Autour d’une série de clichés anciens pris parmi les peuples bantous, Thierry Secretan restitue l’enquête singuliére qu’il a menée dans les camps (compounds) où est parquée la main d’oeuvre noire des mines d’or du Rand, autour de Johannesbourg. L’utilisation des « pass » pour contrôler les mineurs noirs y a préfiguré sa généralisation dans le cadre de la politique de l’apartheid. De 1904 à 1939, Alfred-Martin Duggan-Cronin, un irlandais gardien d’un de ces camps, a commencé à photographier les différentes composantes de la main d’œuvre mobilisée pour le harassant labeur minier ; il en a résulté 7 200 clichés et tirages de travail bruts, au format du négatif 13 / 18. L’Irlandais exposa des centaines d’aggrandissements, à partir de 1925, dans une galerie ouverte dans sa propre maison à Kimberley. Ces clichés ont été retrouvés par Thierry Secretan en 1998, il a entrepris de les sauvegarder : ils constituent un extraordinaire et unique catalogue, encore en danger, des cultures bantoues.
La route qui mène aux mines d’or d’Afrique du Sud traverse en ligne droite un immense plateau jalonné de terrils et de chevalements surmontés de grandes roues. Dessous, des milliers d’hommes creusent à quatre kilomètres de profondeur. Grand comme l’Alsace, balayé par les vents, ce plateau s’appelle le Witwatersrand, en afrikaner la « Crête des Eaux Blanches » ; les Sud-Africains disent le « Rand ». C’est aussi le nom de leur monnaie. À côté des mines, la tôle ondulée des bidonvilles scintille au soleil jusqu’à l’horizon où se découpent les gratte-ciels de Johannesburg, la ville de l’or. Des barbelés entourent le périmètre de chaque mine et au pied du chevalement se trouve le compound, des rangées de baraquements semblables à un camp militaire. Là, 2000 à 4000 mineurs venus de tous les horizons d’Afrique australe cohabitent à l’année. Il y a autant de compounds que de puits de mine sur le Rand, soit une quarantaine.
Sur un panneau à l’entrée de la mine où je me présente est inscrit – Emoyeni – « Ici souffle le vent ». « Vous logerez avec les Shangaan », explique le directeur, un Blanc moustachu et pète-sec. Sur un plan du camp accroché au mur de son bureau, il situe la chambrée qui m’accueillera parmi les rangées de baraques. Chaque rangée regroupe les membres d’une même ethnie. « Les Shangaan sont originaires du Mozambique. Ce sont les plus calmes » ajoute le directeur pour me rassurer, car la violence entre ethnies est notoire dans les compounds. J’apprendrai que le dernier affrontement entre Xhosa et Zoulou a fait quatorze morts à Emoyeni. « Ce camp abrite 3500 hommes, précise le directeur, des Shangaan donc, des Xhosas, des Zoulous, ceux-ci connus pour leur dédain du travail sous terre, des Basutos, du Lesotho, devenus les meilleurs perceurs de puits au fil des générations, des Pontos et des Swazis, les plus résistants à la chaleur souterraine.»
En sortant du bureau du directeur, je découvre les baraques alignées, séparées par de maigres pelouses où bottes, gants et bleus de travail sèchent par milliers au grand air. Devant chaque chambrée, un banc en ciment accueille les hommes au repos qui grillent une cigarette. Sur chaque porte, un numéro. Petit homme jovial et rondouillard, Luis est l’induna des Shangaan, leur porte-parole auprès de la direction. Il me confirme ce que j’ai lu sur les compounds : lits et matelas n’ont fait leur apparition qu’en 1978. Auparavant, les mineurs disposaient de bat-flanc en ciment, superposés à longueur de baraques, lesquelles disposaient de quelques poêles. On ne construit plus de tels compounds sur le Rand. On commence même à les équiper d’un petit quartier de chambres individuelles où le mineur peut recevoir sa femme trois jours par an, depuis la fin de l’apartheid. Luis me fait entrer dans la chambrée immatriculée XE5. Autre progrès : le dortoir de vingt lits a été transformé en une pièce principale, un cabinet de toilette et trois petites chambres. Chacune compte quatre lits superposés et quatre casiers métalliques cadenassés. Chacun des hommes se présente spontanément par spécialité. Isaias étaye les fronts de taille, comme Castigo. Reginaldo et Francisco commandent les cages qui remontent le minerai en surface. Abilio, qui connaît quelques mots d’anglais, est le premier à pénétrer dans les fronts de taille, après l’explosion, pour sonder les points faibles de la voûte fraîchement creusée, tâche très dangereuse, et dont dépend la sécurité de toute l’équipe. Gabriel, le plus jeune, juste arrivé du Mozambique, déblaie la boue le long des rails qui courent dans les 600 kilomètres de galeries que compte la mine.
Je m’intègre en quelques jours au rituel éreintant et abrutissant des descentes sous terre : équipement, descente en cage, longue marche dans les galeries pour rejoindre les fronts de taille à 3500 mètres de profondeur ; il y fait 55° Celsius avec un taux hygrométrique de 120 %. Là, dans un brouillard d’eau, se croisent les faisceaux d’une dizaine de lampes de casques, celles des mineurs qui, torse nu, attaquent le front de taille, le marteau-piqueur à l’horizontale, arc-boutés sur la machine qui les secoue de toute sa puissance, un aide soutenant la pique à bout de bras. Il est douché en permanence par l’eau sous pression qui lubrifie et refroidit le foret d’acier, poste de choix par cette chaleur ! Mais aussi le plus dangereux : quand parfois la longue pique casse, en rebondissant contre la paroi, elle peut perforer l’homme de part en part.
Les forages terminés, c’est le plus souvent un contremaître blanc qui glisse les bâtons de dynamite et déclenche la mise à feu, une fois le front de taille évacué. Le monopole de cette tâche était réservé aux Blancs jusqu’en 1987. L’abolition de l’apartheid n’a guère entamé ce monopole. Le brevet de manipulation des explosifs, le blasting certificate, se confondait autrefois avec la Barrière de Couleur entre mineurs noirs et blancs. En fait, seuls les détenteurs du brevet ont droit au titre de miners. Ce brevet a beau être maintenant accessible aux Noirs, les centaines de milliers d’entre eux qui travaillent dans les « horizons profonds » resteront des mineworkers, des « catégories 1 à 8 » comme on les nomme, payés l’équivalent de 200 euros par mois.
Autre rituel après la remontée en surface, le nettoyage de l’équipement, la lessive de la salopette et de tout ce qui est porté sous terre, puis le repas au réfectoire, et le sommeil jusqu’à la prochaine descente. Seule distraction, le bar. Au fond d’un immense patio, de la taille d’une cour de lycée, à de longues tables dotées de bancs, quelques centaines d’hommes boivent de la bière. Des stalles grillagées mènent directement le mineur à des comptoirs, également grillagés, où l’on vend la bière en bouteilles d’un litre. Certains jouent aux dés, aux dames ou aux cartes. Le sol est jonché de bouteilles vides, certaines brisées. L’ambiance est morose. Là, j’interroge les plus anciens mineurs. Jusqu’à la fin de l’apartheid, en 1991, ils n’avaient le droit de quitter le compound qu’au terme de leur contrat. Un encadrement très dirigiste organisait ici même leur temps libre en distractions, sports, danses tribales, apprentissages de la menuiserie ou de l’électricité. Tous les compounds avaient leur cinéma. Au cours des années de lutte contre l’apartheid, cet encadrement a progressivement disparu. Aujourd’hui, les hommes peuvent aller et venir librement. Le dimanche, les plus riches s’offrent une virée à Johannesburg, distante d’à peine 50 kilomètres. Mais la grande ville, dangereuse, fait peur. D’autres préfèrent rendre visite aux prostituées des « shebeen », les bars à bière du township le plus proche. La plupart passent la journée dans le compound. Cette morne routine leur permet d’économiser au maximum, afin de pouvoir rentrer au village chargés de vêtements pour leurs enfants et de cadeaux pour les femmes et les anciens.
Quelques semaines après mon séjour à Emoyeni je suivis l’enterrement de Zwelini Nikani, dans son village du Transkei, à 1000 kilomètres des mines où il était mort dans un accident souterrain. L’industrie de l’or tue 300 personnes par an. J’entamais ensuite des recherches sur l’origine de ces compounds.
Le système fut élaboré dans les mines de diamant, près d’un gisement découvert vingt ans avant l’or, en 1867, dans une région semi désertique de la province d’Orange. La ruée des prospecteurs, noirs et blancs, y fit éclore la ville de Kimberley. Là, en deux décennies se constitua la fortune des rois du diamant, les Rhodes, Barnato, Beit, Robinson. Cette poignée d’hommes parvint à racheter et agglomérer les innombrables concessions individuelles en quelques compagnies minières, dont la plus célèbre s’appelle toujours De Beers. Les premiers compounds furent construits dans les années 1880 afin de contrôler la main d’œuvre noire pléthorique et bon marché, acheminée de tous les horizons, et l’empêcher de garder quelques-uns des diamants récoltés. Ces travailleurs immigrés ne devaient à aucun prix s’établir dans la région. Au terme de leur contrat ils retournaient d’où ils venaient, munis d’un pass indiquant leur village comme destination obligatoire.
Quand par la suite l’or fut découvert au Transvaal, les milliardaires de Kimberley investirent dans le métal précieux et, forts de leur expérience, appliquèrent à l’or les mêmes méthodes qu’au diamant ; en premier lieu celles des compounds et des pass.
La Chambre des Mines organisa le recrutement de la main d’œuvre indispensable à son industrie. Ses agents sillonnèrent l’Afrique du Sud, échafaudant ainsi un colossal réservoir de main d’œuvre. Plus tard les pass furent étendus à l’ensemble des populations noires et métis. Avec les compounds ce furent les premiers outils de l’apartheid, bien avant que ce dernier ne devienne loi en 1948.
A Kimberley, au musée McGregor, où je trouve les photographies des premiers compounds, je constate que les conditions de vie dans les compounds ont très peu évolué au cours du XXe siècle. Un camp reste un camp. Dans une salle voisine, je remarque d’exceptionnels clichés « ethnologiques » des années 1920, signés « Alfred-Martin Duggan-Cronin ». J’apprends que cet homme, décédé en 1954, a légué des milliers de photographies à la ville de Kimberley. Je cherche à en savoir plus.
Dans la bibliothèque du vieux musée, on m’apporte alors plusieurs cartons un peu défoncés. Tous portent la mention « D-C » à l’encre rouge. Ils contiennent une cinquantaine d’épais albums photographiques noirs, comme les anciens albums de famille Kodak. Sur chaque couverture, calligraphié en blanc, le nom d’une tribu. L’un des cartons recèle un seul classeur gris, contenant une centaine de lettres et de pages dactylographiées et quelques carnets de notes écrits de la main de Duggan-Cronin. Je vais passer trois jours à regarder les quatre mille clichés qui visitent toutes les régions et tous les peuples d’Afrique australe, du Mozambique à la Namibie, du Cap jusqu’à l’actuel Zimbabwe de 1919 à 1939. Ce sont des tirages de travail, bruts, au format du négatif 13×18. Les portraits sont faits sous une tente, avec un fond neutre. Les regards ne sont jamais absents ou vides, et un respect profond émane de l’ensemble. Duggan-Cronin fait le portrait d’une société étonnamment homogène qui pratique encore une mono activité rurale. Ce qu’il a photographié, ce sont des gens qui représentent tellement leur classe, leur caste, qu’il est permis de prendre l’individu pour le groupe. Entre chaque album, je lis la documentation du classeur. En 1939, l’année de ses dernières expéditions, l’Irlandais donne une conférence en Rhodésie. « Il y a quarante-deux ans, mon travail dans les compounds me plongea au milieu des indigènes de tous les genres et de nombreuses et différentes tribus pour lesquelles j’ai commencé à éprouver un intérêt bienveillant. Avec le décès des anciens, les traditions, les coutumes et les caractéristiques tribales disparaissent aussi, car les jeunes générations se préoccupent peu de ce que leurs parents et grands-parents faisaient. (…) Lors de mes pérégrinations, j’ai reçu beaucoup de noms indigènes, mais celui de Tanda Bantu (l’ami des indigènes), donné par les Matabele est celui que je préfère. »
Alfred-Martin a 23 ans lorsqu’il arrive en Afrique du Sud. C’est un chrétien convaincu qui se destine à la prêtrise. Il vient de suivre deux années de séminaire chez les jésuites en Angleterre. Mais, dira-t-il : « J’ai réalisé que je n’avais pas la vocation. Je suis venu en Afrique du Sud en 1897 et, pendant quelques années, j’ai surveillé les mines de diamant ici. On nous mettait à l’amende si on était attrapé en train de dormir pendant le service, et oui, j’ai été mis à l’amende quelques fois. » Sur ces états de service retrouvé dans les archives De Beers, je constate qu’il sera gardien de compound pendant seize ans. C’est un curieux destin, presque expiatoire, pour ce fils de magistrat irlandais. Quand Duggan-Cronin débarque à Kimberley, la puissante compagnie De Beers a déjà mis en place son monopole mondial de la distribution du diamant. Les tentes des premiers prospecteurs ont cédé la place aux belles villas coloniales et, en une décennie, les immenses compounds, où la main d’œuvre noire est parquée, ont fleuri. Duggan-Cronin passe de l’un à l’autre, parfois affecté à la prison ou à l’infirmerie. Puis le voici soldat, montant la garde dans le désert, pendant la guerre des Boers, ces descendants des colons hollandais dont l’Empire britannique annexa les républiques indépendantes d’Orange et du Transvaal en 1902. De retour au compound, Duggan-Cronin achète son premier appareil photo en 1904, mitraillant en studio chiens, chats, poules, fleurs et bouquets pour s’entraîner. C’est dans son album consacré à la guerre de 14-18 contre les colonies allemandes d’Afrique australe que se révèle son talent de photographe documentaliste. Il ne cessera plus d’enregistrer scènes, portraits et paysages. La guerre finie, il commence à photographier les villageois africains nouvellement arrivés à la mine, avec leurs boucliers, leurs sagaies et leurs coiffes tribales. Il utilise fréquemment les terrils de Kimberley comme fond neutre pour ses études de travailleurs immigrés issus de tous les groupes bantous. Mais c’est la rencontre avec Maria Wilman qui le propulsera en dehors des compounds. Cette femme énergique, l’une des premières diplômées de Cambridge, fascinée par la géologie et la botanique, décèle le talent de Duggan-Cronin. Première directrice du musée McGregor, nouvellement créé, elle l’entraîne dans ses expéditions au Bechuana (l’actuel Botswana) et l’incite à photographier méthodiquement, scientifiquement disait-on alors, les Bushmen du Kalahari. Il n’abandonnera plus jamais sa quête, consacrant tous ses congés à ses expéditions. A partir de 1920, en charge des machines qui reproduisent les plans des mines De Beers, il dispose librement du laboratoire photographique de la compagnie.
« Je ne me suis jamais marié, mon travail étant trop prenant. Quant au total des kilomètres parcourus à la recherche des indigènes, 120.000 kilomètres est une estimation raisonnable. » Sa conférence de 1939, en Rhodésie, fournit d’autres informations précieuses sur sa façon d’opérer. « Mon travail de terrain, difficile à cause de l’emprise de la civilisation, l’est d’autant plus qu’il s’agit de développer et de tirer les images au fur et à mesure. Cela implique de travailler toute la journée et une partie de la nuit. Mais être capable de montrer le résultat aux indigènes est indispensable pour gagner leur confiance et attirer de nouveaux sujets devant mon appareil. »
Dès 1925, Duggan-Cronin prend une initiative révélatrice de son attitudes vis-à-vis de ceux qu’il photographie. « Sachant qu’il y a de nombreux musées en Afrique, déclare-t-il, mais pas une seule galerie consacrée aux Bantous, j’ai décidé d’en créer une. » Il l’ouvre au public à Kamfersdam, dans sa propre maison des environs de Kimberley. Elle fonctionne à ses frais pendant douze ans. Réalisant que le caractère privé de cette entreprise n’assurerait pas sa permanence, il offre sa collection à la ville de Kimberley, à condition qu’un lieu de conservation convenable lui soit attribué. La « galerie bantoue Duggan-Cronin » est officiellement inaugurée en 1938 par sir Ernest Oppenheimer, président de la compagnie De Beers. Les célébrités se succèdent à la « nouvelle » galerie bantoue, voisine du musée, dans un pavillon où je découvre des centaines de grands tirages rangés dans des armoires. Les treize pièces de la galerie présentaient en permanence sept cent cinquante photos et des centaines d’objets. Cette galerie sera même visitée par la famille royale britannique en 1947.
Pourquoi ne reste-t-il aujourd’hui qu’une seule pièce de la galerie (qui a perdu son nom) consacrée à ces photographies ? Comment cette extraordinaire œuvre documentaire a-t-elle pu sombrer dans l’oubli et l’abandon? Je découvre que les négatifs originaux, empilés dans une armoire mal ventilée, n’ont pas quitté leur emballage d’origine. La décomposition lente de milliers de négatifs sur nitrate de cellulose, premier support souple apparu après les plaques de verre, corrode ces dernières, sur lesquelles Duggan-Cronin commença son travail. Son œuvre a-t-elle été bannie, jugée trop colonialiste après la fin de l’apartheid ? Plus tard, après avoir fouillé les réserves du musée et consulté les archives de Kimberley et de la société De Beers, je comprends que c’est le contraire. Ce sont les années de plomb de l’apartheid qui ont enterré le photographe irlandais, ce gardien de compound qui avait choisi de glorifier un monde qu’il voyait disparaître.
En 1939, à 65 ans, Duggan-Cronin juge son grand œuvre achevé. Il ne voyagera plus, mais reste animé du désir de faire découvrir le monde des Bantous à ses compatriotes, ce monde pour lequel il plaide encore par ses conférences et ses expositions, comme en témoigne un curieux article sur l’inauguration de l’une d’elles à Pretoria. « Monsieur Cronin souhaite que sa galerie soit un monument aux peuples bantous auxquels les gens d’Afrique du Sud doivent tant », y apprend-on de la bouche du major F. Rodseth, sous-secrétaire aux Affaires indigènes. Il déclare que M. Duggan-Cronin « a rendu un grand service à la science car il a fixé les faciès et les caractéristiques des indigènes de plusieurs tribus qui ont tendance à se fondre dans le monde moderne. Il a aussi rendu service à l’art et, surtout, aux indigènes, au pays et à l’humanité en donnant à la population une vision plus intime de l’indigène dans son environnement. » Le major Rodseth, qui s’intéresse aux « faciès des indigènes », poursuit sur un autre registre : « Quand l’indigène grandit, précise-t-il, il arrive à la conclusion que l’homme blanc est un cannibale. Il ne peut comprendre notre mesquinerie, notre incapacité à partager ce qui nous a été donné par un autre pouvoir. Les indigènes ont une merveilleuse façon de partager qui fait paraître ridicules nos mesures de sécurité sociale », conclut-il. Toute l’ambiguïté, tout le malaise colonial à la veille de la dislocation de l’empire se trouvent réunis là, oscillant entre un vocabulaire racial et une contrition affichée devant la mesquinerie de l’homme blanc face à la générosité des indigènes. Quand Rodseth cède la place à Duggan-Cronin, celui-ci renchérit : « Je ne suis pas négrophile, mais je crois qu’il faut donner leur part aux indigènes. Quelle que soit notre opinion d’eux nous devons tous admettre qu’ils sont notre plus grand atout économique. Ils doivent donc recevoir un traitement juste et équitable. »
Il est poignant que cet homme qui vient de passer vingt ans parmi les Africains ne mette en avant que leur « valeur économique ». Duggan-Cronin sait qu’il s’adresse à une société puritaine et raciste, et il sent le danger grandir. Il est, à cette époque, en pleine publication d’une série de douze livres, Les tribus bantoues d’Afrique australe, dont les textes d’introduction, écrits par les ethnologues blancs de l’époque font violence à ceux qu’il a si respectueusement photographiés. Et c’est bien le cynisme et, finalement, le racisme qui l’emporteront. L’hégémonie financière de la City était fondée sur l’or sud-africain. Londres, l’Europe et les États-Unis s’accommoderont fort bien de l’apartheid quand, en 1948, l’Afrique du Sud l’inscrit dans sa constitution, en pleine contradiction avec les idéaux que les Alliés venaient de défendre pendant quatre ans.
En 1998 j’ai entrepris de sauver les négatifs de l’extraordinaire collection Duggan-Cronin. Pour l’exhumer j’ai bénéficié du soutien de Cyril Ramaphosa, de Harry Oppenheimer et de son fils Nicky, actuel chairman de la compagnie De Beers, et levé des fonds auprès de cette compagnie et des gouvernements sud-africain et français. J’ai pu reconditionner les négatifs sur place avec Anne Cartier-Bresson, en charge des collections photographiques de la Ville de Paris. Elle met l’œuvre de l’Irlandais au même rang que celles de Désiré Charnay, de Jacob Riis ou d’Edward Curtis. Plus tard nous avons pu mettre ces négatifs à l’abri dans une aire de stockage spécifique aux nitrate de cellulose et spécialement construite par De Beers pour un coût de 100.000 euros. Il reste maintenant à les dupliquer et à les numériser afin de pouvoir les faire connaître aux Sud-Africains et au monde entier. Un homme, en particulier, le souhaite :
« Les milliers de photographies des peuples d’Afrique du Sud qu’Alfred-Martin Duggan-Cronin a prises dans toutes les régions de notre pays au début du XXe siècle constituent un témoignage unique de la richesse et de la diversité de nos nombreuses cultures. La dignité et la personnalité de ceux qui ont choisi de se tenir devant l’appareil photo de Duggan-Cronin s’imposent. La tâche immense (…) qui consiste à restaurer ces photographies doit être supportée par nous tous, c’est une question de fierté nationale. Leur exposition future dans notre pays comme à l’étranger constituera un beau symbole de la renaissance africaine. » Nelson Mandela
Mais pour dupliquer et numériser ces négatifs il faut encore trouver 300.000 euros de toute urgence car si la décomposition des négatifs de la collection Duggan-Cronin est ralentie par le stockage approprié mis en place, elle se continue inéluctablement. Or la société De Beers juge son effort financier suffisant. Au musée et à la Fondation Duggan-Cronin, nouvellement crée, de trouver les financements manquants, sinon l’extraordinaire catalogue des cultures bantoues que constitua Duggan-Cronin disparaîtra et avec lui la mémoire des origines de l’industrie minière sud-africaine, ceci expliquant peut-être cela.