Majeure 19. Migrations en Europe : les frontières de la liberté

Capitalisme, migrations et luttes sociales

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Notes préliminaires pour une théorie de l’autonomie des migrationsCapitalisme, migrations et luttes sociales. Notes préliminaires pour une théorie de l’autonomie des migrations
L’auteur discute quelques-uns des défis soulevés par le développement actuel des théories et des études sur les migrations internationales. Les modèles théoriques « hydrauliques » basés sur des mécanismes de push et de pull connaissent une crise profonde face aux migrations globales contemporaines. Le rôle joué par les migrants dans la production de nouveaux espaces sociaux transnationaux et de nouveaux réseaux politiques, sociaux et même économiques, est pris en compte par un nombre croissant de chercheurs, représentants de la « nouvelle économie des migrations ». Le but de cet article, qui est à lire comme la présentation d’un programme de recherche, est d’esquisser quelques-uns des traits principaux d’un nouveau cadre théorique, tout en assurant l’articulation avec une analyse critique des transformations de la citoyenneté, du marché du travail et de la « composition de classe » à l’ère globale.

1.
Migrations ([[Cet article est une version modifiée de ma communication au colloque Indeterminate! Kommunismus (Francfort, 7-9 novembre 2003). Il a été publié en italien, sous une forme plus longue dans le recueil collectif I confini della libertà. Per un’analisi politica delle migrazioni contemporanee, Rome, DeriveApprodi, 2004. La version originale italienne complète est également en ligne sur le site de Multitudes : art2071. ) et capitalisme : vaste question, dira-t-on ! Pour restreindre le champ de mon intervention, je voudrais inscrire mon raisonnement dans le cadre dessiné par une série de recherches sur la mobilité du travail dans le capitalisme historique (en particulier Moulier Boutang 1998, et Mezzadra 2001, chapitre 2). Ces recherches ont montré que le capitalisme lui-même se caractérise par une tension structurelle entre d’une part l’ensemble des pratiques subjectives dans lesquelles s’exprime la mobilité du travail, et d’autre part la tentative du capital d’exercer sur elles un contrôle « despotique » à travers la médiation fondamentale de l’État. De cette tension résulte un dispositif complexe, fait à la fois de valorisation et de bridage de la mobilité du travail – et de la forme de subjectivité qui lui correspond (cf. Read 2003, en particulier chapitre 1). Il n’y a pas de capitalisme sans migrations, pourrait-on dire, et le régime de contrôle des migrations (de la mobilité du travail) qui ne cesse de s’affirmer dans des circonstances historiques déterminées, constitue une clef pour reconstruire, d’un point de vue spécifique et pourtant paradigmatique, les formes générales de soumission du travail au capital, tout en offrant un point de vue privilégié pour lire les transformations de la composition de classe. Nous sommes nombreux à avoir développé ces dernières années la thèse d’une autonomie des migrations, formule entendant indiquer l’irréductibilité des mouvements migratoires contemporains aux « lois » de l’offre et de la demande qui gouvernent la division internationale du travail, et signifier que les pratiques et les demandes qui s’y expriment excèdent les « causes objectives » qui les déterminent. Je proposerai ici quelques considérations préliminaires – et assez schématiques – pour un approfondissement et un affinement de cette thèse, en insistant sur les conséquences qui en découlent d’un point de vue théorico-politique, à partir de la conscience que la crise de la représentation des mouvements migratoires en termes de « flux gouvernables », aujourd’hui particulièrement évidente, adresse en réalité un défi radical à toute politique migratoire centrée sur le concept et sur une perspective d’intégration (cf. Raimondi – Ricciardi 2004).

2.
Pour tenter de reconstruire brièvement la façon dont s’est développée, ces vingt dernières années, la recherche internationale mainstream consacrée aux migrations, soulignons tout d’abord qu’elle a dû elle aussi reconnaître, au moins partiellement, l’autonomie des migrations. Dans The Age of Migration, Stephen Castles et Mark J. Miller écrivent par exemple : « les migrations peuvent aussi être caractérisées par une autonomie relative, elles peuvent se développer d’une façon indifférente aux politiques gouvernementales… Les politiques officielles manquent souvent leur objectif, et peuvent même déterminer des effets opposés à ceux attendus. Ce sont les gens, par delà les gouvernements, qui donnent forme aux migrations internationales : les décisions prises par les individus, les familles et les communautés – souvent à partir d’informations imparfaites et d’une palette d’options disponibles extrêmement réduite – jouent un rôle essentiel dans la détermination du processus migratoire » (Castles – Miller 2003, p. 278). Les modèles théoriques néoclassiques (déclinés en termes économiques et/ou démographiques), qui ramenaient les migrations à l’action combinée des facteurs « objectifs » de push et de pull, ont été largement critiqués. L’approche multidisciplinaire est la règle, la théorie des « systèmes migratoires » attire l’attention sur la densité historique des mouvements de population, tandis que la contribution des anthropologues a produit des recherches ethnographiques extrêmement intéressantes sur les nouveaux espaces transnationaux en formation, souvent de véritables mines d’information pour qui veut décrire les comportements et les pratiques sociales où s’exprime matériellement l’autonomie des migrations (cf. Brettell – Hollifield, eds., 2000). L’approche de la « new economics of migrations » (Massey et al. 1993, Portes 1997), qui s’est rapidement imposée comme une sorte de nouvelle orthodoxie dans le débat international, a souligné l’apport essentiel des réseaux familiaux et « communautaires » dans la détermination de chaque phase du processus migratoire – elle a notamment donné une impulsion nouvelle à un ensemble de recherches sur les formes « ethniques » d’entreprise qui prennent forme à l’intérieur des espaces diasporiques et transnationaux construits par les migrations (cf. par exemple Jordan – Düvell 2003, p. 74).

3.
Une critique de la « nouvelle orthodoxie » doit selon moi partir du fait que, là encore, nous sommes confrontés à une théorie de l’intégration sociale au sens plein du terme. En premier lieu, en des termes classiques dans le discours public états-unien où elle s’est formée, la « nouvelle orthodoxie » finit en grande partie par utiliser la référence aux migrations comme une confirmation de la mobilité sociale ascendante qui caractériserait le système capitaliste et la citoyenneté états-unienne. Les processus d’exclusion, de stigmatisation et de discrimination, bien entendu soulignés avec emphase, ne figurent dans ce cadre que comme de purs effets collatéraux d’un capitalisme (et d’une citoyenneté) dont le code fondamentalement intégrateur, loin d’être mis en question, est considéré comme continuellement reconstruit et renforcé par les migrations mêmes. En second lieu, la « nouvelle orthodoxie » opère un refoulement substantiel des luttes sociales et politiques des migrants, qui ont pourtant déterminé un profond renouvellement des syndicats aux États-Unis, qui a connu un nouvel élan après le 11 septembre, parvenant à s’exprimer l’automne dernier par une initiative fédérale, l’ « Immigrant Workers Freedom Ride » (cf. Caffentzis 2003). Du point de vue de la « nouvelle orthodoxie », ces luttes sont tout au plus considérées comme de pures variables dépendantes d’un modèle d’accès à la citoyenneté essentiellement commercial (Honig 2001, p. 81) ; d’un même geste, on en vient à proposer une image unilatérale d’une citoyenneté états-unienne en expansion continue, sans tenir compte du rôle constitutif joué dans son histoire par la dialectique inclusion/exclusion (notamment à travers la position des illegal aliens), pas plus que de sa hiérarchisation interne, par filières ethniques et « raciales », qui a produit de véritables figures d’alien citizens (cf. Ngai 2003, en particulier p. 5-9).

4.
C’est donc sur cette toile de fond que doit être redéfinie et ajustée la thèse de l’autonomie des migrations : d’une part en réaffirmant le lien constitutif du mouvement social des migrants (avec précisément les éléments d’autonomie et d’ « excédent » qui innervent son profil subjectif) avec l’exploitation du travail vivant, et d’autre part en mettant au premier plan les luttes des migrant(e)s. Ces luttes devraient d’ailleurs être prises en considération aussi bien pour les modalités sous lesquelles elles se déterminent tout au long de l’expérience migratoire qu’au titre de référence essentielle pour une nouvelle conceptualisation du « racisme », capable de rendre compte de sa restructuration continuelle au sein de rapports sociaux caractérisés par une présence de migrants qui ne sont pas de pures « victimes », mais, justement, des sujets exprimant résistance et pratiques conflictuelles novatrices (cf. Bojadzijev 2002). Il est en tout cas évident que les migrations ne se déterminent pas à l’intérieur d’un espace vide. Il est impossible de comprendre les migrations contemporaines sans prendre en compte les transformations radicales et catastrophiques provoquées au cours des années quatre-vingt dans tant de pays africains par les Programmes d’ajustement structurel du FMI, ou, à partir des années soixante-dix, les investissements vers l’étranger des multinationales, avec la création des « zones de production pour l’exportation » et le bouleversement de l’agriculture traditionnelle (cf. en particulier Sassen 1988). La thèse de l’autonomie des migrations établit une barrière de sécurité qui la sépare de toute apologie esthétisante du nomadisme : tout en soulignant que l’ensemble des phénomènes évoqués plus haut ont été, eux aussi, des réponses aux soulèvements sociaux et aux demandes de citoyenneté caractéristiques de la phase de « décolonisation », elle se propose de mettre en évidence la richesse des comportements subjectifs qui, à l’intérieur de ce champ d’expérience, s’expriment dans les migrations. À la lumière de la thèse de l’autonomie des migrations, les éléments de turbulence qui les caractérisent de plus en plus (Papastergiadis 2000) apparaissent comme des excédents structurels par rapport aux équilibres du « marché du travail » : c’est sur cet excédent que se joue la redéfinition continue des dispositifs d’exploitation, avec des effets irradiant l’ensemble du travail vivant contemporain.

5.
Soyons clairs : c’est bien de cela qu’il s’agit, lorsqu’on parle d’un gouvernement global des migrations (cf. par exemple Düvell 2002), désignant ainsi un régime structurellement hybride d’exercice de la souveraineté, dont la définition et le fonctionnement sont produits par le concours des États nationaux (qui, même s’il est de moins en moins exclusif, montre précisément ici la persistance de leur rôle dans le scénario de la « globalisation »), de formations « postnationales » comme l’Union européenne, de nouveaux acteurs globaux comme l’ « International Organization for Migrations », et d’Organisations non gouvernementales aux finalités « humanitaires ». Même si ses effets les plus immédiats sont le renforcement des frontières et l’affinement des dispositifs de détention/expulsion, ce régime de gouvernement des migrations ne vise pas à l’exclusion des migrants, mais plutôt à mettre en valeur, à ramener à des proportions économiques, et donc à exploiter les excédents (les éléments d’autonomie) caractéristiques des mouvements migratoires contemporains. L’objectif n’est nullement de fermer hermétiquement les frontières des « pays riches », mais d’établir un système de digues, de produire en dernière instance, pour reprendre l’expression d’un chercheur américain qui nous est particulièrement proche, « un processus actif d’inclusion du travail migrant à travers sa clandestinisation » (De Genova 2002, p. 439). Nous avons là une clef pour comprendre les propos de Claude-Valentin Marie affirmant, dans un rapport de l’OCDE, que le travail immigré employé « clandestinement » dans l’économie informelle est, sous bien des aspects, emblématique de la phase actuelle de la globalisation (Marie 2000). Tentons de saisir certains de ces aspects de notre point de vue. Le migrant clandestin, pouvons-nous affirmer, est la figure subjective dans laquelle la plus grande « flexibilité » du travail, d’abord présente comme comportement social du travailleur ou de la travailleuse, s’affronte aux plus durs dispositifs de contrôle (et, à la limite, de négation) de cette flexibilité. Il ne s’agit absolument pas de voir dans le « migrant clandestin » une nouvelle avant-garde potentielle dans l’ensemble de la composition de classe, mais de lire, à travers cette position subjective spécifique, la composition du travail vivant dans son ensemble, caractérisée – dans sa dimension tendanciellement globale – par une alchimie variable de « flexibilité » (mobilité) et de contrôle, selon une échelle fortement diversifiée. De ce point de vue, la catégorie même de marché du travail, avec les segmentations qui la caractérisent (Piore 1979), nous laisse apercevoir toute sa fragilité : la voie est ainsi ouverte à une analyse de la « rencontre » (pour reprendre la catégorie marxienne) de la force de travail et du capital, dans laquelle sont immédiatement mis en jeu – et justement autour du gouvernement de la mobilité – des rapports de domination et d’exploitation. Ces rapports – avec leur violence constitutive – redistribuent en permanence les cartes et défont les petits modèles théoriques, en nous montrant par exemple la contemporanéité des extractions de la plus value absolue et de la plus value relative, de la subsomption formelle et de la subsomption réelle du travail sous le capital, du travail immatériel et du travail contraint – ce qui manifeste en plein jour le lien structurel de la new economy et des nouvelles formes d’accumulation primitive, avec leurs nouvelles clôtures.

6.
Il nous faut ici revenir en arrière et reparler de la « nouvelle orthodoxie » en examinant l’un des points où elle semble justement accorder une grande place à l’ « autonomie des migrations » : là où elle traite de l’apport fondamental des réseaux familiaux et communautaires. Critiquant l’image abstraite de l’individu rationnel comme protagoniste des mouvements migratoires, longtemps présupposée par l’approche néo-classique, Alejandro Portes écrit par exemple : « réduire toute chose au plan individuel signifie limiter la recherche de façon inacceptable, en excluant toute possibilité d’utiliser comme base d’analyse des unités plus complexes comme les familles, les réseaux de parentèle et les communautés » (Portes 1997, p. 817). Il n’est pas difficile d’établir un parallèle précis entre la critique adressée à l’économie néo-classique par la « new economics of migration » et la critique communautarienne de la théorie libérale. Parallèle confirmé par les positions sur l’immigration soutenues par Michael Walzer, pour qui le principal apport des « vagues migratoires » vers les États-Unis tient justement au fait que les migrants font don à la société d’accueil de correctifs communautaires, d’un supplément affectif au lien social continuellement mis en cause par le développement du capitalisme (cf. en particulier Walzer 1992). Je crois qu’un tel parallèle devrait nous mettre en garde contre tout usage acritique des références aux réseaux familiaux et communautaires. Il est en effet évident, comme l’a brillamment démontré Bonnie Honnig dans un livre important, Democracy and the Foreigner (2001, p. 82-86), que l’inspiration « progressiste » de Walzer a tout pour être oblitérée par une série de discours mettant l’accent sur l’importance du rôle des migrant(e)s (certain(e)s plus que d’autres, bien entendu) pour une restauration de rôles et de codes sociaux mis en question en Occident par les mouvements des dernières décennies. Considération abstraite ou peu perspicace ? Bien au contraire : tout un secteur marchand, en forte expansion, celui où opèrent les agences matrimoniales transnationales, est né autour d’une demande masculine de renormalisation patriarcale des rôles de genre à l’intérieur de la famille, offrant « femmes dociles et affectueuses » pour qui « les seules choses qui comptent sont la famille et les désirs du mari » (Honig 2001, p . 89). Inutile de dire que la xénophilie nourrie d’exotisme et d’un imaginaire de « nouvelle masculinité » a tout pour se transformer en xénophobie pour peu que bien de ces femmes présentées comme « dociles et affectueuses » se révèlent en réalité uniquement intéressées par la green card et saisissent la première occasion pour prendre la tangente.

7.
Je crois qu’une fois de plus, ce sont les lignes de fuite suivies par ces femmes – auxquelles il conviendrait d’adjoindre les comportements de tant de sex-workers « extra-communautaires » dans l’Europe de Schengen (cf. Andrijasevic 2004) – qui nous offrent un point de vue privilégié pour traiter de la subjectivité des migrant(e)s. Il ne s’agit évidemment pas d’en revenir à l’économie néo-classique, et de penser le/la migrant(e) à travers la figurine abstraite de l’individu rationnel. Il y a ici, me semble-t-il, beaucoup à apprendre de la recherche féministe sur les migrations, du simple fait qu’elle s’est développée dans un champ théorique marqué par une critique radicale d’une telle image (cf., dans la littérature la plus récente, Ehrenreich – Hochschild, éd., 2003). Ce qui nous est décrit comme une féminisation croissante des migrations (cf., par exemple Castles – Miller 2003, p. 9) constitue d’ailleurs un extraordinaire champ d’enquête. Il est clair que nous sommes ici en présence de processus profondément ambivalents. Analysant récemment la condition des travailleuses domestiques philippines à Rome et à Los Angeles, Rhacel Salazar Parreñas (2001) met en évidence le jeu complexe caractéristique d’une bonne part des migrations féminines contemporaines, fait à la fois de fuite loin des rapports patriarcaux des pays d’origine, de substitution au travail affectif et de soin que ne veulent plus assurer les femmes occidentales « émancipées », et de reproduction des conditions de subordination de classe et de genre. Ce discours pourrait sans doute être approfondi si nous disposions de plus de matériaux sur les migrations féminines à l’intérieur du « Sud global », notamment sur les mouvements de la force de travail qui ont soutenu la productivité des « zones de production pour l’exportation ». Ce qui est sûr, c’est que les migrations voient s’exprimer des processus de désagrégation (mais aussi, naturellement, de permanente recomposition et « remise en jeu ») des systèmes traditionnels d’appartenance, qui rendent insoutenables – analytiquement et politiquement – l’image du migrant si courante dans la littérature internationale sur les migrations : celle du migrant comme sujet « traditionnel », totalement embedded dans des réseaux familiaux et communautaires, face auquel se détache (pour en tirer du confort ou pour exprimer du ressentiment) l’individu occidental. Pour reprendre une image lacanienne – dont on pourrait aisément retrouver des antécédents chez Marx – le/la migrant(e) est un sujet « barré », qui vit un rapport complexe et contradictoire avec l’appartenance, quelle qu’en soit la définition. C’est de cette « barre » (pour simplifier : le point de rencontre de l’action individuelle et des conditions temporelles et spatiales qui la circonscrivent, et l’inscrivent sous le signe d’une privation irréparable) que nous devons partir pour élaborer une lecture politique des migrations contemporaines.

8.
Disons-le tout de suite, pour éviter toute équivoque : la « barre » n’est qu’une métaphore, et qui n’est peut être pas si heureuse. Et lorsqu’on parle de la condition des migrants, il convient de manier les métaphores avec précaution. Nous avons déjà évoqué, pour nous en démarquer, une tendance diffuse, surtout dans les « cultural studies » anglo-américaines, à produire autour des migrations des apologies désincarnées et esthétisantes du nomadisme et du déracinement. Et quand on examine la position absolument privilégiée de la référence au réfugié ou au migrant dans le débat philosophique et politico-théorique contemporain (de Derrida à Agamben, de Hardt et Negri à Balibar pour ne citer que quelques noms), on ne peut s’empêcher d’avoir de temps à autres l’impression que dans la prolifération des métaphores et des images évocatrices, on finit par perdre de vue l’expérience matérielle – il faudrait dire sensible – des migrant(e)s, avec sa charge d’ambivalence. Pour parler comme le regretté Edward Saïd, le risque est grand d’oublier que « l’exil est quelque chose de fascinant à penser, mais de terrible à vivre » (Saïd 1984, p. 173). En faveur de l’emploi d’un langage métaphorique, mais aussi comme un salutaire avertissement concernant ses limites, on peut cependant citer un extraordinaire livre et reportage photographique des années soixante-dix, qui se proposait justement d’illustrer l’expérience des travailleurs immigrés. « Le langage de la théorie économique », lisait-on dans ce livre (A Seventh Man), « est nécessairement abstrait. Quand nous nous proposons de saisir les forces qui déterminent la vie du migrant, et de les comprendre, nous avons ainsi besoin d’une formulation moins abstraite. Nous avons besoin de métaphores : et les métaphores sont provisoires, elles ne remplacent pas la théorie » (Berger – Mohr 1975, p. 41). Trente ans plus tard, pouvons-nous ajouter, nous avons d’autant plus besoin de métaphores que nous vivons une situation – celle du capitalisme global contemporain, dont les migrations nous permettent justement de saisir certains traits particulièrement innovants – où semblent définitivement révolues les distinctions traditionnelles entre économie, politique et culture ; où il n’est plus possible de parler d’exploitation et de valorisation du capital sans chercher en même temps à comprendre les transformations de la citoyenneté et des « identités » ; où il n’est plus possible de parler de classe ouvrière sans rendre compte en même temps des processus de désarticulation du plan des appartenances (processus sur lesquels est gravé le signe indélébile de la subjectivité du travail vivant) qui la configurent irréversiblement comme multitude. La condition des migrants se situe précisément au point de rencontre de ces processus : et, au fond, les discussions philosophiques les plus abstraites aujourd’hui au premier plan sont elles aussi dominées par l’urgence de réfléchir à ces processus.

9.
Je voudrais attirer l’attention sur un autre problème : celui de la définition politique de la condition des migrants. Une fois établi le caractère paradigmatique d’une telle condition, et mis en évidence les éléments d’autonomie, d’ « excédent » qui innervent les migrations contemporaines considérées comme mouvement sociaux, comment pouvons-nous et devons-nous comprendre les luttes des migrants ? Dans quelle perspective s’inscrivent-elles, ici et maintenant ? Pour esquisser quelques réponses partielles, mais aussi pour indiquer les limites de notre imagination politique, je voudrais me référer à deux livres que je range parmi les plus importantes contributions aux débats théorico-politiques de ces dernières années : La mésentente de Jacques Rancière et Democray and the Foreigner de Bonnie Honnig. Les grandes lignes du raisonnement de Rancière sont bien connues, et peuvent donc être ici brutalement simplifiées : la politique n’existe que comme subjectivation d’une « part des sans part » qui, actualisant « la contingence de l’égalité, ni arithmétique ni géométrique, des êtres parlants quelconques », bouleverse le « compte des parts » (l’architecture distributive) sur lequel s’appuie ce que Rancière, à la suite de Foucault, nomme police (Rancière 1995, p. 50 sq.). Il est difficile de résister à la tentation de lire la référence à la « part des sans-part », sur laquelle est centré tout le raisonnement de Rancière, à travers le prisme de la lutte des sans-papiers de 1996, un an après la publication de La mésentente. Rancière est d’ailleurs le premier à autoriser une telle lecture, quand il souligne que les « immigrés » étaient un sujet relativement nouveau en France, pour la simple raison que vingt ans plus tôt on les appelait « travailleurs immigrés » et qu’ils avaient donc une part précise dans le mécanisme distributif d’un régime déterminé (fordiste, ajouteraient certains) de « police » (cf. ibid, p. 161 sq.). Devenus sans-part, les immigrés (les migrants, comme nous aimons mieux dire) en venaient à être les candidats « naturels » au rôle de « part des sans-part », dont seule la subjectivation – les luttes prolétariennes et les luttes des femmes nous l’ont particulièrement bien montré – peut faire surgir de l’action politique, et donc une réinvention de l’universel. Dans un autre cadre analytique, le raisonnement de Bonnie Honig reprend, pour l’essentiel, celui de Rancière : critiquant de façon assez convaincante l’homologie de l’image – xénophile – de l’étranger comme sujet qui a quelque chose à donner et de l’image – xénophobe – de l’étranger comme sujet cherchant à « prendre » à la société dans laquelle il vient s’établir, Honig, en un geste absolument fascinant, propose de renverser les termes, et de tenter de penser « précisément ce comme ce que les migrants ont à nous donner » (Honig 2001, p. 99). En d’autres termes, les pratiques par lesquelles, selon Honig, s’exprime la citoyenneté des migrants (y compris dans un contexte d’exclusion de la citoyenneté juridiquement codifiée) mettraient structurellement en question le fondement de la démocratie, dont elles rouvriraient le mouvement par delà sa configuration institutionnelle, en direction d’un approfondissement et d’une requalification à la fois intensive et extensive (au-delà des frontières de l’État national). La référence à Rancière est explicite, à travers une conception de la politique où ce sont les revendications de ceux qui ne rentrent pas dans le « compte » des régimes de « police » qui impulsent le surgissement de « nouveaux droits, nouveaux pouvoirs, nouvelles visions » (ibid., p. 101).

10.
Arrêtons-nous un instant sur l’image de la « communauté politique » qui prend ainsi forme : la communauté politique, écrit Rancière, « est une communauté d’interruptions, de fractures, ponctuelles et locales, par laquelle la logique égalitaire vient séparer la communauté policière d’elle-même » (Rancière 1995, p. 186). On voit bien, me semble-t-il, que nous avons affaire à ce que l’on peut appeler une théorie de la « démocratie radicale », en ce sens que le surgissement politique de la part des sans-part est pensé comme un moment de désarticulation d’un régime spécifique de « police », un moment d’ouverture qui ne peut toutefois aboutir qu’à un autre régime de « police », avec ses parts et sa « part des sans-part ». Soyons clairs : il ne s’agit pas de rabattre le travail de Rancière sur l’ouvrage qui a lancé le débat sur la démocratie radicale : Hegemony and Socialist Strategy. Towards a Radical Democratic Politics d’Ernest Laclau et Chantal Mouffe. Le livre de Rancière est, selon moi, infiniment plus riche et intéressant : et tout d’abord parce qu’il pose le problème de la production de la démocratie, au lieu de poser celle-ci, comme le font Laclau et Mouffe à partir de leur réinterprétation du concept d’hégémonie, comme quelque chose de donné, coïncidant en dernière instance avec la généralité de l’ « articulation politique » qui s’oppose au caractère structurellement « partiel » des luttes sociales singulières (cf. Laclau – Mouffe 1985, en particulier p. 169). Si toutefois un « mérite » doit être reconnu à Laclau et Mouffe, c’est bien celui d’avoir anticipé une constellation de problèmes destinée à marquer un long cycle historique. C’est le mouvement global de ces dernières années dans son ensemble qui a inscrit sa propre action dans un cadre de référence qui, au sens large du terme, peut être défini comme « démocratico-radical » – et la « naturalité » du langage des droits employé par ce mouvement en est selon moi une claire illustration. Même les propositions théoriques les plus intéressantes de ces dernières années (celle de Hardt et Negri et celle de Holloway, pour en retenir deux, assez éloignées l’une de l’autre sous bien des aspects), si elles renouvellent profondément le cadre, si elles le forcent, n’offrent pas d’alternative effective à l’approfondissement (intensif et extensif, nous l’avons vu avec Honig) de la démocratie. Pour en revenir aux migrants, tant la recherche d’Étienne Balibar que nos propres pratiques politiques et théoriques se sont essentiellement déployées à l’intérieur du même scénario.

11.
Le problème n’est pas seulement la nature « contre-factuelle » de ces discours sur la démocratie (en ce sens que l’évolution des démocraties réelles nous a conduits ces dernières années dans une toute autre direction.). Sans retomber dans des dogmes et des certitudes qu’il est bon d’abandonner sans regrets au passé, il s’agit de se demander s’il est possible d’imaginer à nouveau une discontinuité dans l’histoire politique de la démocratie moderne, une rupture dans la continuité de la domination et de l’exploitation sur lesquelles s’appuie le mode de production capitaliste. C’était cela, au fond, le « rêve d’une chose » marxien, la révolution, le communisme. Il ne s’agit pas de jouer à nouveaule communisme contre la démocratie (de quelque façon qu’on la définisse) : nous avons appris à distinguer – et c’est un point que semble souvent perdre de vue Slavoj Žižek, qui n’en a pas moins eu le mérite d’attirer l’attention sur le type de problèmes abordé dans ces lignes (cf., récemment, Žižek 2004, p. 183-213) – la démocratie comme système institutionnel d’équilibre (en termes classiques : comme forme de gouvernement), et la démocratie comme mouvement, capable d’articuler politiquement un ensemble d’exigences subjectives excédant aussi bien la codification institutionnelle de la citoyenneté que la trame des relations mercantiles. Lues ensemble, la crise des systèmes de welfare en Europe occidentale et celle du « socialisme réel » nous font voir, justement, cette déconnexion (cf. Piccinini 2003). Le fait est, cependant, qu’entre démocratie comme forme de gouvernement et démocratie comme mouvement, un rapport n’en doit pas moins se déterminer – et dans les logiques de la démocratie ce rapport est impensable autrement que sous les formes de l’équivalence (du « compte des parts », dans le lexique de Rancière). Pour en rester à notre problème, les éléments d’ « excédent » et d’autonomie qui caractérisent les migrations contemporaines ne peuvent obtenir de reconnaissance, dans la perspective de la démocratie radicale, qu’à travers une médiation avec l’ensemble des proportions sur lesquelles se fonde la fiction du marché du travail, sans pouvoir cependant remettre en question leur violence constitutive. Pour le dire autrement : ce qui se manifeste ici au grand jour, et qui a d’ailleurs été bien mis en évidence par les vicissitudes, et finalement l’échec, du « marxisme analytique », c’est l’irréductibilité de l’exploitation à toute espèce de théorie de la justice. Peut-être pouvons-nous alors tomber provisoirement d’accord sur une nouvelle métaphore : le communisme est aujourd’hui pensable comme supplément de la démocratie radicale, interne à son horizon mais irréductible à ses logiques, comme indicateur des limites du mouvement démocratique et du champ des possibilités théoriques qui en sont structurellement exclues. Notre travail sur l’autonomie des migrations me semble aller dans cette direction, dans la mesure où il met en lumière la riche trame subjective des exigences qui, dans les migrations contemporaines, s’expriment sous des formes qui ne peuvent être ramenées à la dialectique de la reconnaissance démocratique.

(traduit de l’italien par François Matheron)

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