Quelles transitions à la démocratie ?

Au delà des transitions à la démocratie en Amérique latine

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Au-delà des transitions à la démocratie en Amérique latine

Les transitions à la démocratie : convergences et voies divergentes

En 1982, le ministre mexicain des finances, Jesús Silva Herzog, est arrivé aux États-Unis pour annoncer que son pays Wavait plus continuer à rembourser sa dette extérieure. La déclaration de Silva Herzog fut rapidement suivie de défauts de paiement dans beaucoup d’autres pays d’Amérique latine, ce qui marqua le début de la plus grave crise économique de ce siècle. Cette crise était entre autres celle de l’effondrement partiel du système de liens financiers et commerciaux entre l’Amérique latine et l’économie mondiale. La cessation de nouveaux crédits était accompagnée d’une interruption des flux d investissements, avec pour résultat un renversement total des tendances (patterns) financiers des décennies précédentes. (Le niveau des investissements étrangers, surtout dans la mine et l’industrie, avait été relativement élevé depuis le milieu des années 50, avec des différences certes selon le pays.)

La crise de la dette coïncidait, et ce n était pas un hasard, avec la convergence des trajectoires politiques de cinq pays parmi les plus industrialisés de la région : le Mexique, le Brésil, et les trois pays du Cône sud : l’Argentine, le Chili et l’Uruguay. Les gouvernements de ces cinq pays – quatre dictatures militaires et le gouvernement stable mais autoritaire du PRI au Mexique – éprouvaient des périodes de turbulence politique liée à la fois aux sévères perturbations économiques et à d’autres influences nationales et internationales.

Un des aspects remarquables de cette convergence politique de 1982 était qu’elle venait à la suite de la ” décennie longue ” des années 70, pendant laquelle les voies suivies par les cinq pays avaient été extrêmement divergentes. En Argentine, par exemple, l’instabilité, le militarisme et la violence politique s’étaient intensifiés à partir de 1969. Ces phénomènes s’étaient ensuite répandus aux voisins plus démocratiques, le Chili et l’Uruguay. Au Mexique, inversement, sous les mandats d’Echeverria et de López Portillo, le régime du PRI avait adopté des politiques d’ intégration sociale, conçues pour répondre a la contestation des étudiants à Tiatelolco. Au Brésil enfin, le succès du boom économique de 1968-75 avait encouragé le général Geisel à lancer le pays sur le chemin d’une ouverture politique contrôlée, avec la possibilité d’un retour graduel à un régime civil.

Durant les années 70 ces pays avaient connu des évolutions économiques très divergentes. Les stratégies dominantes allaient de modèles développementalistes, qui connaissaient encore du succès au Mexique et au Brésil a la nouvelle orthodoxie monétariste du Cône sud, où les nouveaux gouvernements militaires avait lancé des politiques de lutte contre l’inflation et de libéralisation du commerce, conçues pour transformer drastiquement la matrice dirigiste qui avait prévalu depuis les années 30.[[Hector Schamis a analysé les différences entre les régimes développementalistes des années 60 et les dictatures militaires du Cône sud des années 60. Il a ainsi fourni une critique percutante de la tentative d’étendre le modèle bureaucratico- autoritaire à des régimes plus récents. Cf. H. Schamis: ” Reconceptualizing Latin American Authoritarianism in the 1970s : From Bureaucratie Authoritarianism to Neoconservatism ” in Comparative Politics, janvier 1991. Il se trompe cependant en soutenant que la formule néo- conservatrice mise en œuvre dans le Cône sud n’est qu’une version plus puissante de celle appliquée dans les pays capitalistes avancés. Je propose d’expliquer plus bas pourquoi ce n’est pas le cas.

Après 1982, la question de la démocratisation a dominé la vie politique, mais ici encore les voies empruntées ont varie beaucoup de pays à pays. Le gouvernement militaire argentin S’est immédiatement et irrémédiablement auto-détruit à la suite de la guerre de l’Atlantique sud. Les dictatures brésilienne et uruguayenne ont également perdu l’initiative politique et étaient incapables de bloquer le retour du gouvernement civil, mais contrairement aux argentins, elles ont réussi à négocier certains aspects de la démocratisation, dont la garantie d’une amnistie pre-emptive pour les officiers accusés de violation des droits de 1’homme. Wilson Ferreira Aldunate, leader du Parti Blanco uruguayen et opposant le plus audacieux du gouvernement militaire, n’a pas eu le droit de se présenter aux élections. Les forces militaires brésiliennes n’ont pas pu imposer leur candidat après les mobilisations en faveur du suffrage direct, mais le candidat de l’opposition, Tancredo Neves, a été élu par le congres et non par le peuple. (Ironie de l’histoire : Neves est mort avant d’entrer en fonctions ; José Sarney, l’ancien dirigeant du parti officiel des militaires, ARENA, l’a remplacé en tant que premier président post-autoritaire.)

Au Chili, Pinochet a été obligé d’accepter une libéralisation limitée et a dû affronter une contestation sociale massive. Plus tard il a pu ré-équilibrer son régime et renouveler son programme économique, qui a réussi a assurer six années de croissance forte et soutenue. Cependant en 1988, les électeurs ont refusé, dans un référendum, de reconduire le général jusqu’en 1998. Selon la constitution de 1980 qu’il avait luimême rédigée, le dictateur était obligé d’appeler à des élections une années plus tard. En 1989 le démocrate-chrétien Patricio Aylwin a été élu président en tant que candidat du front uni de l’opposition.

Durant les années 80, le parti dominant du Mexique a dû faire face à des défis sans précédent. A la différence des régimes militaires de l’Amérique du sud, la haute direction du PRI reste au pouvoir, et est tentée de mettre en œuvre un programme de libéralisation ” de l’intérieur “. En dépit des promesses formulées par Salinas de Gortari lors de sa prise de fonctions en 1988, les signes de démocratisation, et même de libéralisation, sont au mieux mitigés.

Les tendances politiques des années 70 et 80 ont fourni la matière des généralisations et des hypothèses d’un nouveau paradigme analytique qui a évolué en parallèle avec la démocratisation en Amérique latine. Le paradigme de la transition – ou modèle interactionniste (c’est ainsi que Stark et Bruszt appellent la synthèse des travaux de O’Donnell, Schmitter et Przeworski) ont contribué de façon significative à% notre compréhension des changements de régime en Amérique latine et ailleurs.[[Comme Stark et Bruzst (1990) l’ont montré, le nouveau paradigme a aussi souligné que les résultats des transitions sont sous-déterminés et découlent en partie de choix contingents. Voici l’argument des auteurs : ” Le rejet (par le modèle interactionniste) des préconditions/déterminants structurels n’a pas projeté les meilleurs analystes dans une position volontariste selon laquelle, puisque ” tout est possible “, les résultats dépendent de la volonté, la force de personnalité, la compétence, l’imagination ou la créativité d’acteurs politiques clés. Pour O’Donnell, Przeworski, et Schmitter, le pouvoir social compte, mais il détermine moins les résultats qu’il le limite, leur impose des contraintes, donne forme aux possibilités. ” Voir D. Stark et L. Bruzst : ” Negotiating the Institutions of Democracy : Contingent Choices and Stratégie Interactions in the Hungarian and Polish Transitions “, Working Papers on Transitions from State Socialism, Center for International Studies, Comell University, 1990, p. 12. Cependant, cette perspective tend à négliger les processus historiques à long terme. Dans cet article je soutiens que ces processus ont une influence décisive sur le cours des consolidations démocratiques. Je soutiens également que l’on comprendra mieux les dilemmes de l’après-transition et les difficultés que rencontrent toutes les tentatives de construire un ordre démocratique stable, si on les analyse en fonction de l’effondrement de ce que j’appelle la matrice étato-centrique (voir 3e partie, plus bas). Mais avant d’en arriver là, examinons quelques tendances récentes du Cône sud, du Mexique et du Brésil.

Désorganisation économique et usure politique dans les nouvelles démocraties

Depuis le début des années 80, la plupart des nouveaux gouvernements démocratiques ont éprouvé une perte drastique d’efficacité de leurs stratégies économiques. Les politiques salariales traditionnellement associées avec le modèle de l’économie fermée et avec l’industrialisation par substitution d’importations, sont devenues complètement inefficaces. Plus modestement la capacité des gouvernements à générer des revenus publics en imposant les classes possédantes, et à obliger les acteurs privés à se conformer aux exigences du système de sécurité sociale, a beaucoup diminué. Les gouvernements ont non seulement rencontré des difficultés croissantes pour résoudre les problèmes qui s’aggravaient, mais ils n’ont pas su susciter l’espoir – fût-il limité – que les tendances actuelles pourraient s’inverser. L’un des résultats de cette situation est que la majorité s’est retirée de la vie politique – tendance qui à contribué à défaire les réseaux de mécanismes privés et publics qui pourraient fournir des espaces pour la négociation et le règlement des problèmes économiques les plus importants.

Le rythme de l’usure (consumption) politique est devenu vertigineux – tendance qui est bien sûr liée à la dèsorganisation économique croissante. Les partis de gouvernement ont connu un turnover élevé et le système de partis en général pâtit d’une usure (attrition) rapide. Ces tendances pourraient finir par vider la démocratie de sa substance, en créant une situation ou les décisions a propos de ” qui gouverne ” et comment les agents de l’État sont sélectionnés, ont un impact décroissant sur la substance des politiques de l’État. Autrement dit, il est possible que la sélection démocratique des agents publics et la pleine mise en œuvre de la constitution et du droit contribueront peu à la consolidation des espaces publics nécessaires pour la définition et le règlement des questions d’intérêt collectif. Il y a un risque croissant de voir les institutions démocratiques perdre leur signification dans la vie quotidienne de la majorité.

Ces tendances suggèrent que le cadre analytique pour l’étude de la consolidation de la démocratie doit être reformulée. La faiblesse des institutions démocratiques dans lAmérique latine contemporaine n’est pas avant tout une conséquence de la façon dont les transitions ont évolué (ou de la façon dont le changement procède au Mexique). Au contraire, l’examen des deux tendances mentionnées plus haut fournit des aperçus sur la manière d’évaluer la probabilité d’une consolidation démocratique et de comprendre les obstacles qui la bloquent. Les transitions à la démocratie (c’est-à-dire les transitions d’une forme de régime à une autre) ont caché un autre changement, tout aussi important, à savoir l’effondrement de la matrice étatocentrique en vigueur dans les cinq pays depuis les années 30.

Cet effondrement de la matrice étato-centrique s’est d’abord manifesté dans le Cône sud à la fin des années 70 et s’est produit durant la décennie suivante. Pour examiner ce phénomène, il faut remonter plus loin dans l’histoire afin d’analyser quelques-unes des questions soulevées par la crise de la dette au début des années 80.

Depuis une quinzaine d’années, et surtout depuis 1982, on peut observer en Amérique latine cinq tendances relativement indépendantes les unes des autres :

1. La crise économique dite ” duale ” est devenue plus aiguë et plus intraitable. Les difficultés fiscales des Etats se sont intensifiées et il en résulte que la qualité des services publics baisse notablement et l’investissement public s’est réduit à des niveaux insignifiants. En même temps, les comptes nationaux (national current accounts) sont devenus chroniquement déficitaires. Comme Fanelli et. al. l’ont suggère, ce bouleversement de l’équilibre des comptes est lié en grande partie à un changement dans la nature des déficits, car ceux-ci ne résultent plus du fait qu’une partie excessive du revenu national est consommé, comme c’était le cas dans la période d’après-guerre, mais plutôt, en grande partie, d’une combinaison d’endettement croissant et de fuite des capitaux, tendances qui dominent depuis les années 1980[[Fanelli, Frenkel et Rozenwurcel soutiennent qu’à l’expansion de la dette publique et privée correspond la fuite des capitaux. Les intérêts accumulé, des avoirs extérieurs reçus par les nationaux ne sont pas enregistrés dans les comptes nationaux tandis que l’intérêt de la dette extérieure affecte la balance des paiements de façon décisive. Ce déséquilibre chronique est devenu apparent pour la première fois dans le cas argentin, mais s’est manifesté également, plus tard, au Mexique et au Brésil. Cf. Fanelli, José M., Frenkel. Roberto et Rozenwurcel, Guillermo : Growth and Structural Reform in Latin America. Where Do We Stand?, Buenos Aires, 1990..

2. Le comportement des entreprises privées (qu’elles soient nationales ou étrangères) a subi d’importants changements. En particulier, les capitalistes ont réduit leurs niveaux d’investissement productif. Ce changement n’est pas sans lien avec les processus de fuite des capitaux, d’évasion fiscale, et d’expansion de l’économie dite informelle.

Frenkel note que depuis 1981 les taux investissement ont chuté (voir tableau 1) et qu’ils ne sont pas revenus aux niveaux d’ avant la crise, même au Chili, pays réputé pour son ” succès ” dans les années 80.[[R. Frenkel : “Ajuste y Estabilizaci6n : Révision de Algunas Experiencias Latinoamericanas”, article ronéoté, présenté dans un séminaire organisé par la Banque Mondiale sur le thème ” Amérique latine face aux défis de l’ajustement et de la croissance “, Caracas, 1990, P. 11. Je n’ai pas pu trouver des données comparables pour l’investissement privé.

Tableau 1. Investissements totaux en pourcentage du PNB

| | 1980-81 | 1982-84 | 1985-88 |
| Argentine | 20,9 | 13,8 | 121,1 |
| Brésil | 22,0 | l7,5 | 17,9 |
| Chili | 17,6 | 12,8 | 14,9 |
| Mexique | 25,7 | 18,6 | l6,8 |

3. L’inflation est passé de niveaux bas (Mexique) et intermédiaires (Brésil et le Cône sud) à des niveaux élevés dans toute la région. Par conséquent, les mécanismes d’indexation des prix se généralisent et les risques d’effondrement monétaire et de désorganisation économique subséquente ont énormément augmenté.

4. Le système économique mondial a évolué dans plusieurs sens contradictoires. Tandis que de nombreux secteurs de l’industrie et des services sont devenus parties intégrantes de la nouvelle globalisation de la production, il est devenu de plus en plus difficile de créer de nouveaux créneaux dans l’ordre industriel internationalisé. Les gouvernements nationaux et les entreprises doivent avoir une plus grande flexibilité, mais en même temps une meilleure maîtrise de réseaux et de technologies d’information de plus en plus complexes. Les mécanismes financiers et commerciaux internationaux créés après la Deuxième Guerre Mondiale se sont partiellement désarticulés. L’effet combiné de ces tendances est que la plupart des économies d’Amérique latine ont été partiellement déconnectées du système international, et l’importance de l’Amérique latine dans les marchés internationaux – financiers ou commerciaux – s’est réduite. Un signe de ce rôle diminué, c’est la réduction dramatique des flux de fonds étrangers vers la région, que ce soit sous forme d’investissements ou de prêts.

5. Les acteurs collectifs du passé – associations patronales, syndicats ouvriers, groupements de gestionnaires de l’Etat et de technocrates, etc. – ont connu un processus de désagrégation menant à leur marginalisation graduelle. Pour la plupart, les organisations sectorielles et les grands groupements informels ont vu se diminuer leur capacité a susciter l’engagement des membres individuels. La conformité des individus avec les organisations et leur fidélité (allegiance) à des ” projets ” collectifs ont sensiblement diminue – tendance que l’on peut caractériser comme une décadence intra-organisationnelle. En outre, les formes d’interaction entre les divers acteurs collectifs sont devenus plus désorganisés puisque les règles formelles et informelles régissant ces interactions ont perdu de leur efficacité. On pourrait définir cette dernière tendance comme une décadence inter-organisationnelle.

Nous soutenons que ces cinq tendances représentent plus qu’une évolution conjoncturelle à la baisse dans les cycles économiques et politiques ” normaux ” de ces pays. Par conséquent, on ne saurait les neutraliser en recourant aux mécanismes traditionnels de gestion de crise dont on se sert depuis les années 30. On ne saurait non plus les considérer comme l’équivalent des difficultés auxquelles sont confrontées beaucoup d’autres Etats- nations, y compris ceux du monde capitaliste développé, dans un contexte général d'” atmosphère de crise ” qui prédomine depuis les années 80.

Car en fait, ces tendances traduisent l’effondrement irréversible des mécanismes économico-politiques établis après les années 30. Elles indiquent, plus généralement, l’épuisement de la matrice économico-politique qui avait prédominé dans ces cinq pays d’Amérique latine du début des années 30 jusqu’à la fin des années 70. Nous tenterons ici de clarifier cet argument en analysant les caractéristiques principales de ce que nous appelons la matrice étato-centrique (MEC).

La matrice étato-centrique

Plusieurs auteurs, dont Diaz Alejandro, Sunkel, Fishlow, Furtado, Canitrot et Francisco de Oliveira, ont discuté dans leurs travaux certaines caractéristiques économiques de la MEC : industrialisation par substituion d’importations, fermeture de l’économie, réglementation étatique des marchés (et, avec l’exception partielle du Mexique – qui a su atteindre une certaine stabilité monétaire durant la période de 1952 a 1970 – une tendance inflationniste ” modérée “. Les aspects politiques de la MEC ont été traités implicitement dans les descriptions des mécanismes de la réglementation étatique, mais ils n’ont pas reçu jusqu a maintenant d’attention comparable. Les caractéristiques spécifiques de ces mécanismes n’ont été discutées, à notre connaissance, que dans les chapitres remarquables de Cardoso et Faletto sur les régimes nationaux–populaires,[[Cf. F. H. Cardoso et E. Faletto : Dépendance et développement en Amérique latine, trad., PUF, 1978. (N.d.T.) et dans les passages que Touraine a consacrés à la politique étato-centrique.[[Cf. A. Touraine: La parole et le sang : politique et société en Amérique latine, Paris, Odile Jacob, 1988. (N.d.T.). Cette analyse a rarement dépassé le stade des concepts en germe, tels que le suggestif ” Etat de compromis ” de F. Weffort et la notion plus percutante d'” impasse hégémonique “. Nous proposerons ici quelques éléments qui permettront de comprendre comment la MEC fonctionnait politiquement.

L’opération de le MEC était fondée sur deux paires de processus (ou mécanismes) complémentaires qui permettait à la matrice d’atteindre un certain équilibre (qui était cependant loin d être stable). Le premier de ces mécanismes dépendait de la relation entre marché et État. Bien que le marché des biens et celui du travail n’aient jamais cessé de fonctionner durant les cinq décennies qui ont suivi la Dépression, ils étaient soumis à des encouragements (inducements) et à des contraintes (pour utiliser les termes de Collier) conçus et contrôlés par l’Etat. En fait, les économies de marché d’Amérique latine sont devenus plus diverses et plus complexes au cours de cette période. La production pour le marché national est devenu le noyau dynamique de l’économie, et plusieurs pays ont réalisé des taux de croissance élevés (le Brésil et le Mexique, surtout des années 50 au début des années 80, et, de façon plus irrégulière, l’Argentine de la fin des années 30 à la fin des années 40, et du milieu des années 60 au milieu des années 70).

Les processus du marché et de l’État étaient complémentaires plutôt qu’antithétiques – circonstance qui est occultée par les débats idéologiquement chargés de ces dix dernières années. La réglementation politique de l’économie, et plus spécifiquement du flux des capitaux, était fonctionnelle pour la croissance car elle permettait de générer du capital d’investissement, de créer des externalités dynamiques et d’imposer des limites au comportement parfois rapace et collectivement dysfonctionnel des firmes individuelles. Tout cela favorisait – plutôt que de restreindre – l’expansion des économies contrôlée par des grandes firmes privées.

Les analystes ont eu tendance à négliger le fait que la MEC a évolué, avec plus ou moins de succès, au sein de plusieurs types de régime politique assez différents. Les régimes allaient des démocraties stables en Uruguay ou au Chili (pays qui avaient en réalité les économies les moins dynamiques) aux formules instables du Brésil et de l’Argentine, en passant par le régime autoritaire – mais fondé sur l’inclusion sociale – du PRI mexicain. Cette diversité était possible car la plupart des décisions stratégiques sur les questions de politique économique – décisions qui, comme Díaz Alejandro le soutient de façon convaincante, n’ont pas beaucoup varié d’un cas à l’autre – étaient partiellement isolées de la participation politique populaire (participatory politics). (Nous nous référons ici 1) aux actions des institutions représentatives associées avec les partis politiques, les parlements et les mécanismes corporatistes contrôlés par l’Etat et 2) aux rites symboliques de la participation populaire.[[Les frontières entre les canaux de décision politique et les institutions de la représentation territoriale et sectorielle étaient plus clairement démarquées dans les cas du Brésil et du Mexique. Mais au Chili aussi, durant les deux décennies qui ont suivi la formation du Front populaire de 1938, un ensemble d’institutions stratégiques décentralisées a agi tout à fait indépendamment du parlement, des partis et des fonctionnaires nommés dans les ministères. Comme je l’ai démontré dans ma thèse, ces institutions, surtout la Corporation pour le Développement (CORFO) et la Banque centrale, furent instrumentales dans la conception et la mise en œuvre des politiques d’industrialisation. Cf. Marcelo Cavarozzi : ” The Government and the Industrial Bourgeoisie in Chile : 1938-1964 “, thèse non publiée, University of California at Berkeley, 1975.

Le deuxième mécanisme se rapporte à la relation société civile/État. (Nous nous référons ici aux instances d’action et aux politiques chargées de contrôler la participation politique). Le domaine de la société civile s’est élargi sous la MEC. Cette expansion se manifestait par l’émergence et le renforcement des organisations d’ouvriers, de pauvres urbains et (moins fréquemment) de paysans, ainsi que par la naissance de mouvements sociaux (lesquels, par la suite, ont invariablement périclité).

Lorsque nous parlons de l’expansion de la société civile, nous nous référons aussi aux phénomènes politiques et culturels plus diffus de la ” modernisation ” et de la ” sécularisation ” des domaines prives (ceux de la famille, de l’école, du lieu de travail) sous l’œil vigilant de l’État. Les relations entre parents et enfants et entre les sexes sont devenues un peu moins autoritaires que par le passé. De même, la vie sur le lieu de travail a été transformée de façon significative lorsque de nombreuses revendications des travailleurs (pas toutes) ont cessé d’être traitées comme des défis intolérables aux prérogatives absolues des employeurs.

Ainsi, la participation élargie de la majorité des secteurs sociaux et la mobilisation de ceux-ci sont devenus plus légitimes.[[La paysannerie du Brésil et celle du Chili jusqu’aux années 60, constituent les exceptions à cette tendance.

Ceci était particulièrement le cas des secteurs populaires. Néanmoins, comme nous l’avons suggère plus haut, la participation populaire était contrebalancée par l’imposition du contrôle politique et culturel. Ce contrôle était largement mis en œuvre, ou redéfini, par l’État, et constituait un mélange de l’ancien et du neuf. Il comprenait une intensification des modèles clientélistes (oligarchiques) traditionnels et leur redéploiement autour des instances de l’État. Il comprenait aussi 1) la création de canaux corporatistes et quasicorporatistes liées à des organisations publiques, aux partis politiques, aux associations professionnelles, aux syndicats ; et 2) l’émergence de liens directs entre les leaders populaires nationaux et les masses populaires.

Au sein de la première relation, celle établie entre le marché et l’État, un équilibre s’est instauré entre le dynamisme et la réglementation. Dans le cas de la deuxième relation, entre la société civile et l’État, il y a eu, parallèlement, une augmentation, d’une part, de l’inclusion et de la mobilisation (activation), d’autre part de la mise en œuvre des différents modes de contrôle. Dans cette deuxième relation, les caractéristiques spécifiques de chaque régime politique avait une grande pertinence, car les instruments par lesquels l’inclusion et le contrôle s’effectuaient dans chaque société nationale étaient déterminées de façon décisive :

1) par l’importance relative (et la nature) des partis politiques,
2) par le type de système de partis (ou le manque d’un tel système),
3) par la stabilité et le degré d’inclusion des normes et des institutions constitutionnelles et
4) par le rôle politique des forces armées.

En somme, les cinq pays ont connu des modèles très diffèrents de développement économique et de stabilité politique. Le degré de dynamisme économique variait beaucoup de pays en pays. Alors que les taux de croissance étaient assez bas au Chili et en Uruguay, ils étaient un peu plus élevés – bien qu’irréguliers – au Mexique et au Brésil.

Le degré de stabilité institutionnelle différait aussi parmi les cinq pays. Il était élevé au Mexique, surtout après la consolidation du régime du PRI sous Lâzaro Ca’rdenas. Au Chili et en Uruguay, où les normes et les pratiques institutionnelles sont restées assez stables jusqu’en 1973, la stabilité a commencé à se défaire pendant les années 50 (bien avant les coups d’État militaires)[[Au Chili, le retour d’lbáñez à la présidence en 1952 fut peut- être le tournant historique. Avec les élections présidentielles de cette année-là, le Parti Radical fut définitivement déplacé du centre de la scène politique nationale. Après ces élections, le système des partis a subi des dislocations successives qui ont mené à l’effondrement politique de 1973. La défaite du Parti Colorado en Uruguay en 1958, pour la première fois au XXe siècle, a marqué l’ultime crépuscule du batllismo et la fin de l’influence modératrice que ce parti exerçait sur la vie politique nationale depuis plus d’un demi–siècle.. Enfin, l’interventionnisme militaire chronique en Argentine et au Brésil était associé avec un degré d’instabilité beaucoup plus élevé.

En dépit de cette diversité, la MEC décrite plus haut fonctionnait de façon similaire dans les cinq pays. Quelques éléments de la matrice étaient présents aussi dans trois autres pays où la compétition électorale et l’alternance des partis au pouvoir étaient devenues des pratiques courantes depuis les années 50 : la Colombie, le Costa Rica et le Venezuela. Dans ces trois cas, le développement industriel et l’inclusion politique des secteurs populaires s’étaient réalisés plus récemment que dans les cinq pays dont il est question ici. Et selon le cas, la réglementation étatique était soit moins pénétrante (cas de la Colombie et du Costa Rica) soit dépendante de la distribution de la rente (pétrolière en l’occurrence), comme au Venezuela.

La MEC était fragile et rigide. Sur le double plan économique et politique, le fonctionnement de la matrice a mené a des impasses successives qui ont provoqué des dislocations assez sévères . Sur le plan économique, comme le montre Fishlow, la matrice a mené : 1) à des blocages récurrents a au niveau de labalance des paiements, 2) à des déficits fiscaux, et 3) à une croissance plutôt lente dans l’agriculture(saufau Brésil).

A partir de la fin des années 40, les thèmes parallèles mais largement antagoniques de la croissance et de la stabilisation étaient au premier plan du débat politique et académique La tension entre ces deux poles dépassait les connotations immédiatement évidentes car la croissance, dans la MEC, était chroniquement instable. Chaque poussée successive de développement dépassait l’instabilité, mais seulement provisoirement, et au prix de nouvelles sources de déséquilibre[[Le développement mexicain ” stabilisateur ” entre 1952 et 1970 constitue Peut-être le seul cas où le développement et la stabilité ont eu une relation harmonieuse durant une période relativement longue..

Sur le plan politique, le processus historique de déroulement de la MEC était associé avec l’émergence, et l’incorporation politique, d’acteurs sociaux et économiques nouveaux qui se sont progressivement différenciés et sont devenus plus hétérogènes. Ces acteurs formulaient de plus en plus de revendications, lesquelles s’ajoutaient à celles d’avant par vagues successives. Ces revendications séquentielles et souvent antagoniques, et les conflits qu’elles ont engendrés, tendaient à se négocier au sein d’espaces isolés, c’est-à-dire que chaque acteur ou faisceau d’acteurs était lié à l’État par des canaux exclusifs.

L’État (ou plus exactement les différentes instances et ” anneaux bureaucratiques ” qui agissaient souvent sans coordination) prenaient des décisions en faveur de, ou contre, des intérêts ou orientations spécifiques. Ces décisions substantives, qui engendraient des alliances ou des oppositions selon la distribution de bénéfices ou de coûts, ne menaient que sporadiquement à la création de procédures institutionnalisées et légitimes pour régler les controverses parmi les divers acteurs sociaux et économiques.

Il faut ajouter deux corollaires sur les régimes associés avec ce modèle de prise de décision. Premièrement, la légitimité de chaque régime politique était soit substantive (liée à la capacité d’engendrer des résultats), soit fondatrice (en fonction de la force relative des mythes fondateurs du régime) : citons comme exemples la révolution nationaliste et anti-oligarchique au Mexique, l’héritage consensuel du batllismo en Uruguay et la poussée ” inclusionnaire ” du peronisme en Argentine. Cependant il est important de noter que les régimes politiques de la MEC n étaient pas légitimes sur le plan de la procédure lorsque ces régimes ne pouvaient pas produire des résultats substantifs, ou lorsque leurs mythes fondateurs avaient du plomb dans l’aile, les procédures de prise de décision ne renforçaient pas la légitimité du régime ” par en bas “.

Deuxièmement, les acquis sectoriels ou individuels qui résultaient des décisions politiques tendaient à devenir des prérogatives ” incorporées ” (built-in) et figées. Ceci menait à une accumulation de conflits multi- dimensionnels et à des oppositions que leon peut caractériser comme relevant d’une sédimentation des conflits. Des couches successives et multiples de conflits s’érigeaient les unes sur les autres sans que s’établissent des mécanismes permettant de régler les disputes par la négociation et de façon ordonnée. Ceci ne signifie pas que les conflits n’étaient jamais réglés, car parfois ils l’étaient. Mais le mode de règlement dépendait trop des décisions arbitraires de l’État. Par conséquent, les instances et les représentants de l’État ne suscitaient pas souvent l’allégeance des ” gagnants ” ou des ” perdants “. Étant donné ce modèle discrétionnaire de prise de décision, les gagnants n’étaient jamais sûrs que les décisions futures leur seraient favorables. De même, les perdants ne nourrissaient pas souvent l’espoir que des mécanismes politiques et administratifs plus ” neutres ” pouvaient produire des résultats plus favorables dans l’avenir.[[Bien évidemment, dans de nombreux cas de règlement des conflits, des acteurs privés influençaient des résultats spécifiques. Cependant le modèle de résolution permettait souvent à des représentants sectoriels d’éviter d’assumer les coÛts des transactions. On tendait donc à reprocher les effets des décisions aux instances exécutifs de l’État, que ce soit vrai ou non.

Jusqu’aux années 70, le fonctionnement de la MEC menait a des dislocations récurrentes, mais des ruptures radicales ont pu être évitées. Des mécanismes divers permettaient à la matrice de retrouver provisoirement son équilibre précaire. Un de ces mécanismes était l’inflation : les niveaux d’inflation ” modérés ” qui avaient cours après la guerre et jusqu’au début des années 70, ont ” huilé ” les conflits sociaux et économiques sans provoquer une sévère désorganisation de l’économie. Des niveaux modérés d’inflation oscillaient dans une gamme de 20 à 50 pour cent annuels.

Autre mécanisme de la MEC : l’expropriation d’une portion du surplus dégagé par les exportations agricoles et minières, car cela permettait à l’État de mettre en œuvre des projets de redistribution des revenus bénéficiant aux secteurs urbains. Enfin, le comportement spasmodique de la substitution des irriportations permettait à la matrice de résoudre les problèmes cycliques de balance des paiements et de déficit fiscal. Autrement dit, la substitution des importations était associée avec des bonds progressifs en avant du processus d’industrialisation, ce qui allégeait les goulots d’étranglement qui se produisaient de façon chronique.

En fait, le caractère de ” bond en avant ” de la substitution des importations et la rigidité des régimes politiques de la MEC sont devenus des mécanismes qui se renforçaient mutuellement. Un des résultats du développement de linkages en amont et en aval dans le secteur industriel fut la multiplication des acteurs qui acquéraient la possibilité de promouvoir leurs intérêts, ce qui ajoutait de nouvelles couches à un système déjà complexe qui manquait d’espaces communs de marchandage politique. Lorsque les élites politiques, civils ou militaires, étaient confrontées à des revendications antagoniques, elles tendaient à adopter à leur tour une stratégie de fuite en avant, plutôt que de revenir en arrière et de faire adopter un accord sur les règles de la (re-) négociation des coûts et des bénéfices.

Notre argument est que la combinaison du modèle autarcique de substitution des importations et de la formule politique de la MEC était incapable de faire face à de nouvelles contraintes et de tirer profit des nouvelles occasions : la matrice avait peu de flexibilité. Cette inflexibilité était une des raisons principales pour lesquelles la MEC est devenue de plus en plus inefficace au cours des années 70 et s’est effondrée complètement dans les années 80. Fanelli et. al. ont souligné la Plupart des limitations de la MEC. D’une part la ” substitution des importations à tout prix ” a provoqué 1) la perte d5 économies d’échelle, 2) la création de monopole dans Plusieurs industries, surtout parmi les filiales de firmes étrangères attirées par les hauts niveaux de protection et 3) l’absence d’incitations à la croissance des exportations de produits manufacturés. D’un autre côté, la prédominance de mécanismes de ” répression financière “, écrivent Fanelli et al.,, “a empêché le système financier de jouer son rôle en canalisant efficacement l’épargne vers les investisseurs. Les caractéristiques principales de la répression financière étaient la tendance à fixer des taux d’intérêt nominaux a des niveaux plus bas que inflation ( … ) et une politique de crédit qui dirigeait les crédits vers des secteurs privilégiés “[[Fanelli : Growth and Structural Reform, p. 7. .

La politique publique sous la MEC, surtout dans le domaine de la promotion industrielle, devenait un cas extrême de ” recherche de profits directement improductifs ” (directly unproductive profits), pour employer l’expression de Baghwati[[Comme Taylor et Shapiro l’ont fait remarquer, “… la compétition pour les rentes parmi ceux qui bénéficient de la largesse du gouvernement se transforme en recherche généralisée de profits directement improductifs… Puisque toutes les interventions de l’Etat, ou presque, ouvrent l’espace pour une rente (quotas d’importations, contrats de défense, la liste est infinie), il existe le risque que la recherche des faveurs du gouvernement assuinera plus d’importance que 1’activité normale du gouvernement. La recherche rationnelle des rentes par des individus peut provoquer une ” suboptimalité ” extrême pour l’économie dans sa totalité… L’école des profits directement improductifs a raison de souligner que l’intervention de l’Etat, pour des raisons à la fois intentionnelles et imprévisibles, ne mène pas nécessairement à des résultats efficients… ” H. Shapiro et L. Taylor : ” The State and Industrial Strategy ” in World Development, vol. 18,no. 6,1990. .

On ne devrait donc pas être surpris de voir que les sociétés latino-américaines, qu’elles soient gouvernées par des régimes démocratiques ou autoritaires, furent incapables de répondre aux nouvelles tendances de l’économie mondiale. Comme nous l’avons noté plus haut, à partir du premier ” boom ” pétrolier et en particulier à la fin des années 70, l’économie mondiale connu une double transformation. Premièrement, l’globalisation de la production et de la technologie, surtout dans l’industrie, a poussé plus loin l’intégration internationale des unités de production et de services ; les producteurs non intégrés dans ces chaînes courraient un plus grand risque d’être déconnectés des réseaux internationaux dominants du commerce. Deuxièmement, le resserrement du crédit et la p1us grande sélectivité du capital (dans le contexte de la dislocation des mécanismes commerciaux et financiers de l’après-guerre) ont donné plus d’importance que par le passé à la stabilité monétaire et à l’équilibre financier. Ce resserrement s’est produit précisément au moment où les économies latino-américaines ‘prouvaient l’effrondrement de l’équilibre précaire réalisé sous la MEC. Le Chili fut une exception à cette règle puisque le moment du plus grand déséquilibre s’était déjà produit Plus tôt, en 1971-73, lorsque l’affrontement entre IgUnité populaire et ses adversaires surdéterminait l’économie.

Vers une nouvelle matrice : dilemmes théoriques et politiques des années 90

Les dictatures militaires établies dans le Cône sud durant les années 70 ont tenté de fournir la première réponse organisée à la crise de la MEC. Mais pour ce faire, elles ont quitté radicalement la voie suivie par les régimes militaires développementalistes du Brésil après 1964 et de l’Argentine sous le général Onganía.

Pinochet, les juntes argentines d’après 1976 et le colegiado militaire uruguayen ont tenté de démanteler la machinerie de l’interventionnisme étatique. Depuis plusieurs décennies, quelques idéologues et économistes conservateurs prêchaient les préceptes du libéralisme style XIXe siècle, avec un succès limite, mais à la fin des années 70 toutes ces vieilles recettes ont été renouvelées avec succès par les thoericiens néomonétaristes, et acceptées par la nouvelle génération des dictateurs militaires. Comme l’a noté O’Donnell,[[G. O’Donnell : ” Las Fuerzas Armadas y et Estado Autoritario del Cono Sur de América Latina ” in N. Lechner éd. : Estado y Politica en Améríca latina, Mexico, Siglo XXI, 1981. l’antiétatisme fournissait la rhétorique qui permettait de réaliser une puissante fusion idéologique. D’une part il offrait une interprétation cohérente du malaise économique du moment, des crises périodiques et de la stagnation en expliquant que ces phénomènes avaient été engendrés par les pratiques de l’État sous la MEC. D’autre part l’idéologie anti-étatiste permettait de conclure que les disputes inter- et intra-sectorielles sur la distribution des revenus réglementés par l’État étaient la principale cause de la montée des conflits et des mobilisations de Masse chroniques. Le conflit et la mobilisation étaient perçus comme des facteurs négatifs, générateurs de la subversion de gauche.

Les programmes économiques orthodoxes mis en œuvre au Chili et en Argentine à la fin des années 70 avaient pour objectif de reconstruire les marchés des capitaux privés et de discipliner les producteurs nationaux, en les obligeant à accroître leur efficience en ouvrant leurs marchés nationaux à la concurrence étrangère[[Comme l’ont noté Fanelli et. al., à la fin des années 70 l’ouverture de l’économie chilienne s’est produite à un rythme plus rapide qu’en Argentine (et qu’au Brésil et au Mexique, bien évidemment). Les réformes monétaristes et la libéralisation du commerce en Uruguay, lancées par le ” tsar ” économique de la junte militaire, Alejandro Vegh Villegas, étaient moins draconiennes que celles mises en œuvre au Chili ou en Argentine. Le gouvernement militaire chilien a mieux réussi à réduire son déficit fiscal.. La gestion irresponsable des crédits étrangers abondants et bon marché et la survaluation des monnaies nationales sur lesquelles ces programmes étaient basés, ont mené à une crise financière sévère et à une récession vers 1981-2, et au limogeage sans cérémonie de Martínez de Hoz et des monétaristes de la Banque centrale argentine, ainsi que de l’équipe chlienne menée par Jorge Cauas et Sergio de Castro.

Comme nous l’avons noté plus haut, les trajectoires des cinq pays ont commencé à diverger en 1982. Au Chili, la nouvelle équipe économique de Pinochet a pu redessiner le programme en adoptant une politique monétaire plus saine et en mettant l’accent sur l’ouverture des exportations en même temps que des importations. Ces changements ont mené à un nouvel équilibre économique et à une croissance plus soutenue. Inversement, le gouvernement militaire argentin, durant ses deux dernières années au pouvoir, est devenu un simple spectateur passif de ” l’ajustement chaotique ” ; l’économie a régressé vers l’hyperinflation et une dépression très sévère a gaché la brève sortie de crise de 1979-80[[L’économie argentine a été ” ajustée ” en ce sens que la situation de la balance commerciale s’est nettement améliorée. A partir de 1982, la récession a fait baisser les importations à 60 pour cent des niveaux antérieurs. Cette information est fournie par Fanelli et. al. : Struciural Reforni. Nous nous appuyons beaucoup dans cette partie de l’article sur ‘l’analyse que ces auteurs font des tentatives récentes de stabilisation dans les cinq pays que nous traitons.. (Il est utile de contraster les expériences post- 1982 de ces deux voisins du Cône sud. Après l’émergence de la crise de la dette, le Chili et l’Argentine ont illustré les deux pôles extrêmes des types de réaction à l’effondrement de la matrice politico- économique dominante et au déclin de l’ordre économique mondial en place depuis un demi-siècle.)

Pendant les années 80, la plupart des pays de ce groupe sont passes par ” l’ajustement chaotique ” ou l’ont au moins frôlé. C’est l’Argentine qui a connu le scénario le plus difficile jusqu9a% la fin de la décennie. L’économie et la société argentines avaient connu l’ajustement chaotique depuis 1982. Les seuls moments où l’Argentine semblait avoir connu une situation économique plus saine furent lors de la première phase du Plan Austral (juin 1985-mars 1987), et, peut-être, début 1991. Le Mexique n’a jamais atteint les niveaux argentins de désagrégation, tels qu’on peut les mesurer avec plupart les indicateurs-clé de l’ajustement chaotique : taux d’inflation extrêmement élevés, croissance négative du PNB et fuite des capitaux. Néanmoins ce pays a frôlé dangereusement l’ajustement chaotique durant la plupart du mandat de M. de la Madrid, surtout à son début, lorsque l’impact du départ dramatique de López Portillo se faisait encore sentir et après le tremblement de terre de 1985. Le nouveau programme de stabilisation mis en œuvre au début du mandat de Salinas en décembre 1988 n’a introduit aucune innovation technique significative. Il a cependant réussi à renverser radicalement la tendance à la déstabilisation. Les taux d’inflation ont baissé sensiblement au cours des trois années suivantes, et le gouvernement a récupéré sa capacité a collecter des impôts. Il est cependant trop tôt pour dire si ces phénomènes – depuis 1988 au Mexique et depuis 1990 en Argentine – témoignent d’une tendance plus permanente.

La performance du Brésil a été beaucoup plus irrégulière durant la plupart des années 80. Le PNB a décliné moins qu’en Argentine (ou qu’au Chili) immédiatement après 1982 et a même connu une remontée significative de 1984 à 1987. Mais depuis 1987 la plupart des indicateurs évoluent systématiquement et drastiquement à la baisse : les taux annuels d’inflation restent dans les quatre chiffres depuis 1988 ; la fuite des capitaux atteint une intensité sans précédent. En un temps relativement court, l’économie brésilienne est descendue à des niveaux de désorganisation et de dépression inconnus dans ce pays au cours de ce siècle, et comparables à ceux de l’Argentine.

L’Uruguay, pour sa part, a pu protéger son économie contre les oscillations brusques éprouvées par ses voisins moins flegmatiques durant le mandat de Sanguinetti (1985-1990). Il a pu maintenir des taux modestes de croissance économique sans accélérer l’inflation. Cependant, depuis que Lacalle est devenu président au début 1990, la situation s’est progressivement dégradée, bien que les indicateurs soient moins dramatiques que ceux du Brésil ou de l’Argentine.

Le Chili, enfin, est le seul pays où l’ajustement a mené à une croissance ininterrompue depuis 1983. L’inflation tourne autour de 20 pour cent par an. Néanmoins, le PNB de 1988 était au dessous du niveau de 1985 et le niveau des investissements fixes était assez modeste – plus bas que ceux du Mexique et du Brésil (voir Tableau 1).

Dégager les caractéristiques principales de l’ajustement chaotique exige un effort de définition. Comme nous l’avons signalé dans la note 16, à partir de 1982 le solde du commerce extérieur argentin était positif ; une tendance similaire se manifestait au Brésil et au Mexique. De même, des déficits fiscaux ont eu tendance à diminuer (avec des exceptions). Durant les années 80 donc, les plus grandes économies latinoaméricaines ont manifesté une ” amélioration ” du point de vue de l’orthodoxie associé avec les traditionnels plans de stabilisation du FMI. Il faut cependant souligner comment ces ajustements furent accomplis et quelles furent les conséquences de ce modèle d’ajustement.

Un des facteurs principaux qui explique l’ajustement est la chute des importations, résultat du brusque déclin des niveaux d’activité économique. L’effet des politiques prônées par les partisans du libre-échange fut, paradoxalement, une substitution d’importations induite par la récession. Les déficits fiscaux furent, à leur tour., ” réduits sans tenir compte du long terme “[[Fanelli et. al., Growth and Structural Reform, p. 58.. Fanelli et. al. notent quelques-unes des politiques d’ajustement des ” rnaxirnisateurs à n’importe quel prix ” :

a) la réduction des salaires réels du secteur public à des niveaux bien au-dessous de ce qui est viable politiquement ou en terme d’efficience ; b) la levée d impôts temporaires et hautement inefficaces ; c) l’ajournement des opérations et des dépenses cruciales de maintien, ce qui portait atteinte à la productivité du secteur public et réduisait la vie utile de ressources importantes (routes, immeubles, véhicules) ; d) des retards de remboursement vis-à-vis de fournisseurs nationaux et de créditeurs étrangers ; e) la dégradation les stocks des entreprises publiques.

Il faut noter que les ajustements était davantage l’effet des processus incontrôlés de détérioration que le résultat délibéré de ces politiques elles-mêmes. A la fin des années 80, l’Argentine et le Brésil ont adopté une série de politiques publiques heurtées et irrégulières. Des tentatives extrêmes d’ajustement étaient suivies de renversements temporaires et de mesures contradictoires. Chaque nouveau paquet de mesures d’ajustement répondait à une situation plus difficile. Une hystérésis politique globale est devenue le contexte dominant de ces tentatives.[[Le concept d’hystérésis se réfère à un mouvement de déclin ou de désorganisation caractérisé par l’irréversibilité de certaines tendances après la disparition de la cause initiale.

La conséquence principale de cette tendance à l’ajustement chaotique fut que les effets négatifs de l’épuisement de la MEC – c’est-à-dire la prédominance de plus hauts niveaux de marginalité sociale et économique et de déclin économique – se sont intensifiés. En même temps, ces coûts énormes furent payés en vain. Les conditions de l’instabilité chronique ne furent pas renversées et les conditions préalables de l’émergence d’un nouveau modèle de développement dirigiste ou orienté vers le marche – ne furent pas remplies.

Quelques économistes ont en partie saisi le phénomène de l’ajustement chaotique en se référant au concept de ” mécanismes d’amplification “[[Fanelli et. al., op. cit., pp. 33-38.. Depuis les années 70, la combinaison de l’inflation très élevée (ou de l’hyperinflation) et de la fragilité des instruments financiers a donné lieu à une situation où les effets des chocs ou des dislocations, même mineurs, se font immédiatement et sévèrement sentir dans l’économie. Le corollaire en est que la plupart des politiques traditionnelles de gestion de crise sont devenues inutiles.

La notion de ” mécanisme d’amplification” se réfère non seulement à un phénomène technique mais aussi à une tendance politique plus large : la déconstruction de l’autorité publique. L’ajustement chaotique est la manifestation de la crise terminale de la MEC. Il entraîne non seulement l’effondrement des mécanismes techniques et administratifs traditionnels de la réglementation économique de l’État, mais aussi l’effondrement des instruments politiques par lesquels l’État assurait un consensus dans la population autour d’objectifs collectivement définis.

L’inflation élevée et les instruments financiers fragiles sont, en fait, ” la pointe de l’iceberg “. Ce sont les manifestations les plus dramatiques d’un ~scepticisme chronique et généralisé quant à la capacité de l’Etat (central government) à convaincre la majorité de la population (et surtout les grandes firmes capitalistes) que ses politiques peuvent avoir un minimum d’efficacité L’extrême dévaluation des monnaies et des instruments financiers sont l’illustration monétaire de cette évaporation de l’autorité publique.

Si les remarques qui précèdent décrivent avec précision la crise actuelle en Amérique latine, une étude comparative des cinq pays pourrait montrer que l’application conséquente et rigoureuse des politiques d’ajustement orientées vers le marché ne constitue pas le chemin du succès comme le prétendent les partisans d’une discipline du type de celle du FMI. Le succès nous semble plutôt dépendre de deux autres facteurs. Premièrement, le rôle d’un faisceau d’éléments ad hoc qui ont pour effet, selon le cas, soit d élargir soit de rétrécir la capacité de lÉtat (central government) à contrôler le processus d’ajustement. Les plus pertinents de ces éléments étaient :

a) la quantité de financement extérieur reçu par le secteur public ;

b) le degré de contrôle exercé par le secteur public sur les rentes de ressources naturelles ;

c) l’efficacité avec laquelle les dépenses publiques ont été réduites, et dans quelle mesure le poids de leffort d’ajustement reposait sur l’investissement public et enfin

d) le succès avec lequel on a pu au moins maintenir les niveaux d’imposition antérieurs[[Ibid., pp. 31-321..

Le deuxième facteur est strictement politique. Si l’on veut que l’ajustement réussisse et qu’il pose les bases d’une croissance économique soutenue, l’État doit maintenir (ou reprendre) le contrôle de certaines variables-clé de l’économie.

Fishlow, comme d’habitude, voit juste en soulignant que ” l’histoire des nouveaux pays industriels est présentée, de façon convaincante, comme la réalisation d’Étas tforts, non pas d’Etais limités. Des études empiriques n’ont pas montré de fortes corrélations négatives entre la taille du secteur public et la performance économique ; il y a, au contraire, des indications d’une influence positive de l’investissement public sur la formation du capital privé. Les gouvernements incapables d’atteindre la capacité d’intervention nécessaire sont également ceux qui vont probablement se montrer incapables d’exercer les restrictions constitutionnelles sur le pouvoir discrétionnaire inhérent dans l’État libéral de Buchanan”.[[A. Fishlow, ” The Latin American State ” in The Journal of Economic Perspectives, vol. 4, no. 3, été 1990. Voir aussi A. Fishlow : ” Review of the Handbook of Development Economics ” in Journal of Economic Literature, vol. XXIX, décembre 1991.

L’accent que nous mettons ici sur l’épuisement de la MEC suggère la nécessité d’analyser un autre ensemble de facteurs qui affectent les chances de consolidation des démocraties latino-américaines. Il déplace l’attention vers les processus historiques à long terme, qui ont commencé bien avant l’émergence des récents régimes militaires. Deux problèmes théoriques non pas encore été traités. Premièrement, l’analyse des relations entre les variables économiques et politiques : cet article ne va pas au-delà d’une description métaphorique de quelques phénomènes parallèles. Le second consiste à montrer l’enchevêtrement des processus à court terme et à long terme – sujet que nous n’abordons pas du tout ici.

traduit de l’anglais par J. Cohen