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Chronique du dinosaure II : Le conflit des facultés

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On parle beaucoup en ce moment de défendre la philosophie, comme si, attaquée de toutes parts, par la dérive du pouvoir, par le bavardage des pédagogues, par l’arrogance de faux savants spécialistes de sciences incertaines, il lui fallait lutter dos au mur, prise dans cette alternative : disparaître, ou s’enfermer avec ses protestataires et ses pétitionnaires dans une sorte de camp retranché. Mais qu’est-ce qui est présent au juste sur ce champ de bataille ? Est-ce réellement la philosophie, la philosophie comme telle ? Non, c’est plutôt la philosophie comme discipline, comme discipline scolaire, ce qu’elle n’a certainement pas toujours été, ce qu’elle ne sera peut-être pas éternellement. Le conflit auquel nous assistons aujourd’hui est un conflit disciplinaire, du type de ceux que Kant avait caractérisés d’une formule toujours vivante : le conflit des facultés[[Kant, Le conflit des facultés (1079), trad. Gibelin, Paris, Vrin, 1955)..
Dans cet affrontement complexe, revient en particulier un vieux débat, apparu presque aussitôt après que la philosophie eut été intégrée, à sa place, dans le cursus normalisé d’un enseignement public, avec la charge d’assurer à celui-ci sa conscience de soi, et donc aussi sa légitimité : c’est celui qui oppose la philosophie aux sciences humaines, dont les prétentions hégémoniques sont réputées d’autant plus menaçantes que leur statut est luimême plus fragile et plus discuté[[Sur ce point, voir les travaux de W. Lepenies, en particulier Les trois cultures (entre science et littérature, l’avènement de la sociologie), trad. Plaid, éd de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 1990.. Le XIX- siècle en France s’était achevé sur une crise de la philosophie qui semblait annoncer celle que nous vivons aujourd’hui, avec pour enjeu déjà le partage des pouvoirs scolaire et universitaire, ce qui ne doit d’ailleurs pas faire négliger le contenu proprement théorique de ces disputes, dont les lignes de clivage, plutôt qu’entre la philosophie et les sciences humaines, traversent la philosophie (philosophie de la conscience ou philosophie de l’inconscient ?), comme elles passent aussi, simultanément, à l’intérieur des dites sciences humaines (psychologie ou sociologie ?). On peut dire que, de ce point de vue, la confrontation de Durkheim et de Bergson n’a rien perdu de son actualité, et que nous ne sommes jamais véritablement sortis, en France, du champ théorique que celle-ci délimitait.
En 1924, C. Bouglé éditait, sous le titre Sociologie et philosophie[[Ce recueil, paru chez Alcan en 1924, puis réimprimé par les P.U.F., n’est pas disponible actuellement., un recueil d’articles de Durkheim qu’il présentait dans ses termes : “ces études montrent en quel sens et dans quelle mesure la sociologie renouvelle la philosophie”, et dans la suite de sa préface il parlait d’une philosophie de Durkheim”, qu’il appelait “sociologisme” : celui-ci consiste, disait-il, en “une théorie explicative de l’esprit humain”, correspondant, à l’opposé de tendances matérialistes et organicistes, à “un effort pour fonder et justifier de façon nouvelle les tendances spiritualistes”. Cette référence au spiritualisme, qui étonne au premier abord, s’explique à la fois par une raison de fond (la société étant essentiellement pour Durkheim, relu par Bouglé, un foyer de vie spirituelle et morale) et pour une raison de forme (comme si le spiritualisme imputé à Durkheim authentifiait le caractère proprement philosophique de sa démarche). Dans les dernières années du XIXe siècle, Durkheim avait d’ailleurs rédigé un rapport sur l’enseignement de la philosophie dans les lycées, où il critiquait durement la tradition humaniste et rhétorique de cet enseignement, qu’il proposait de revivifier en y introduisant la perspective ouverte par le nouveau savoir sociologique[[Ce rapport est repris dans E. Durkheim, Textes, t. III (Paris, éd de Minuit, coll. Le sens commun, 1975), p. 403 et sq..
Interrogé aujourd’hui sur la prétention de supplanter la philosophie dont est créditée la sociologie, Bourdieu semble chausser les bottes de Durkheim lorsqu’il répond : “Si les sciences sociales constituent une menace pour la philosophie, ce n’est pas tant, comme on le croit, parce qu’elles s’emparent de domaines jusque là monopolisés par la philosophie. C’est surtout parce qu’elles engagent, tacitement ou implicitement, une philosophie (historiciste, et néanmoins rationaliste) tout à fait opposée à celle qui est tacitement inscrite dans le poste et la posture de philosophe professionnel.”[[F. Bourdieu, Réponses, (Paris, Seuil, 1992), p. 1432. Et cette réponse est complétée par une confidence à caractère plus personnels : “Si je voulais donner une vision un peu idéalisée de mon parcours intellectuel, je dirais que c’est une entreprise qui m’a permis de réaliser, au moins à mes propres yeux, l’idée que j’avais de la philosophie – ce qui est une autre manière de dire que ceux qu’on appelle communément philosophes ne sont pas tous et toujours conformes à cette idée”[[Id. Sur ces points, cf, également l’entretien avec P. Bourdieu publié dans Le Monde du 14 janvier 1992..
Ce qui est intéressant dans ces deux cas, ceux de Durkheim et de Bourdieu, c’est de voir le sociologue, ou réputé tel, s’opposer au philosophe sur son propre terrain, en revendiquant, au moins pour une part, le statut de philosophe. Ainsi la sociologie ne serait pas quelque chose d’autre que la philosophie, comme un savoir positif qui aurait vocation, le moment venu, à prendre sa place, en résolvant ses problèmes ; mais elle se présente d’emblée comme une autre philosophie, procédant à un renouvellement de ses interrogations et de ses procédures argumentatives, cette prétention devant elle-même faire l’objet d’un examen philosophique. Allons plus loin dans ce sens, jusqu’à dire, ce que ne feraient peut-être pas nos sociosophes : la sociologie, c’est de la philosophie, c’est encore de la philosophie, même si c’est avec d’autres moyens et dans un langage différent, bien peu différent d’ailleurs lorsqu’il s’agit d’un auteur comme Max Weber. Les sciences humaines, avec l’épistémè qui les constitue, ne seraient donc jamais véritablement sorties du terrain de la philosophie sur lequel elles sont nées et auquel elles ne cessent de revenir, ne serait-ce que pour y conquérir leurs formes de légitimité.
Si conflit des facultés il y a, on voit donc que la philosophie, loin d’être aujourd’hui abaissée, est plus que jamais en position dominante, dans la mesure où c’est à elle, toujours, qu’il revient de définir le champ à l’intérieur duquel se déroule ce conflit. Mais ce triomphe est périlleux, car il risque d’enraciner plus profondément encore la philosophie dans son statut de discipline souveraine. Ne serait-il pas temps, plutôt, que la philosophie cherche à échapper à ce conflit de facultés, et développe son travail dans un sens qui la place hors-jeu de tels champs disciplinaires et institutionnels ? Car si les philosophes s’acharnent à défendre la place et le rang de la philosophie, qu’ils identifient dès lors à cette place et à ce rang, ne risquent-ils pas d’être moins philosophes euxmêmes que les prétendus non-philosophes contre lesquels ils combattent aujourd’hui ?
La meilleure défense, dit-on, c’est l’attaque : la philosophie serait peut-être moins faible en France aujourd’hui, au moins dans ses contenus spéculatifs, si elle entreprenait d’investir les nouveaux champs de pensée ouverts par le développement de savoirs qui ne sont pas seulement sociologiques ou positifs. La vraie philosophie, cela a toujours été celle qui semble surgir de partout parce qu’elle ne se sait nulle part en particulier, et qu’elle refuse de se voir, comme un savoir ou un discours lié une fois pour toutes à son objet, à une place définie, avec les privilèges territoriaux correspondant à celle-ci. Reprenons à Bourdieu, dans un sens qu’il n’avouerait peut-être pas, une expression qu’il a souvent utilisée : la grande tâche de la philosophe, ce serait, en se sortant de l’alternative entre des discours médiatisés (qui la mettent au rang des jeux télévisés) et des discours technicisés (qui la tirent du côté de soi-disant “sciences” cognitives), de conquérir son exterritorialité, c’est-à-dire le droit de s’exprimer hors les murs, de partout et de nulle part à la fois.