Compléments de Multitudes 6

Assujettissement et libération de la traduction dans le capitalisme cognitif

Partagez —> /

Traduction et identités proleptiquesTexte non publié, envisagé pour rub9, rub43Le cadre proposé par la Conférence dans le papier d’appel m’apparaît reprendre les hypothèses et les démonstrations très convaincantes formulées par Naoki Sakai dans son ouvrage (ici références) et dans ses papiers sur les Asian studies.
Je les résume vite. Il me pardonnera le caractère schématique et trop réducteur de mon résumé, mais je souhaite me concentrer sur quelques points essentiels.

L’approche standard ou classique de l’opération de traduction (un véritable procès de production) met l’accent sur la structure et l’unité préconstituées de la langue de départ et sur la contrainte structurelle que l’unité structurelle préconstitué, elle aussi, de la langue d’arrivée inflige nécessairement à l’opération de transposition, translation, qu’est la traduction. Dans un tel cadre, la liberté du traducteur s’analyse comme l’exploitation d’une marge étroite ; le traducteur comme sujet, est avant tout, un interprête ( aussi bien au sens propre du métier linguistique , qu’à celui métaphorique de l’interprête d’une partition de musique). Naoki Sakai, à partir en particulier des échanges sino-japonais ( mais je suis persuadé qu’une démonstration identique pourrait être faite de la consitution de l’identité de la France où l’unité linguistique se fabrique dès la Renaissance, et avec l’Académie française, bien avant l’unification du territoire par les chemins de fer et par les instituteurs de la Troisième République ) montre que cette vision de la traduction est très limitée. Historiquement, le rôle de la traduction s’avère plus complexe, plus riche d’enjeux. Les degrés de liberté de la traduction place la barre beaucoup plus haut.
Au lieu d’un sujet traducteur intersticiel ( qui ne joue quand dans les interstices ) et formel qui vient post festum , quand l’unité du sens est déjà jouée, bref d’un opérateur de la communication qui se borne à transposer un sens préconstitué d’une langue vers une autre, par un travail de recherche d’équivalent entre deux lexiques qu’il prend (meaning taker dirait un économiste imitant l’expression price taker), on a une activité constituante, créative, mimétique, poétique qui devient meaning maker ( pour filer la métaphore du price maker). En quoi devient-elle créatrice ? En ce que l’opération de traduction contribue autant à forgerex post l’unité et l”identité de la langue de départ que celles de la
langue d’arrivée. L’adaptation, la transposition de la tragédie grecque par les Anciens comme les Modernes auteurs français du XVII° siècle, la traduction d’un corpus de textes latins et grecs, ont à la fois forgé l’unité de la langue française classique, et constitué restrospectivement des objets qui n’avaient jamais eu l’unité que nous leur avons prêté. Le latin forgé à la Renaissance puisau XVII° siècle par les Jésuites dans le système scolaire français est une
invention, un mythe politique. Il sélectionne dans un corpus s’étalant sur cinq siècles et vise à forger un continuum d’une période historique de dix siècles. On pourrait multiplier les exemples, comme celui des anthologies de textes sources de l’école des Légistes partisans d’une limitation du pouvoir monarchique (ref Blandine Kriegel,1998). Mais puisque l’Asie fait partie ici de nos préoccupations, et elle est en effet une source inépuisable d’illustration d’uhe théorie interactive des cultures (et non d’un multiculturalisme), je voudrais dire que la formation de la langue
japonaise illustre parfaitement ce processus : l’importation à plusieurs siècles de distance des mêmes kanji (caractères chinois) prononcés dans leur lecture sino-japonaise d’une façon approximativement voisine de laphonétique chinoise du moment (en particulier parce que le texte sacré des sutras bouddhistes était une prière) et spécialisé dans tel ou tel usage diacritique, a permis de dire que la langue japonaise (on pourrait dire la même chose du Gagaku, la musique de la Cour impériale) est un véritable musée de l’histoire de la langue japonaise. Et la comparaison du musée est parfaitement pertinente. Nous savons qu’un musée receuille des traces, des vestiges et les ordonne en fonction d’une grille, d’un cadre formidablement subjectifs. Autrement dit la “vision” du passé que met en scène, en langue, en culture une société, comme disaient Marc Bloch et Lucien Febvre, nous renseigne surtout sur ses préoccupations présente . Dis-moi comment tu décris le passé, je te dirai quel est ton présent et comment tu te projettes dans l’avenir. Dis moi , pouvons nous transposer à l’échelle de la la langue, ce que tu traduis, dans quel état de la langue tu te mets , je te dirai ce qui travaille la langue d’arrivée.
Il y a deux façons de comprendre le rôle de cette subjectivité bien plus forte que la simple latitude laissée à l’interprête de la partition
musicale. La première est de s’arrêter au subjectivisme et aux opérations de manipulation qui peuvent ainsi être mis en place. Le pouvoir de la langue
est très tôt investi par l’Etat bien avant le pouvoir. Mais on peut aussi remarquer que l’activité “auto-poétique ” de la traduction rejoint ce que Jean-Pierre Faye expliquait dans la Revue Change, de la poésie par rapport à la prose : la poésie, l’écriture élaborée, la littérature ne racontent pas simplement une histoire, un contenu, mais disent en même temps l’histoire de la langue, raconte dans la même geste, le langage, constitue le sujet dansle change des langues, dans l’échange. Le multiculturalisme pose la multiplicité des langages constitués, il cherche ce qui est traductible et ne le trouve que dans l’universalité de l’homme ontologique doté de langage, éventuellement rationnel, voire enfin sujet des droits de l’Homme. C’est au fond la pensée d’un Levi-Strauss qui repère l’invariant humain dans la diversité des cultures. La perspective interculturaliste qui me semble résolument adoptée par N. Sakai, mais aussi G. Hage dans sa critique du multiculturalisme (référence ici) tourne le dos au structuralisme pour s’intéresser aux dynamiques, aux tensions, aux ruptures de charge qui s’opérent continuellement dans les systèmes linguistiques. Le sujet n’est pas l’invariant, l’universel construit à partir de l’élimination des particularités et le repérage des constantes, ilse forge dans la singularité de cet échange où l’échange lui-même est premier par rapport aux deux termes (aux extrêmes) de l’échange. Si l’on veut résumer formellement le problème, on pourrait dire que le terme médiateur que constitue la traduction, n’est ni un foncteur neutre d’équivalence entre deux systèmes jamais totalement superposables, ni une synthèse (de la thèse posée par la langue de départ, et de l’antithès eérigée par les contraintes et les resistances de la langue d’arrivée), mais une matrice des deux modèles que constituent les deux langues concernées. C’est un rapport qui est premier et qui ne définit les termes d’arrivée et de départ que de façon proléptique (c’est-à-dire dans un projet, un dessein sur le futur ).

La crise des particularismes communautaires

Je voudrais maintenant faire une deuxième série de remarques sur l’idée extrêmement stimulante que je relève dans l’appel à contribution à notre conférence : c’est celle, déjà développée, dans l’article de Naoki Sakai (référence à trouver ici) d’une crise induite par la mondialisation, globalisation dites-vous en anglais, des études particularistes, régionales, des représentations communautaires. La mondialisation dans sa brutalité, dans son immédiatété, paraît favoriser d’une part ce déclassement des pôles
des langues de départ et d’arrivée au profit d’une manifestation quasi espérantiste (l’esperanto langue artificielle créé par des partisans d’ununiversalisme réel de la langue) d’une langue commune (koinè, sabir) impériale, en l’espèce un anglais très approximatif. D’autre part, à côté du déclin des cultures particulières, patriotiques liées à l’Etat-Nation (déclin qui nourrit la réaction “républicaine” ou “identitaire” en Europe) ou des études régionales liées à des préoccupations et à des politiques actives sur le plan géo-stratégique, on assiste à un essor rapide des ethnic, gender, minorities, gay studies. Faut-il penser que l’on assiste simplement à la substitution d’un certain type de particulier ( celui qui jouait le rôle d’opposition de sa Majesté à l’universalité du capitalisme comme seul modèle social) par un autre type de particulier ? Ou bien, y a-t-il quelque chose de spécifique et de nouveau dans l’activation des “études de minorités” (minority studies) dans un cadre impérial ? Michael Hardt et Antonio Negri dans Empire ont analysé la technique de l’administration impériale de gouverner par dissémination et différenciation plutôt que par intégration sociale . Il s’agit d’une transformation majeure qui foit être rapportée à une transformation de la nature du “capitalisme mondial intégré” (F. Guattari) et au déclin du rôle de la discipline . Dans le capitalisme dans les limites de la simple Nation, l’émergence de la subjectivité, de l’autonomie des sujets s’avérait presque immédiatement incompatible avec la discipline salariale ainsi qu’avec l’ensemble des techniques d’assujettissement à l’exploitation . Pourquoi ?
Le procès d’exploitation avait pour alpha et oméga la réduction du travail vivant au travail mort, de l’activité humaine au machinisme, du travail vivant au travail mort . La prolétarisation n’est pas la constitution du sujet prolétaire, mais la destruction du sujet antécapitaliste et spontanément anti-capitaliste . Même si la trenung n’est pas totale, mais si le sujet est détruit comme indépendant, l’accumulation primitive parvient à ses fins (semi prolétarisation passive et accumulation primitive réelle) .
Là où, en revanche, la séparation (Trennung) a été totale, mais le sujet n’a pas été détruit totalement (semi-prolétarisation) dans son indépendance (en particulier culturelle), l’accumulation primitive est inachevée (accumulation primitive formelle) et la semi-prolétarisation devient un processus actif .
La brutalité du premier capitalisme (souvent regroupé à tort sous la
rubrique englobante d’accumulation primitive du capitalisme industriel ), à savoir le capitalisme esclavagiste de plantation, le second servage,
témoigne de l’incomplétude de l’accumulation primitive, de la non
destruction intégrale de la subjectivité .

En ce sens, la prolétarisation exigée et mise en place, comprend non
seulement une réduction complète de l’autonomie matérielle de la force de travail (le bon salarié est un salarié sans propriété, sans éducation, sans tradition culinaire, sans coutume autre que celle qui peu être contrôlée par le landlord ou le patron) . Le making de la classe ouvrière est une décomposition systématique du pauvre, du peuple, de la plèbe, du lumpen-prolétariat, un unmaking of the working class . La disciplinarisation de la population et sa transformation en travail dépendant, conditionne l’accumulation . Le contrôle est primaire et premier : l’accumulation primitive doit précéder l’accumulation . Le sujet est radicalement extérieur à la production capitaliste ; en tant qu’il est sujet, il détruit l’accumulation primitive : aussi doit-il être détruit comme sujet (et pas seulement séparé des conditions de productions de sa survie, prolétarisé) .
En ce sens, le recours à l’extorsion de sur-valeur (plus-value) absolue, par la mobilisation des femmes, des enfants, vise à détruire le noeud de la famille sur lequel avait buté la tentative de mettre les pauvres au travail de 1550 à 1780 . Elle n’est pas une nécessité économique, mais une condition politique, un préalable pour que les brassiers (ceux qui n’ont que leur braspour vivre) ne deviennent pas la plèbe menaçante .(Voir mon livre De l’escalavage au salariat, 1998).

Le capitalisme industriel possède dans son impulsion manchestérienne, une dimension réductrice et destructrice, qui servira de matrice au deux grands vecteurs des dispositifs “totaux” du XX° siècle dans leur versant de droite ( le fascisme) comme de gauche ( le socialisme autoritaire), l’individu non pas sans qualité, mais sans cité, et les masses corollaires de la Nation et de l’Etat . L’individu comme dissolution de tout lien, le sans terre, sans lieu, sans patrie, prépare dans la personne de l’ouvrier non citoyen , privé d’un droit de décider pourtant souvent entrevu et expérimenté de façon fugace et défendu de manière désespérée (durant les périodes révolutionnaires), l’indifférence des masses . C’est là un des facteurs qui explique pourquoi l’industrialisation tout court a pu si souvent diverger si durablement (plusieurs décennies) et si radicalement de la démocratie .
La surprise pour le capitalisme qui pensait enfin être venu à bout de la résistance pluriséculaire du prolétariat européen, en liquidant les lois sur les pauvres, et qui s’apprêtait à dissoudre les coalitions d’esclaves et leur rébellion collective en en faisant des salariés “isolés” , c’est la réapparition quasi immédiate d’une subjectivité antagoniste à l’intérieur même de l’entreprise que la clôture de ses murs visait à soustraire à l’influence délétère des grandes villes et de ses “classes dangereuses” .
Cette force sociale se déverse sur la société avec la force que lui confère le poids de la grande industrie qui réaggrège autour d’elle le travail indépendant des artisans . Le mouvement ouvrier se sépare du peuple (dans l’insurrection de juin 1848) , de l’Etat (la Commune de 1871) . Va débuter alors un renversement méthodique . La déterritorialisation révolutionnaire transforme, traduit, a-t-on envie de dire, la prolétarisation en sur-prolétarisation . Et les positions s’inversent, se chiasment : ce sont les patrons qui se mettent à parler de famille, de stabilité, de culture, de liens. Le paternalisme, le patriotisme, l’impérialisme constituent les briques de la troisième clôture : la première avait été celle, juridique, des droits de propriété, la seconde celle de l’espace hors la loi de l’usine, la dernière retérritorialise l’espace pour retenir le hobo, le migrant, l’instable . Il faudra que l’Etat jette le poids croissant du welfare dans la balance, pour domestiquer ou “légaliser la classe ouvrière”
. Les trente premières années du XX° siècle sont le temps des enquêtes urbaines, des études coloniales . L’ouvrier, l’immigrant, l’indigène sont reconnus dans l’espace cognitif, comme dans l’espace public . Les contrefigures ne sont plus le pauvre, le prolétaire en haillons, mais le bandit, le marginal, l’étranger, l’artiste, le primitif ou le sauvage .
L’inclusion ou l’exclusion dans la Nation deviennent les catégories
d’administration des classes sociales et la re-constitution d’une identité compatible, cette fois-ci, avec l’accumulation .
Proposons-nous pour autant, une sorte de théorie cyclique de la
subjectivité, où les découpages en groupes, en classes, en communautés, en sujets décriraient la trajectoire d’un renversement radical du pour au contre ou du contre au pour ? Le même groupe, passant alternativement de la position de sujet actifs, subversifs et libérateurs, à la position d’assujetti, de simple argument de la fonction du pouvoir dominant ? Il est vrai, que la valence (positive ou négative, et selon le camp dans lequel on
se range) d’un particularisme, n’est jamais donnée une fois pour toutes .
Tel instrument de libération devient,vingt ans plus tard, la langue de l’asservissement, ou une technique de domestication . Réciproquement tel langage de la pacification, dans une période de guerre coloniale intense, correspond au comble de la violence, vingt ans plus tard peut prendre un sens radicalement opposé . Ainsi la cristallisation communautaire qui correspond à une logique libératrice d’affirmation et de revendication active de droits nouveaux, peut se changer en une logique réactionnaire communautariste d’assignation d’une identité réposant sur l’exclusion . Les mêmes mots disent le contraire.

Dans la querelle de l’universalisme des valeurs, le caractère trivial, usé des positions “humanistes”, pour ne pas parler des “sophismes” des critiques relativistes de la “démocratie” qui s’abritent derrière l’ancienne critique du colonialisme, tient à un “réalisme” du langage supposé désigner de façon univoque un état de chose, combiné à un fétichisme fixiste du mot promu “eidolon” (idole) du forum. C’est l’espace de con-figuration qui permet de qualifier le mot, et de le traduire dans son message (pas simplement dans son contenu manifeste, mais aussi dans son contenu latent). Au passage un bon traducteur, ne doit jamais éliminer l’équivocité du manifeste pour autant qu’elle trahit-traduit, produit le contenu latent de l’histoire .

Deuxième remarque, et j’en aurais fini . Pour comprendre l’espace de configuration de la querelle actuelle, activée par la globalisation, entre l’universel “traduisible” et le particulier “ineffable, ou unique et, au nom de cela ,s’autorisant tous les régimes d’exception, il faut, à mon sens, tenir compte d’une mutation profonde du capitalisme, de la nouvelle donne radicale que constitue le capitalisme cognitif (renvoi en note à quelques travaux de moi-même et de l’équipe d’Isys-Matisse).

Quand la science, mais aussi l’activité vivante demeurant vivante du cerveau (wetware) apparaît comme le centre nerveux de la productivité , comme le gisement principal de survalue (d’externalités), que la coopération sociale ( group ou netware) est plus importante que les dispositifs machiniques, quand enfin l’accumulation devient invisible , id est non repérée par la comptabilité des actifs immatériels (lean production) et concentrée
essentiellement dans la reproduction de la population , il se produit un chassé croisé qui n’est pas sans conséquence sur la question du sujet :
La non réduction du travail vivant à du machinisme, à du capital accumulé devient une condition interne à la survie du capitalisme .
Dans le capitalisme cognitif ou troisième capitalisme en effet, c’est la reproduction de la population comme société complexe organisée qui l’emporte largement sur les exigences de l’accumulation matérielle : l’acccumulation de la population connaissante et vivante doit précéder l’accumulation machinique L’accumulation immatérielle doit précéder l’accumulation matérielle, qui devient bien plus le résultat que le présupposé de l’activité humaine. L’affirmation des savoirs particularisés, et la production de sujets (au double sens du mot) de connaissances différenciées, ne peuvent plus être considérés comme des techniques de pouvoir, visant à
l’intégration ou à l’exclusion dans la grande communauté étatique et
nationale, ( le classique “diviser pour régner”) . En effet un tel usage de la subjectivité, compromettrait radicalement l’autonomie du savoir vivant, indispensable à l’accumulation du savoir, à l’apprentissage . Autrement dit, c’est dans sa singularité que la coopération sociale et cognitive originaire, configuratrice, que git le secret de la survaleur . C’est seulement en capturant dans un appareil de pouvoir approprié, cette force,que le capitalisme trouve son compte . Or ni l’universalisme des droits del’homme, ni le communautarisme intégriste ne s’avèrent capables de gouverner
cette subjectivité non assujettie . Ils n’en sont pas la traduction fidèle, mais simplement les symptômes de son assujettissement. .

Tandis que les savoirs particularisés traduisent l’incorporation de plus en plus grande d’une dimension contextuelle et implicite . Bref
l’incorporation, la captation de l’activité libre des interactions multiples, connaissantes, agissante et libérantes.