À l’époque impériale, l’économie américaine est soutenue par un
circuit monétaire mondial, totalement différent de celui de la phase
impérialiste. Alors que les pays impérialistes constituaient autant de «
centres » de production, les États Unis de nos jours ne sont plus qu’un
un centre d’absorption et d’évacuation de la monnaie, qui nécessite
l’existence d’une pompe à finances à l’ extérieur. En devenant cette
pompe, l’économie japonaise s’intègre au marché mondial. Le circuit
monétaire impérial met en aussi un mode de capture particulier de la
valeur, qu’on peut qualifier de « financier » par rapport à l’«
exploitation » classique des travailleurs. L’article essaye enfin de
démontrer que les deux modes de capture sont néanmoins réalisés par une
seule et même fonction de la monnaie.« The importance of the money essentially flows from its being a link between the present and the future. »
JM. Keynes,1936
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1.
« Devons-nous rester une pompe à finance pour le plus grand pays débiteur du monde, pour son hégémonie militaire, nous qui sommes le plus grand pays créancier ? », se demanda en 1985 monsieur Oba, ministre du Trésor japonais, lorsque son homologue américain lui proposa une coopération sur le marché des changes afin de dévaluer le dollar par rapport au yen[[Cf. le quotidien Asahi Shinbun, 6 octobre 2002.. La pompe était déjà en place depuis quelques années ; vu la faiblesse des taux d’intérêt japonais, les valeurs américaines étaient fort avantageuses, même compte tenu du risque de change. Accepter cette coopération, ce n’était que transformer ce risque en réalité : d’où la colère muette du ministre du Trésor. Mais son supérieur hiérarchique, le ministre des Finances Takeshita, choisit d’accepter cette proposition à l’occasion du sommet du G7 tenu à l’Hôtel Plaza de New York. Il estimait que le dollar, alors à 240 yens, ne descendrait pas sous la barre des 200 yens[[Kensho bubble, Hani naki ayamachi, éd. Nihon Keizai Shinbun, 2000..
Takeshita était trop optimiste. La baisse ne s’est arrêtée que 10 ans plus tard, avec un dollar à 80 yens. En 1990, l’éclatement de la bulle spéculative japonaise a sonné en fanfare l’arrivée de la nouvelle économie aux États Unis. Mais tout en étant aujourd’hui morcelée en une dizaine de pays, sans qu’aucun soit privilégié, la pompe, elle, ne s’est jamais arrêtée, en dépit de la perte gigantesque qu’elle a fait subir à ces pays sur le marché des devises.
2.
Après la fin du système de Bretton Woods fondé sur l’étalon-or-dollar et celle de la guerre du Vietnam, l’économie américaine a été soutenue par un système de circuit monétaire, que nous pouvons qualifier d’« impérial »[[Bien avant la publication d’Empire par Negri et Hardt (2000), on trouve cette qualification dans George Soros, The crisis of Global Capitalism, Perseus Book Group, 1988, et Mototada Kikkawa, Money Haisen, Bungei Shunju, 1998. L’expression « circuit impérial » a été popularisée au Japon par ce dernier livre. Cependant, ni Soros ni Kikkawa ne renvoient leur analyseà une approche post-keynésienne du circuit monétaire. Cette approche a été élaborée, formant une école de la « théorie du circuit », en Italie par Augusto Graziani, et en France, notamment, par Bernard Schmitt et Jean Cartelier., pour en accentuer le contraste avec celui qualifié d’« impérialiste », fort bien dessiné dans les travaux d’E.J. Hobsbawm[[E.J. Hobsbawm, The age of empire, 1875-1914, Weidenfeld and Nicolson, 1987.. Alors que les pays impérialistes constituaient des « centres » qui écoulaient leurs surproduits industriels vers leurs « périphéries » colonisées, et vers lesquels convergeait en contrepartie la sur-valeur réalisée en monnaie (ils recyclaient ensuite cette valeur dans ces périphéries), les États Unis de nos jours ne sont plus un pays excédentaire : ils importent plus qu’ils n’exportent, donc consomment plus qu’ils ne produisent. La condition nécessaire pour soutenir cette sur-consommation est de trouver des étrangers qui achètent leurs « capitaux », autrement dit qui leur prêtent de l’ argent : aucun pays ne peut enregistrer un déficit commercial supérieur au montant du flux de capitaux provenant de l’étranger. C’est principalement l’argent japonais (Japan Money) qui a couvert, dans les années 80, le déficit commercial américain. Les japonais se sont alors servis de la totalité de leur excédent commercial en dollars, voire plus, pour investir aux États Unis. Ces flux et reflux de dollars constituent un aspect essentiel du circuit monétaire « impérial ». Mais il y a un autre aspect important : les américains ont réinvesti en masse à l’étranger les dollars provenant du Japon et du monde entier pour payer les intérêts de leur dette. Ce n’est pas seulement le reflux du Japon, c’est aussi le flux vers les pays sous-développés (surtout l’Amérique latine) qui caractérise le système monétaire américain des années 80. Bref, les américains achètent plus qu’ils ne vendent, les japonais et les autres étrangers financent ce sur-achat, et les américains payent ce financement par les profits tirés de l’investissement à l’étranger. Les États Unis ne sont plus un centre de « production » marchande, comme les centres impérialistes du passé, mais un centre d’absorption et d’évacuation de la monnaie, et en ce sens le cœur du circuit impérial.
Ce ne sont d’ailleurs pas les nippo-dollars, mais les pétrodollars des pays de l’OPEP, qui ont formé la première boucle du circuit. Dans les années 1970, les banques américaines ont réussi à contrôler le marché secondaire des « fonds » nés du commerce de pétrole : ces fonds ont été placés principalement dans les banques d’investissement américaines. Recyclés hors des États Unis, ils ont donné naissance à la globalisation financière. Et les « déficits jumeaux » (déficit extérieur + déficit public) sous la présidence Reagan (1981-1989) ont bouclé le circuit mondial avec la pompe japonaise : le dollar, monnaie-étalon, circulait dans le monde en passant par le tunnel que sont ces déficits. Le cœur du système a été placé aux taux d’escompte historiquement hauts (maximum 14% en 1981) décidés pour stopper l’inflation dévastatrice de la fin des années 70 et du début des années 80 : le niveau exceptionnellement élevé du taux d’intérêt, à la fois comme effet de l’inflation et comme outil pour la combattre dans l’économie nationale, a eu une fonction fondamentale au plan de l’économie internationale : celle d’absorber les fonds monétaires disponibles.
Les distinctions normatives entre économie nationale et économie internationale, entre production et échange, impliquent bien que si un pays enregistre un déficit commercial, la politique économique à suivre est celle du développement de l’industrie nationale. En effet, ce déficit signale que le pays a perdu sa compétitivité sur les marchés extérieurs ; qu’il n’arrive plus à écouler les produits de son industrie sur ces marchés, tout en ayant toujours besoin des produits étrangers. Le développement de nouvelles industries devrait alors permettre de redresser la position du pays sur les mêmes marchés. Or, le haut niveau des taux d’intérêt entrave la reprise de l’investissement industriel. Le circuit monétaire permettant de creuser le déficit est anormal du point de vue classique. Mais ce circuit anormal n’a pas disparu avec l’émergence de la « nouvelle économie » qui, reposant particulièrement sur les NTIC (les nouvelles technologies de l’information et de la communication), a produit de façon sûre des « valeurs » exportables et annoncé la formation d’une industrie nouvelle. Le fonctionnement anormal du circuit monétaire n’était pas un moyen provisoire pour gagner du temps avant que le capitalisme cognitif n’apparaisse. Ce nouveau capitalisme n’a permis aux États Unis d’échapper ni à l’état déficitaire ni au circuit monétaire malsain ; il n’était pas assez « productif » pour dissiper le déficit et l’anomalie monétaire. Pour l’économie nationale de production, le circuit impérial constitue un véritable talon d’Achille, puisque les dollars refluant aux États-Unis constituent des dépôts dont les ayants-droit restent étrangers , sous la forme de dettes publiques et privées des Américains à l’égard du reste du monde. Outre la charge des intérêts à payer obligatoirement chaque année, l’accumulation des dettes et la vitesse de cette accumulation étaient telles que si le taux de change était demeuré au même niveau qu’au milieu des années 1980, l’ État américain aurait été pratiquement en faillite au début du 21ème siècle, pour cause d’insolvabilité de ses obligations, tel le Mexique en 1982.
S’il n’avait aucun effet positif sur les capitaux, le circuit monétaire impérial aurait-il pu durer si longtemps ? Pourquoi est-il toujours un élément constant du capitalisme, s’il est un système anormal, exceptionnel ou même risqué et malsain ? Cela nous renvoie à une vieille question de JM. Keynes – celui non de la Théorie générale, mais du Traité sur la monnaie: la monnaie est-elle « neutre » pour la production ? Il est certain que la croissance économique américaine des années 1990 n’aurait pas été possible sans un système qui puisse rendre la dette durablement soutenable, et permettre d’extraire du profit de la dette elle-même, de transformer la dette en profit. La force de l’économie américaine consiste en sa faculté d’emprunter de l’argent et d’accumuler des dettes, force qui s’appuie évidemment sur sa force militaire : la haute sécurité des investissements aux États Unis est en effet explicable par la stabilité de l’hégémonie militaire américaine. Mais, compte tenu du déficit public colossal de l’époque Reagan, c’est aussi la faculté d’endettement, confortant la sécurité des titres américains, qui a appuyé cette hégémonie et même le maintien des armées américaines. La sécurité militaire et la sécurité boursière se supposent réciproquement, et le circuit impérial exprime cette réciprocité.
3.
La monnaie, plus précisément le taux de change, opère un tour de magie sur le marché financier, dans ce creuset qui transforme effectivement toute espèce de valeur mobilière en « monnaie ». La relation dollar / yen des années 80 nous en montre un cas exemplaire, du fait des deux conditions suivantes :
– plus de 90% du cours du change entre yen et dollar ne se rapporte plus au déplacement réel des biens et des services, autrement dit le taux de change ne reflète plus vraiment la réalité des échanges commerciaux entre les deux pays, et n’a donc plus la faculté de rétablir l’équilibre de la balance – commerciale ;
– il n’y a là que deux monnaies émises globalement par les États, par rapport à un nombre incalculable d’autres « monnaies » secondaires (titres, obligations, emprunts public, et leurs « options », « produits dérivés ») qui forment avec ces deux monnaies réelles un ensemble indivisible.
La baisse du dollar par rapport au yen après l’accord du Plaza a provoqué pour le Japon une perte énorme due au cours du change. Les États-Unis ont donc gagné autant en retour et allégé la charge de leurs dettes (libellées en dollars) à l’égard du Japon. La baisse a servi ainsi à freiner un écoulement à venir des richesses nationales américaines vers l’extérieur : c’est l’effet négatif du changement de taux, pour autant qu’il s’agit d’un allègement de la charge. Mais, si énorme soit-il, cet effet ne produisant aucun déplacement présent des richesses japonaises, la diminution de valeur au Japon était indolore en apparence . La coopération réussie des deux autorités monétaires pour faire baisser le dollar a créé néanmoins une opportunité exceptionnelle pour les « joueurs » présents sur le marché monétaire: quand on peut prévoir la dévaluation d’une valeur, on peut pratiquer une technique de « vente à découvert » (short selling), sous la condition de ne pas être en possession de cette valeur. Le mécanisme peut être représenté comme suit :
– Les japonais prêtent 100 millions de dollars aux Américains au taux de 1 dollar = 100 yens.
– Les américains changent tout de suite ces 100 millions de dollars en yens japonais au même taux, et ont donc 10 000 millions de yens.
– Quand le dollar baisse à 80 yens, les américains changent ces yens en dollars. Ils ont 125 millions de dollars.
– Les américains gagnent 25 millions de dollars s’ils rendent alors aux japonais les 100 millions de dollars qu’ils leur doivent.
– Ces 100 millions de dollars ne valent plus que 8 000 millions de yens.
Les japonais ont en fait transmis 2 000 millions de yens gratuitement aux américains. C’est un effet positif et immédiat du changement de taux: effet dont seul le débiteur peut profiter. Les américains ont pu réaliser ce profit, en « vendant » des dollars empruntés, des dollars refluant vers leur pays. L’accord du Plaza et une série de coopérations monétaires qui ont suivi, sous prétexte de déséquilibre de la balance commerciale, ont signifié dans la réalité une approbation du transfert « gratuit » de valeur.
Il y a donc une asymétrie profonde du marché, fondée en dernière instance sur les rapports de force politiques et militaires : les forts ont pu imposer qu’on puisse jouer avec l’argent emprunté, et que ce soient les prêteurs qui payent le profit qui en résulte. Quand un investisseur achète une valeur mobilière, un bien réel, ou même une entreprise entière en prévoyant une hausse du prix, c’est-à-dire prend une « position acheteur » comme on dit, apparemment opposée au cas d’une vente à découvert, s’il pratique cet investissement avec l’argent emprunté, il anticipe aussi une baisse de la « valeur » monétaire du montant qu’il a emprunté.
Ce qui est transféré ne sort pas du circuit monétaire pour être consommé, voire détruit comme biens et services réels, parce qu’il reste un signe de la valeur, donc de la « monnaie » : dans ce paiement, on ne déplace que du pouvoir d’achat, soit une consommation future. Et le déplacement est fait à travers la baisse du pouvoir d’achat emprunté au passé : une consommation future change de valeur au présent par une opération rétroactive. La transaction présente fait se croiser le futur et le passé, un chiasme temporel est réalisé : il produit après coup le fait que le prêt a été partiellement une donation — un transfert gratuit.
Force est alors de le constater : la monnaie actualise la même structure temporelle que le rapport salarié-entreprise, depuis qu’il a été noué par la monnaie fiduciaire, donc à travers presque toute histoire du capitalisme. Le modèle en est donné par Bernard Schmitt[[Bernard Schmitt, Monnaie, salaires et profits, PUF, 1966, et Théorie unitaire de la monnaie, nationale et internationale, Castella, 1975. comme version post-keynésienne de la théorie marxienne de l’exploitation : selon lui, les profits sont inclus dans les salaires distribués, et captés par les entreprises dans la circulation de la monnaie ; les profits ne sont que des revenus prélevés après coup. Nous pouvons reformuler son modèle comme suit :
– L’économie est conditionnée par la circulation de la monnaie en tant que crédit créé ex nihilo au commencement d’un cycle de production par la banque centrale, et annulé à la fin du même cycle chez elle. Dans cette économie, la totalité des actifs est donc strictement et constamment égale à celle des passifs : la monnaie est un actif-passif qui ne peut avoir qu’une valeur économique nulle – « la valeur de la monnaie n’existe pas à moins qu’elle ne soit nulle »[[B. Schmitt, Théorie unitaire de la monnaie, nationale et internationale, p.15..
– Il existe deux agents (classes) de production : l’entreprise (capitaliste) qui commence son activité productive par de l’emprunt à la banque, donc en devenant débiteur, et le salarié (travailleur) qui dépense son salaire dans l’achat des produits finaux des entreprises. Selon la formule de Michael Kalecki, alors que les entreprises payent d’abord les frais et les récupèrent ensuite, les salariés payent ce qu’ils ont reçu.
– Les dettes totales des entreprises doivent être réglées, dans ces conditions, par les achats des salariés. Donc (1) Produits nets = Salaires nominaux. S’il en est ainsi, il semble que, pour les entreprises, aucun profit ne soit possible. Dans ce cas, évidemment, aucune production n’est effectuée : pour qu’elle le soit, et que le circuit monétaire soit bouclé, il y a une autre condition sine qua non. (2) Produits nets = Salaires réels + Profits réels. Comment satisfaire ces deux conditions apparemment contradictoires ? La monnaie est un appareil qui le rend possible à travers une opération de « vente des produits à leur prix ».
Après avoir reçu leurs salaires, et juste au moment où ils (r)achètent des produits à tel ou tel prix fixés, les travailleurs découvrent que le pouvoir d’achat de leur monnaie est inférieur au niveau « promis », et que les entreprise ont déjà dépensé la différence en même temps qu’elles ont payé des salaires. À travers l’achat à des prix supérieurs aux salaires nominaux, le montant égal à
(Sn :salaires nominaux, r : taux de profit >1) est prélevé sur les salaires[[La condition (2) est réalisée comme suit:
Or nous pouvons formuler le mécanisme du transfert de valeurs par la vente à découverte comme suit:
(X : capitaux américains achetés par les étrangers, η : taux de baisse du dollar).
Autrement dit, les américains peuvent gagner par la vente à découvert des dollars un montant égal à:
Avec
il y a une équivalence stricte entre deux formules.. Autrement dit, sous la condition (1), la plus-value capturée n’est que la sous-valeur produite par le prélèvement qui ne se réalise pourtant qu’en même temps que l’achat des produits par les travailleurs. La structure temporelle ou le mécanisme apportant le profit est identique au cas d’une « vente à découvert » du dollar : les entreprises empruntent des capitaux en espérant la baisse future de leur valeur, et, lorsqu’elles vendent des produits, elles effectuent en fait un rachat de ces capitaux à des prix inférieurs à ceux auxquels elles les ont empruntés, pour acquérir la différence comme profit. En employant des travailleurs, les entreprises peuvent baisser grâce à leur hégémonie la valeur de leurs dettes, en laissant le montant nominal de leur capital inchangé.
Qu’il y ait une monnaie nationale ou de nombreuses valeurs mobilières, la « monnaie », signe de la valeur, existe comme un lien entre le futur et le passé, entre la production et la circulation, où la valeur « capturée » est transmise aux « emprunteurs ». La monnaie met en scène le chassé-croisé de la valeur. Il existe une asymétrie réelle entre « emprunteur » et « prêteur ». Mais l’isomorphisme des marchés n’est pas seulement logique, il est aussi ontologique : les « prêteurs » sur le marché financier sont finalement les « travailleurs » : ce sont eux qui, en épargnant sur leurs salaires, alimentent les « fonds » destinés au financements des investissements.
Dans le nouveau capitalisme financier ce n’est plus seulement en étant « employés », mais aussi en épargnant, en différant leur consommation, que les travailleurs sont exploités. De l’intégration au procès de production à celle, directe, au « marché », le lieu majeur de l’exploitation est déplacé. Le nouveau centre de l’exploitation se trouve dans le procès de consommation qui a un cycle beaucoup plus long que le procès de production, un cycle qui dépasse souvent la vie entière d’un travailleur. La monnaie capture actuellement plus de valeur épargnée ou stockée dans ce long procès de la consommation, que de valeur créée dans l’usine. Comme la manière industrielle ne peut plus capter la valeur créée, le mode de capture financier, voire spéculatif, qui peut les capter secondairement, sans agir directement et dans l’immédiat sur la production, a pris le relais. La capture de valeur stockée est à l’origine de la baisse fulgurante du taux d’épargne des américains dans les années 90, et elle rend aujourd’hui ce taux négatif. Saturée à l’intérieur des États-Unis, la capture doit dépasser la frontière pour jouer sur la différence inter-nationale des taux : la « nouvelle économie » est doublée d’une mondialisation de l’exploitation dans le procès de consommation.
4.
Les Japonais appellent aujourd’hui la décennie 1990-2000 les « dix ans perdus ». Le contraste avec l’économie américaine est à leurs yeux très frappant, et le processus déflationniste chez eux n’en est que plus décrit de manière pessimiste. Comme une spirale négative : la baisse des prix des terrains détériore la balance patrimoniale des banques qui ont financé des promoteurs immobiliers, en prenant des terrains en gage, et cette détérioration conduit à une diminution générale du financement bancaire de l’industrie, ce qui cause enfin la stagnation totale des affaires. Cherchant toujours la source du profit dans la différence entre intérêts débiteurs et intérêts créditeurs, les banques japonaises n’ont pas réussi, pendant ces dix ans, à se transformer en « supermarché financier » à l’américaine et à vendre des services de « portefeuille ». Le nouveau mode de capture ne s’installe pas, et le vieux capitalisme n’est déjà plus là ; de l’État providence fordiste au marché libéral, le cheminement semble évident. Mais il y a un paradoxe: la restructuration des quatre banques géantes sera effectuée, selon un programme proposé par le ministre des Finances Takenaka, à travers une nationalisation rampante quasi totale. Le plan consiste principalement à faire acheter au gouvernement des titres de ces banques ; les fonds pour cette opération étatiste et libérale, et pour la restructuration néolibérale dans son ensemble, ne pourraient être assurés que par une méthode keynésienne, c’est-à-dire par un déficit des finances publiques réglé au futur par l’économie nationale, puisque le Japon n’a pas une pompe à finance étrangère comme les États Unis : le Japon n’a pas de « Japan Money ».
Cela explique bien la tension entre le Japon et les États Unis, suscitée en 1997 en plein milieu de la crise économique de l’Asie du Sud-Est, autour de la création du Fonds monétaire asiatique (FMA). L’idée centrale du fonds, émise par le Japon, consistait à mettre sous une commune administration une partie des réserves en devises des pays de la région pour créer une quasi banque centrale supra étatique. Le plan a été fortement combattu par les États-Unis, ainsi que par les pays européens, sous prétexte qu’il pourrait saper la discipline imposée par le FMI, et a avorté à cause du désaccord de la Chine qui appréhendait l’élargissement hégémonique de l’économie japonaise.
Les pays de la région frappés successivement, comme si c’était une épidémie, par la vente à découvert de leurs monnaies, la baisse violente de ces valeurs, et la fuite des capitaux étrangers, avaient pratiqué jusque là une stratégie monétaire très particulière : l’adoption de l’étalon-dollar, qui fige le taux de change par rapport au dollar. Les pays en question (Malaisie, Thaïlande, Philippines, Singapour, Corée du sud, etc.) avaient choisi de ne pas entrer dans le marché fluctuant des « monnaies » mais de s’intégrer à la zone où l’étalon-dollar constitue un facteur majeur de fluctuation. Ils imitaient le modèle japonais sous la protection des États Unis qui pourtant, au même moment, incitaient fortement le Japon à rejeter ce modèle.
La crise a révélé que ce choix n’est plus possible. On ne peut pas entrer dans le jeu mondial en sachant d’avance qu’une partie de son stock de valeur devront ainsi sortir de chez soi, et que le jeu est favorable à ceux qui ne stockent plus de valeur. Ainsi le FMA renvoie-t-il moins à une version régionale du FMI actuel qu’au vieil idéal de Keynes. Ce dernier avait proposé, pour séparer strictement le national et l’international, la production et le commerce, que la nouvelle institution ait comme moyen de paiement une monnaie sans billet, c’est-à-dire une monnaie pure qui n’existe qu’en tant que chiffre dans les comptes de l’institution. Ni le yen ni le dollar ne devraient constituer l’étalon privilégié du FMA. En effet, Eisuke Sakakibara, grand promoteur du projet, trace soigneusement la distinction entre « internationalisation » du yen et projet du FMA. Il s’oppose nettement à l’internationalisation du yen, soutenant un FMA capable de créer une zone monétaire commune.[[Le quotidien Asahi Shinbun, le 9 octobre 2002.Actuellement, l’« internationalisation » d’une monnaie ne signifie en fait qu’une accélération de la commercialisation de la monnaie, ce qui est contradictoire avec l’inspiration keynésienne du projet. Le FMA, du moins ébauche de 1997, essaie de cantonner la monnaie dans la logique de l’« économie de production », de résister au despotisme du mouvement ultra rapide des « monnaies ». D’où une vive tension nippo-américaine sur le projet de FMA.
Si vivantes que continuent à être les voix aspirant au FMA, comme on a pu le constater en 2001 et en 2002 à l’occasion des réunions au sommet des pays de l’ANASE (Association des Nations d’Asie du Sud-Est) – le Japon, la Chine et la Corée du Sud – , le fardeau des « dix ans perdus » semble aujourd’hui pousser le Japon à se décharger du rôle de leader de la zone. Tout particulièrement parce que les japonais ne trouvent plus autant d’intérêt dans l’entrave à l’exode de leur stock de valeur que d’autres pays. Dans la mesure où, à l’issue de ces « dix ans », la fabrication intra-nationale (« made in Japan ») n’assure plus aucune compétitivité internationale des produits japonais, la valeur stockée doit être destinée à la fabrication extra-nationale de ces produits (semi-« made in Japan ») ou au marché financier mondial : en tout cas à l’étranger. Ainsi, en regardant la délocalisation massive de ses usines, particulièrement vers la Chine, l’ex-champion du fordisme, battu par les « yankees » armés de la « nouvelle économie », recherche désespérément des voies pour imiter ceux qui l’ont vaincu, comme c’était déjà le cas après la 2ème guerre mondiale. S’il se débrouille, il se transformera en centre d’un sous-circuit monétaire impérial en Asie : il ne sera plus fournisseur de fonds, mais plutôt avaleur et impulseur de « valeur » de la région. Il pourrait aussi demander, comme d’autres pays, la création du FMA pour régler ses dettes nationales. Mais il n’y aurait dans la zone aucun pays capable de fournir les devises nécessaires à ce fonds.
Les États Unis sont-ils vraiment les vainqueurs de la guerre financière ? Au moment où on aurait pu lire dans la déclaration japonaise des « dix ans perdus » le triomphe des États Unis, la « nouvelle économie » s’était déjà effondrée pendant la présidence Clinton. Après le 11 septembre, le circuit monétaire impérial voit ses canaux maigrir : le train du reflux des dollars aux États Unis pendant les premiers six mois de 2002 (229.4 milliard dollars) est visiblement moins rapide que l’an dernier (521.8 milliard pendant un an), et les fonds pour le M&A (fusion, achat et vente d’entreprises) traversent maintenant l’Atlantique d’ouest à est, orientation contraire à celle de la fin des années 90. La victoire dans cette guerre est de plus en plus conditionnée par la victoire dans la guerre tout court. Tirant principalement du Japon 54 milliards de dollars de contribution « internationale », montant capable à lui seul d’annuler le déficit commercial de 1991, la Guerre du Golfe a ranimé en fait la pompe à finances en déclin. Aujourd’hui la menace des missiles nord-coréens fait que Tokyo offre à la place de Washington des aides en dollar pour la reconstruction de l’Afghanistan, et promet les mêmes aides pour l’après-guerre irakien avant que ne soient déclenchés les bombardements. D’un côté l’état de guerre permanent, différant sans cesse leur liquidation, légitime les dollars circulant au dehors des États Unis et leur permet de ne pas revenir à leur pays natal ; de l’autre il augmente leurs chances d’y revenir. Tant que la guerre continue, on ne peut pas laisser le condottiere tomber en faillite. La monnaie fiduciaire n’a-t-elle pas d’abord été inventée au Moyen Age pour différer le paiement des frais de guerre ?