La Divine Comédie de Dante serait-elle le « Poème-machine » unissant « tous les Noms de la multitude à construire » ? En posant cette question, Giorgio Passerone nous invite à une expérimentation langagière et conceptuelle de l’œuvre dantesque. Il s’agit en premier lieu d’un travail qui mobilise et fait appel à notre propre expérience de lecteur : l’écriture de Passerone, qui traverse sans solution de continuité le rythme de la prose (La Vita Nova) et de la poésie (La Divina Commedia) de Dante, requiert un effort considérable d’attention – première condition, indispensable, pour appréhender le projet qui sous-tend cet essai. D’autre part, cette première expérimentation de l’œuvre du poète italien est liée, d’une manière immanente et constitutive, au constructivisme de sa conceptualité : elle convoque en effet la puissance illimitée du discours dantesque. Quel genre de discours ? Le « discours indirect libre », « cette tension rigoureuse de la langue secrète » (p. 31) qui trace et compose les lignes cartographiques du dire de Dante – le plan d’affirmation de ses heccéités. « Les heccéités du poème actualisent toujours le possible bien que leur actualité ne renvoie pas à la figure de ce qu’elles sont – représentation stable, phantasmatique ou rêve. Les heccéités concernent, en revanche, les positions de passage inhérentes à la réalité de l’essence comme devenir du voyage qui les compose en voix originales, agrégat-multiplicité d’un genre humain lui-même pris dans la métamorphose de ses propres forces » (p. 40).
Le discours indirect libre de la langue dantesque dévoile ainsi ce que Passerone définit comme la « politique » de cette « cartographie » de la vie : la métamorphose, inouïe et inintelligible pour toute parole proférée par un auteur et s’adressant à un sujet, de ce qui est donné à chaque heccéité. Une telle métamorphose est désignée dans le premier chant du Paradis : « Trasumanar signifiar per verba/non si poria… » – « Outrepasser l’humain ne se peut signifier/par des mots … »). Autrement dit, les forces de la vie humaine – et de sa « politique-puissance» – ne sont lisibles que comme lignes de composition immanentes au discours indirect libre. C’est ici que s’ouvre l’espace d’affirmation des forces de la multitude comme heccéités de l’œuvre – c’est-à-dire des noms qui lui sont attribuables, et non pas des personnages-sujets qui éventuellement la référencent. Le discours indirect libre de Dante ne se présente nullement comme l’architectonique parfaite du savoir de l’époque ou, pire, comme « le système hiérarchique d’organisation qui enferme la vie dans des formes au nom desquelles son auteur la juge » (p. 42) : il se détermine plutôt en fonction des « forces actives d’une énonciation collective de plus en plus univoque » (p. 43)[[Cf. également p. 71 : « Les linguistes et les philologues, on le sait, restent aristotéliciens et continuent de penser la maîtrise du style, avec ses genres bien établis, comme forme qu’un auteur va imposer à la matière langagière. Par contre, chez Dante, la continuité entre intelligence critique et pratique littéraire correspond avant tout à un mouvement de relance, à une dynamique de la quête indifférente à l’idée de la formation d’une langue dont la stabilité serait organisée par le savoir rhétorique de l’époque ». .
D’où la possibilité de suivre les modalités et les variations infinies des noms composant les parcours en devenir des heccéités de la multitude dantesque. Passerone se livre, à ce propos, à une analyse serrée de la Vita nova et de son heccéité-Béatrice (l’amour de jeunesse du poète). C’est ainsi que se dessinent les « linéaments d’un amour » permettant d’envisager une nouvelle perspective interprétative de cette œuvre étonnante à maints égards. La Vita nova tente en effet de répondre à une seule et unique question : que signifie « aimer » ? ou mieux encore : qu’est-ce qu’est le « désir d’aimer » ? Ce « désir d’amour » ne se situe aucunement dans le sillage de la tradition platonicienne et il n’est donc pas compréhensible comme signe ou symbole d’un manque existentiel à combler (le souvenir de la mort de Béatrice); bien au contraire, dans le nom de Béatrice, « on est saisi par le désir de cet être commun, ontologique et néanmoins culturellement et socialement déterminé en tant que mémoire collective d’une femme d’où va s’extraire la singularité nouvelle de Béatrice » (p. 51). L’amour du poète pour Béatrice se refuse à toute mémoire portant en elle la négation du présent; il s’impose plutôt comme un « réalisme du désir » ou comme « une ligne du désir qui ne renvoie à rien d’autre qu’à un méticuleux constructivisme d’autant plus hors de l’histoire qu’il s’y forge non pas pour en subir les effets mais pour en bouleverser le champ » (p. 88-89). C’est dire que cet amour ne peut que dévoiler la virtualité illimitée de la puissance de la vie ainsi que de toutes ses heccéités : l’amour comme vie nouvelle dans l’amour. Passerone parvient ainsi à révéler le lien, étroit et fondateur, qui réunit Dante à la pensée de Duns Scot.
En bouleversant les interprétations reçues de l’œuvre dantesque (notamment la primauté de l’héritage philosophique thomiste), Passerone nous dévoile l’implication constituante de l’ontologie univoque de Duns Scot avec la page de Dante. L’heccéité-Béatrice devient ainsi le vecteur indispensable à la pratique et à l’écriture-vie du poète florentin : l’univocité de l’être commun permet l’affirmation d’une « parole désirante et érotique » (p. 110) qui trace les formes possibles d’une nature et d’une vie communes échappant « à l’utilitarisme des stratégies mercantiles » (p. 123) propres à l’Italie de la fin du XIIIème siècle. En d’autres termes, l’écriture de Dante ne peut que rejoindre, à travers l’heccéité-Béatrice, le commun de l’histoire humaine, avec ses tensions et ses contradictions. Elle devient en ce sens une « pratique de vie » en tant que « conversation-monde », en tant qu’expérience et expérimentation sans cesse réitérées des singularités composant le plan collectif de l’histoire – celle du poète et des heccéités qu’il rencontre par son écriture.
Comme le rappelle Passerone, « il s’agit pour nous de saisir la conversation comme une véritable puissance collective, redoutable par ses désirs, ses mutations de masse mais néanmoins toujours susceptible de désamorcer les dimensions des actes de paroles en tant qu’ordres (information-communication) : donc moins une forme pure qu’une force en état de variation continue, toujours historiquement à déterminer, où les créatures puisent les ressources de leurs mots de passe et affirment leur singularité, le non-style hors de la forme “sujet”, pour la construction d’un plus de réalité collective (la politique du devenir des hommes). C’est cette conception de la sociabilité et de la conversation qui résonne avec l’idée transcendantale de la mondanité de la Vita Nova (d’où son affinité paradoxale, dans la littérature contemporaine, avec la Recherche proustienne) » (p. 181).
C’est précisément cette « politique du devenir des hommes » que Passerone décèle dans la Divine Comédie. Il se propose en effet de construire une « éthologie » du poème dantesque visant à mettre en lumière « la constitution d’une taxinomie sélective des différents modes de mal faire-bien faire autrui, autrement dit, comme la répartition des bonnes et des mauvaises relations déterminant toutes les tristesses et les joies du monde, rien de plus, rien de moins » (p. 203). Le discours indirect libre de Dante se rapporte ainsi, et il ne peut pas en être autrement, à la taxinomie du « bien-faire/mal-faire autrui » : « “Temer si dee di sole quelle cose/c’hanno potenza di fare altrui male ; / de l’altre no, ché non son paurose” ». Et c’est là que réside tout le génie de la prodigieuse invention, en acte, de la langue italienne de Dante, que les différentes tentatives de traduction ont tant de peine à rendre (« Il faut craindre seulement des choses/qui ont la puissance de faire mal autrui ;/des autres non, car elles ne sont pas redoutables » (Inf., II, 88-90). « Prosodie chantonnante, “fare altrui male”, où “autrui”, placé au milieu, entre le verbe performatif et ce “mal”, que l’on perçoit comme un adverbe de manière, n’indique plus la destination de l’énoncé, le datif qui permettrait de le reconnaître comme un objet par rapport à un sujet, car autrui devient l’événement fait par cette relation à l’infinitif (faire-autrui-mal) ».
En ce sens, les heccéités qui traversent la Divina Commedia dessinent les contours d’une « ontologie relationnelle sélective », véritable curseur véhiculant le sens même de la « politique » de Dante – une politique des noms de la multitude. On retrouve ici l’« amour » dont il était question dans la Vita Nova : les joies et les tristesses du monde sont sélectionnées par la puissance qui les détermine et régule leur affirmation – magnanimité et générosité contre pusillanimité, acedia, négligence et convoitise, amour d’autrui contre amour de soi.
Les heccéités que Dante rencontre dans son voyage (par exemple, Ulysse et Belacqua) définissent ainsi les possibilités relationnelles de la multitude à construire : « la conquête vitale de toutes les forces actives » (p. 209) de la multitude passe nécessairement par le « bien-faire autrui » de ces heccéités. Autrement dit, la Comédie de Dante ne se présente pas comme le jugement réactif émis par l’auteur contre l’état du monde ou comme la volonté abstraite de retrouver une humanité sauvée par la foi mais, bien plus radicalement, comme un « appel à la pratique commune » (p. 213), comme une « invitation » faite par une heccéité parmi d’autres à constituer et à construire du collectif à partir de la seule puissance véritablement humaine : celle de l’amour et du désir de bien-faire autrui. Cette construction et cette constitution d’une pratique commune, fondée sur une ontologie de l’univocité transitant par l’amour, permettent en effet de saisir « la puissance de vie où tout être fini peut percevoir immédiatement l’infini auquel il se rapporte de par sa singularité même qui le distingue de tous les autres » (p. 227). D’où découle « ce constructivisme de la croyance que la Comédie lance à travers les époques pour que nous cherchions nous aussi la direction sans figures de la rencontre du fini et de l’infini », contre les « fausses connexions de l’économie de ce monde qui ne cesse de monnayer des sujets et des objets » (p. 232). Le caractère intempestif, au sens nietzschéen du terme, de la Comédie fait de son histoire (celle qu’elle relate et celle que Dante lui fait dire) l’horizon de compréhension et d’action de notre présent – comme exploration, dans le bien-faire autrui, de nos heccéités prises dans l’intensification du devenir homo tantum et dans la résistance aux figures transcendantes d’un Salut promis par l’autorité et la hiérarchie, qu’elles soient religieuses, culturelles ou politiques – modes de vie imposés par le « faire-autrui-mal ». C’est ici que se situe « le processus cartographique de la grande politique dantesque pour la multitude des hommes – le devenir d’une “spiritualité” et d’une “temporalité” sans Pouvoir » (p. 239).
Cette question « politique » ne peut d’ailleurs que se retourner en interrogation « anthropologique » : peut-on encore, à la lumière de l’œuvre dantesque, soutenir la nécessité de faire appel à la modélisation des « Grands Hommes » pour constituer une pratique commune et une cartographie du bien-faire autrui ? Cette double implication révèle probablement l’enjeu majeur de la pensée du poète italien : en effet, chez Dante, « ce qui est en jeu ce n’est ni l’âme de son moi ni son art mais la formule transumanar signifiar per verba non si poria, qui a fait de lui un homo tantum pris dans le devenir-infinitif de la vie plutôt que l’exemplum de l’humanitas réconciliée dans son Salut. Le transumanar de la “forme-homme” a révélé l’impuissance de l’infini et la perception-je disparaît définitivement dans la puissance d’une corporéité désubstantialisée où l’intellect est inséparable du désir et du vouloir (la représentation du libre arbitre est franchie car hors du domaine organique il n’y a plus de jugement à porter sur la volonté pour commander le désir) ; quant à l'”œuvre” – signifiar per verba non si poria – elle a dévoilé l’impuissance de la rhétorique littéraire et le souci du style disparaît lui aussi à jamais dans la condensation sémiotique finale » (p. 163-164). Ainsi, la « joie de tout l’Univers », celle qui retentit dans le chant XXVII du Paradis, désigne « une nouvelle libération du réel » (p. 264), celle que la littérature contemporaine nous a consignée dans les noms de Murphy et de Molloy, de Leopold Bloom et d’Ulrich – c’est-à-dire dans les noms d’un devenir homo tantum, heccéités sans représentation de la multitude à construire.
Exemple de « littérature mineure », l’œuvre de Dante affirmerait ainsi selon Passerone, qui se réfère ici explicitement à la pensée de Deleuze-Guattari, les lignes d’un art d’écrire immanent à la plénitude affirmative de toutes les formes de l’humain – saisies dans leur irréductible multiplicité et « sauvés » par leur appartenance cartographique à la « pratique » et à l’« être » communs qui les traverse. D’où le seul caractère d’exemple que la « conversation-monde » de Dante nous a laissé en partage : « Ce programme-là constitue l’ultime résonance avec l’événement que l’orfèvrerie minutieuse de la Comédie, irrécupérable par l’organisation hiérarchique des figures païennes et chrétiennes du Poème Sacré, continue de produire en appelant à la résistance des plus démunis des hommes, hors du pouvoir universel des religions et de l’Empire (il s’appelle désormais Marché) pour la construction de relations inédites aptes à rendre à la vie de la terre sa légèreté. Ce n’est qu’ainsi que nous pourrons expérimenter l’ivresse paradisiaque qui enveloppe le monde. Ici et maintenant. Avec Dante » (p. 270).