Notes et lectures

Christian Marazzi : “La place des chaussettes”

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Sur « La place des chaussettes », Christian Marazzi, Ed. De L’Eclat, 1997, (Trad. F. Rosso, A. Querrien), 190 p.

La place des chaussettes , le titre est plutôt énigmatique (nous y reviendrons), mais on ne saurait tenir rigueur à l’auteur, C. Marazzi, d’un tel choix. Car ce petit livre, écrit simplement et accessible au grand public, est précieux. Il marque, en France tout au moins, l’entrée en scène d’un courant du marxisme critique longtemps confiné à un petit cercle d’initiés et largement sous-estimé dans sa capacité à rendre compte des mutations du capitalisme contemporain.

L’analyse de C. Marazzi repose sur quelques notions clefs issues du mouvement Operaista comme celles de travail immatériel, de coopération, de commandement ou encore de langage conçu comme « force productive ». Ces notions sont mises en œuvre dans le cadre d’une réflexion critique sur les conditions et les effets disruptifs de la crise du fordisme.
La thèse de C. Marazzi repose sur le constat d’une modification profonde de la nature du travail. Avec le passage de la production de masse fondée sur une division poussée entre travail d’exécution et travail de conception à une production flexible fondée sur une adaptation immédiate et permanente du travail aux oscillations du marché, « la communication, le flux d’information, entrent directement dans le processus productif » (p.13) et ont une valeur directement productive. Dans ce contexte, les technologies utilisées fonctionnent comme des « machines linguistiques » (p.17) ayant pour finalité de fluidifier et d’accélérer la circulation de l’information.
Mais, la nouveauté, selon C. Marazzi, réside principalement dans le problème du contrôle politique des processus d’innovation sous-jacents (p.25), qui viennent remettre en question les routines et les centres de pouvoirs consolidés durant les années de forte croissance. Pour faire bref, la sphère productive, en pleine transformation, et la sphère politico-administrative ne sont plus adéquates l’une à l’autre. L’auteur le montre clairement dans sa rétrospective : depuis Hegel, le rapport entre le travail (l’« agir instrumental ») et le système politique et social (fondé sur l’« agir communicationnel ») s’est complètement renversé. L’irruption du langage (de la communication) dans la sphère productive rend caduque cette distinction habermassienne en ce sens que « l’entrepreneur lui-même, en tant que tel, se fait homme politique, sujet de Gouvernement, abolissant la séparation typique de la démocratie représentative entre sphère économique et sphère politique » (p.40).

Selon l’auteur, cette forme nouvelle de commandement du capital, verticale et politique par essence, explique (dans les entreprises) le regain du « travail servile » et l’émergence d’une « démocratie sans droits », en même temps qu’elle rend impossible toute médiation juridique durable, toute norme régulatrice des rapports de travail. Le long parallèle établi par l’auteur (pp.81-97) entre la crise du travail en entreprise et les problèmes d’égalité du travail entre hommes et femmes dans la famille (rf. à la place des chaussettes) éclaire très bien cette question. Loin d’alléger le travail domestique des femmes, la technologie au contraire en accroît la charge par le développement de nouvelles activités cognitives et relationnelles, sources de stress et de nouvelles inégalités. Par extension, le « cognitariat » (p.108) fait de la connexion au lieu de la séparation, l’intégration au lieu de la segmentation les principes fondateurs de la productivité dans les entreprises. Autrement dit, est considéré comme seul productif (créateur de valeur) le travail réalisé par la collectivité des salariés et valorisé comme le résultat d’une dépense d’une seule et même force de travail.
Sans trop insister sur ce point, l’auteur a bien vu que ces conditions nouvelles de la production entraient (formellement tout au moins) en contradiction radicale avec la conception traditionnelle du salaire, entendue comme le prix de la force de travail individuelle (p.110). La dimension de plus en plus collective du travail à la source de la valeur opère de facto un déplacement vers une conception du salaire qui met en avant le rôle décisif des règles et conventions établies entre entreprises, salariés et État social pour la mesure et la reconnaissance des savoirs collectifs et de leur rémunération.

Au plan politique, la principale victime de ce processus irréversible de déconnexion des rémunérations du travail individuel est la classe moyenne. Autrefois noyaux durs du fordisme, cadres et employés du secteur des services subissent lentement et sûrement une mobilité descendante, entraînant dans leur sillage de nouveaux compromis et de nouvelles alliances politiques, de nouveaux programmes économiques (le Clintonisme). Cette « prolétarisation des couches moyennes » constitue selon l’auteur la principale raison des revirements de la classe politique vers des stratégies de démantèlement des institutions sociales protectrices (« les pauvres et les exclus ne votent pas »). Elle met en question le rôle économique de l’État dans sa fonction de défenseur de l’intérêt général et garant de la demande effective. Cette délégitimisation, renforcée par la montée des déficits, de la dette et de la pression fiscale, oblige les pouvoirs publics à se comporter comme une entreprise privée et à soumettre à des arbitrages comptables des dépenses d’investissement que la collectivité devrait impérativement engager aujourd’hui pour espérer demain bénéficier des retombées.
Par cela même, l’affaiblissement de l’État ouvre des espaces inédits d’action politique (p.161), au niveau local notamment, où la défense des droits et de la démocratie fait barrage à toute intervention publique répressive sur les groupes les plus marginalisés de la société d’aujourd’hui (p. 165). Pour C. Marazzi, « la défense conservatrice du territoire a conduit à confondre les droits attribués à l’homme avec ceux du citoyen défini territorialement. » (p. 172-173). Et l’auteur de chercher une façon nouvelle de définir le fondement de la citoyenneté en proposant la notion d’Etat extra-territorial dans lequel la représentation politique serait l’émanation directe de projets concrets définis socialement à partir des groupes et/ou associations, hommes, femmes, qui agissent sur le terrain.

De la lutte individuelle et collective pour l’égalité des droits à la lutte pour l’accès et l’intégration pour tous à des lieux de vie individuels et collectifs : voilà une utopie mobilisatrice, radicale et pleine d’avenir !