qualifiés comme « espaces de production culturelle » (et non comme espace d’art). Cela ne signifie pas qu’aucun espace d’art ne doive exister mais simplement que ces espaces perdent tout sens à être dédiés aux activités de professionnels dont le travail consiste à produire des objets ou des attitudes pour un marché ou pour des institutions. Un espace d’art reste telle par son indifférence aux milieux professionnalisés de la production culturelle, et par son intention de rencontrer ou de faire se rencontrer des singularités quelconques pour elle-même, indépendamment de tout projet ou de toute thématique. Dans le cas contraire, l’espace d’art gagnerait à changer son appelation en « espace de production culturelle » destiné à exposer des marchandises (dans le cas des espaces de productions marchandes) ou des énonciations publiques ou collectives (dans le cas des espaces de productions non marchandes).
Il y aurait ainsi trois positions possibles pour les « artistes » aujourd’hui : celles des singularités quelconques se manifestant éventuellement dans des espaces d’art mais se refusant à toute professionalisation et à toute production, celle des producteurs culturels poursuivant des objectifs marchands (intégrés comme graphistes, retoucheurs, etc. dans la chaîne de production ou proposant des produits « artistiques » dans les galeries) et enfin, celle des producteurs culturels publics, produisant pour l’espace public (institutions culturelles ou espace urbain) et en tant qu’espace public. À ces trois positions correspondraient trois types de lieux, marchands, non-marchands (publics) et de tiers secteur (dont le fonctionnement réel est souvent para-public).
Ces trois types de lieux peuvent éventuellement être intégrés en une seule et même politique culturelle façonnant la quasi-totalité du secteur artistique. À cette toute-puissance des pouvoirs publics, pas forcément efficace ni interessante, s’oppose mythologiquement, comme cela a souvent été décrit, un modèle anglo-saxon dont la pointe la plus contemporaine consiste dans la formation de multinationales de l’art (Christie’s, Sotheby’s) rationalisant la singularité dans les productions dite « artistique », d’une façon sans doute beaucoup plus radicale qu’une politique culturelle intégrée (cf. Laurent Wolf, « La fin du système des galeries », Esprit, Août-septembre 1999). Contre ces deux modèles-types, le modèle du tiers secteur bien qu’il donne apparemment une autonomie aux producteurs culturels, continue de dépendre des légitimités instituées. Il semble que cela ne soit que de façon résiduelle que le tiers secteur parvienne à sortir et à s’autonomiser à l’égard du secteur public et du secteur marchand. Les lieux autonomes ou indépendants tels que friches, associations, squats… se différencient-ils fondamentalement des espaces institués d’État ou de collectivités locales ou des espaces marchands? N’est-ce qu’une différence de degré où ce qui se produit dans ces lieux diffère-t-il fondamentalement? Nous ne connaissons quasiment aucun lieu dit indépendant, marginal, alternatif qui diffère fondamentalement d’une institution. Il y a là la construction de discours symétrique de ceux des institutions ou au contraire une simulation à bas prix des espaces institués, marchands ou non marchands. Les lieux dits « autonomes » ou alternatifs sont en ce sens intégrés fonctionnellement en offrant à de futurs producteurs l’occasion de s’essayer, de se perfectionner, de se professionnaliser. Ils ne pourront le faire qu’en renforçant cette économie du don et de la gratuité dont la Revue du MAUSS s’est faite la porte-parole. À cette condition, ils pourraient retrouver leurs potentialités fondamentales, celles d’ouvrir le champ de la pensée hors de la société du travail et de la production, et de s’ouvrir à la manifestation de ces singularités quelconques qui constituent la préhistoire et la vérité de nos sociétés.
Bureau d’études Bonnacini / Fohr / Fourt, octobre 2000. Syndicat potentiel /Paris.