Ce texte, écrit en 1964, est inclus dans la deuxième partie d’Ouvriers et Capital intitulé “Une expérience politique d’un type nouveau”. La première édition d’Operai e capitale, un des grands “classiques” de l’opéraisme italien, a été publiée en 1966 aux éditions Einaudi.
La traduction française, réalisée par Yann Moulier, avec la collaboration de G. Bezza, a été publiée en 1977 chez Christian Bourgois.
La recherche d’une nouvelle stratégie pour la lutte de classe dans le capitalisme avancé est à l’ordre du jour. L’urgence d’arriver à se donner une perspective générale sur ce terrain prévaut dans le mouvement avec la force des grandes nécessités historiques. Cet immense travail sera collectif ou ne sera pas ; soit il parviendra immédiatement à rencontrer la façon de se mouvoir de la masse sociale des ouvriers, ou bien il demeurera bloqué sur lui-même, il stagnera et reculera. Il n’y a pas de développement autonome des découvertes théoriques qui soit séparable de leur organisation pratique. Il est impossible de prévoir la lutte lorsqu’on n’est pas dans la lutte. Un mot d’ordre qui ne comprend pas les armes pour l’imposer n’en n’est pas un. Telles sont les lois qui gouvernent l’histoire des expériences ouvrières. Certes il y a déjà eu des moments où le rapport entre la classe et son organisation politique a brutalement revêtu le caractère d’un problème à résoudre avant tous les autres; mais ce problème ne s’est jamais imposé aussi sèchement qu’aujourd’hui sous la pression imminente, complexe et claire à la fois, d’un nœud historique qu’il faudra dénouer politiquement dans le court délai fixé par la situation, c’est-à-dire par le style actuel des rapports sociaux y compris par les forces subjectives qui y sont présentes. Le discours à faire aujourd’hui sur le parti sera jeté dans un creuset de problèmes encore ouverts, fondus dans la forme nouvelle que la pensée ouvrière est capable de donner aux nouvelles réalités de classe, modelé, scellé dans le moule de leur nature brutale, en examinant d’un œil critique tous les modèles passés, et avec un intérêt tactique habile à l’égard de certaines solutions offertes par la situation présente. Chacun de ces moments doit apparaître explicitement dans l’analyse si l’on veut pouvoir affronter le thème du parti de classe sur le terrain de la politique. Pour ce faire il s’avère nécessaire d’introduire immédiatement, en remplacement de l’ancien, un concept nouveau de lutte politique des ouvriers.
On connaît la distinction léniniste entre lutte économique (contre les capitalistes individuels ou les groupes de capitalistes individuels dans le but d’améliorer la situation des ouvriers) et lutte politique (contre le gouvernement pour étendre les droits du peuple, c’est-à-dire en faveur de la démocratie). Le marxisme de Lénine a par la suite uni en un tout indissoluble ces deux moments de la lutte ouvrière. Sans le marxisme et sans Lénine, ces deux moments en sont venus à se séparer. Une fois divisés, ils sont entrés en une double crise qui forme la crise actuelle de la lutte de classe au sens léniniste du terme, c’est-à-dire au sens de son organisation et de sa direction. Prise au pied de la lettre, cette distinction revient en fait à un syndicat de classe et à un parti du peuple. Réalité bien “ italienne ” que nous avons tous sous les yeux, et forme d’opportunisme qui n’a même pas eu à couper les ponts avec le léninisme. D’où deux conséquences: un syndicat qui se trouve devoir gérer les formes concrètes de la lutte de classe sans pouvoir même évoquer leur débouché politique, et un parti qui s’épuise à parler de ce débouché politique sans la moindre référence, ou le lien le plus ténu soit-il, avec les formes concrètes de la lutte de classe. A confusion extrême, remède extrême. Pour abolir les conséquences, c’est les prémisses qu’il faut détruire. Il faut faire sauter la vieille distinction entre lutte économique et lutte politique; ce qui fera sauter du même coup un des points cardinaux du réformisme sous sa forme la plus moderne: post-léniniste et communiste.
Cela ne devrait pas constituer une tâche difficile. Si nous examinons bien le capitalisme avancé, nous y verrons que cette distinction a déjà disparu. Au stade du capital social, lorsqu’on assiste à la mise en place des processus d’intégration à l’échelle la plus vaste, entre l’État et la société, entre la couche politique bourgeoise et la classe sociale des capitalistes, entre les rouages institutionnels du pouvoir et les rouages de la production en vue du profit, à ce stade-là, toute lutte ouvrière qui se limite volontairement au terrain “ économique ” finit par coïncider avec la politique la plus réformiste. Quand le complexe historique démocratie / capitalisme trouve pour la première fois son assise définitive dans la seule forme qui lui soit possible: c’est-à-dire sous celle d’une planification autoritaire qui requiert, à travers l’exercice de plus en plus direct de la souveraineté populaire, un consensus “ actif ” de la part des forces productives sociales, à partir de ce moment-là, toute lutte ouvrière qui se limite volontairement au terrain “ politique ” (non plus pour la démocratie, mais pour la planification démocratique !) finit par se confondre avec l’économisme le plus opportuniste. Afin d’éviter de se trouver en porte-à-faux sur ces deux terrains proposés artificiellement par les capitalistes au mouvement ouvrier pour enfermer la lutte de classe dans une cage, il faut redonner à chaque occasion son caractère d’affrontement unique et global, le seul probablement qui soit praticable aujourd’hui. Dans le capitalisme moderne, la lutte politique du point de vue ouvrier est celle qui tend consciemment à mettre en crise le développement capitaliste dans ses mécanismes économiques. Les éléments de cette définition revêtent tous une égale importance. La recherche du point stratégique autour duquel faire basculer de façon positive le rapport qui existe entre le mouvement politique, du côté ouvrier et la crise économique du capitalisme, a déjà fait l’objet d’analyses théoriques qu’on reprendra bientôt pour les approfondir et les argumenter d’un discours à plus long terme. L’interprétation de la conjoncture que traverse actuellement le capitalisme italien, déjà menée dans ces colonnes[[Il s’agit des colonnes du Journal Classe Operaia, qui parut de 1964 à 1966, et dont le présent chapitre est tiré ainsi que les trois précédents. (NDT.), peut servir d’illustration à la possibilité d’appliquer tactiquement cette reconstruction stratégique; elle est riche rien que dans son exposition, de conséquences pratiques dont il ne s’agirait plus désormais que de faire l’expérience. En revanche, ce qui nous intéresse aujourd’hui, c’est de placer au premier plan un élément que nous n’avions que maigrement fait entrer en ligne de compte jusqu’ici: celui de la conscience subjective, composante interne et essentielle du concept même de lutte politique, et constitutif de toute intervention active de la part de la subjectivité révolutionnaire, en tant qu’elle a pour résultat l’organisation. Et c’est en effet au sein de cette définition du contenu politique de la lutte de classe que l’on fera la découverte de la fonction irremplaçable du parti, que celle-ci se trouvera réaffirmée et qu’elle s’imposera de nouveau.
S’il est exact de dire que les différents moments de la lutte ouvrière conditionnent en les précédant les divers moments du cycle capitaliste, il est nécessaire d’ajouter que pour donner un contenu révolutionnaire à ces luttes, c’est à un niveau social de masse et de façon consciente qu’il faut conditionner en les précédant les mouvements du capital, bref de façon organisée du point de vue de l’intervention politique. Si cela se vérifie, alors surgit la condition d’une domination ouvrière qui s’exerce sur le procès de production capitaliste et qui devrait constituer la prémisse immédiate à son renversement. Mais, cela, on ne le fait pas sans en passer par l’organisation de cette domination, sans l’expression politique de cette organisation, sans la médiation du parti. C’est seulement par une intervention subjective, consciente, depuis le sommet, grâce à une force matérielle qui vous livre le mécanisme de fonctionnement du système à détruire et qui vous en fait le patron, c’est seulement en se servant socialement de cette force qu’il ne sera plus seulement possible de prévoir à l’avance les mutations qui interviennent dans le cycle de développement du capital, mais aussi de mesurer, de contrôler, de gérer et donc d’organiser la croissance politique de la classe ouvrière en la contraignant à passer par un enchaînement d’affrontements à différents niveaux et en diverses occasions, jusqu’à celle où il faut prendre la décision de briser la chaîne, de renverser le rapport entre les classes et de briser l’appareil d’État.
C’est un nouveau rapport qu’il faut établir dans ces conditions entre spontanéité et organisation. Car l’ancien ne fonctionne plus. Il reposait sur l’illusion qu’il suffit de connaître le capital pour connaître la classe ouvrière. De là la connaissance approximative que l’on peut avoir de l’un comme de l’autre dans les hautes sphères du parti actuellement. De là encore les tentatives actuelles d’adapter l’instrument organisationnel du parti aux nécessités dictées par le développement de la société capitaliste, plutôt qu’au besoin de révolte des ouvriers révolutionnaires. Il faut répéter encore une fois que l’établissement d’un rapport correct entre classe et parti suppose en premier lieu de la part du parti une connaissance scientifique des mouvements matériels, objectifs, spontanés de la classe ouvrière; et que c’est cela seulement qui permet de connaître scientifiquement les mouvements de la classe capitaliste et de son organisation sociale. C’est en ce sens que le parti se présente comme l’organe théorique de la classe, comme le cerveau collectif qui possède en lui-même la réalité matérielle de la classe, de ses mouvements, de son développement et de ses objectifs. Le dirigeant de parti doit nécessairement avoir pour qualité un jugement politique capable de synthèse qui ne peut venir que d’une longue expérience, menée, elle, avec des instruments raffinés, modernes, complexes et possédés à fond. Le groupe dirigeant du parti dans son ensemble doit savoir exprimer en lui-même cette unité synthétique de la science ouvrière. II ne peut la réclamer à personne d’autre, il doit la tenir tout entière de lui-même. La fonction de l’intellectuel de parti est définitivement terminée: en tant qu’“ homme cultivé ” il n’a pas sa place dans le parti ouvrier. Une science des rapports sociaux séparée de la capacité pratique de les renverser n’est vraiment plus possible si tant est qu’elle l’ait jamais été. Et par conséquent un rapport correct entre classe et parti, cela suppose en deuxième lieu précisément cette capacité pratique de prévoir, de diriger les mouvements de classe dans les situations historiquement déterminées : non seulement connaître les lois de l’action, mais pouvoir concrètement agir parce que l’on possède à fond ce que l’on peut bien appeler la théorie et la pratique des lois de la tactique. En ce sens le parti n’est pas seulement le véhicule scientifique de la stratégie, il est également l’organisation pratique de son application tactique. La classe ouvrière possède spontanément la stratégie de ses propres mouvements et de son développement; le parti n’a plus qu’à la recueillir, l’exprimer et l’organiser. Mais le véritable moment de la tactique, la classe ne le possède à aucun niveau, ni à celui de la spontanéité ni à celui de l’organisation. Toutes les occasions historiques ratées, toutes les offensives contre l’ennemi de classe qui ont échoué, toutes les attaques patronales qui n’ont pas été sanctionnées par la riposte ouvrière qu’elles méritaient sont dues et ne sont dues qu’à un seul facteur: la méconnaissance que seul le parti a possédé et possède la faculté d’isoler pour le saisir le moment déterminé où l’affrontement de classes se retourne et peut être retourné en révolution sociale. La grande instance léniniste du parti marque, du côté ouvrier, la conquête historique du monde de la tactique; ce n’est pas un hasard si son nom est lié pour la première fois à une expérience révolutionnaire historiquement concrète.
Mais il ne faut pas se faire d’illusions: jamais au cours de ces occasions historiques le rapport entre classe et parti, entre classe ouvrière et mouvement ouvrier, ne s’exprimera sous une forme parfaite. Si c’était le cas, on devrait déclarer terminée l’histoire des expériences de classe: de fait elle a bien semblé se terminer chaque fois où l’on a prétendu que l’on en avait atteint la forme parfaite. Aucun parti ne réussira jamais à exprimer, dans sa totalité, la richesse incomparable des expériences de lutte qui sont vécues au niveau de la classe en tant que telle. Le parti doit tendre continuellement à comprendre en lui-même la réalité globale de la classe ouvrière en en prévoyant et en en guidant les mouvements, tout en sachant d’emblée qu’entre ses propres marges d’action subjectives et la poussée qu’exerce sur lui la base dans son ensemble, le contraignant à agir, il y aura toujours un écart en fin de compte. Cette tension vers la classe ouvrière doit être vécue dans le parti comme sa raison d’être. Et le dirigeant de parti, le révolutionnaire professionnel doivent être le miroir vivant de cette tension révolutionnaire à la fois vers sa propre classe et contre la classe adverse. Toute action du dirigeant ouvrier se trouve prise entre ces deux extrêmes contradictoires. C’est de cette contrainte que naissent toutes les véritables découvertes théoriques, c’est-à-dire toutes ces intuitions imprévues, ces synthèses géniales de la réalité sociale, dont seul est capable aujourd’hui le point de vue ouvrier. Alors naît simultanément la capacité tactique de se mouvoir parmi les faits, de les déplacer selon sa volonté, de les détruire et de les reconstruire, avec la violence subjective que ces forces ont organisée elles-mêmes. Le dirigeant révolutionnaire représente cette contradiction vivante qui ne possède pas de solution. Mais lorsque l’on part de là pour se trouver ensuite en face du bureaucrate de parti, on ressent toute l’urgence de creuser profondément la mine de recherches historiques qui expliquera ce qui s’est produit durant ces décennies dans le mouvement ouvrier.
Pourtant ce serait se tromper et faire du moralisme abstrait que de s’arrêter là. Il serait facile de faire ici dévier le discours de ses points essentiels. Nous voulons délibérément sous évaluer les problèmes institutionnels internes au parti, ainsi que ses structures organisationnelles: ce sont les problèmes les plus faciles à résoudre et ils se résoudront après coup. C’est la nouvelle ligne qui impose une organisation nouvelle et non pas le contraire. Et nous avons appris à faire peu de cas des instances de démocratie interne qui ne remettent pas en question la ligne générale. Il est évident que c’est de l’usine que doit naître le rapport politique entre classe et parti, que c’est de là qu’il doit partir pour investir la société dans son ensemble, y compris son État. Et c’est vers l’usine qu’il doit revenir pour faire progresser, sur ce terrain décisif, les mécanismes politiques du processus révolutionnaire. Telle est la voie correcte, à la seule condition que l’on s’en tienne au concept scientifique de l’usine, ce qui empêchera qu’on reste en deçà du rapport de production, enfermé dans un réseau de rapports empiriques avec le patron individuel, et en même temps qu’on aille d’emblée au-delà pour affronter le patron social en un rapport général, et au niveau de la politique formelle. Le mot d’ordre du parti dans l’usine requiert, pour remplir son rôle, que l’on ait déjà l’usine dans le parti. Pour que l’organisation de parti puisse avoir une vie matérielle dans chaque usine, il faut d’abord que le rapport de production parvienne à posséder une vie politique au sein de la ligne du parti. Et si l’on y regarde de plus près, on découvrira qu’aucun de ces deux moments ne précède véritablement l’autre, qu’ils ont une existence liée et que ce n’est que de la sorte qu’ils peuvent exister, dans un tout organique, dans un rapport historique de mouvement à organisation, de spontanéité à direction, de ligne stratégique à déplacements tactiques. Il s’agit là du problème décisif vers lequel doit converger la solution de tous les autres problèmes: celui du point de suture entre parti et classe, bref du terrain de lutte commun à la classe sociale et au parti politique, le seul sur lequel puisse exister un parti de classe du point de vue ouvrier.
Certes, le chemin à parcourir est encore long. Au-delà de tous les bavardages sur le concept d’autonomie, on ne peut pas nier qu’il est des occasions dont certaines sont tout à fait d’actualité, où lier le syndicat au parti comme sa courroie de transmission semble encore la méthode la plus praticable de lutte de classe. Mais il est clair que passé ces dernières occasions, la courroie tend à se rompre et le rapport se renverse. C’est pourquoi il est à prévoir qu’à long terme il se produira inévitablement une identification sur le terrain de classe entre le parti et le syndicat. Et la réduction du syndicat à un parti, ou plutôt du syndicat de classe à un parti de classe, constituera peut-être la première formulation scientifique du parti ouvrier dans le capitalisme avancé. A ce stade, le syndicat en tant que tel sera de plus en plus réduit à une fonction défensive de conservation et de développement de la valeur matérielle et économique de la force de travail sociale, tandis que la croissance du parti devra se faire de plus en plus dans le sens d’une arme offensive de l’intérêt politique des ouvriers contre le système du capital, et qui serve à l’attaquer. Si l’on a un parti ouvrier, et bien entendu à cette seule condition, le syndicat pourra reprendre pleinement son rôle naturel de défenseur des droits du peuple des travailleurs. La nouvelle définition de la lutte politique requiert en fait à la limite un parti de classe et un syndicat populaire. Il y aura un moment – et cela nécessairement – où le syndicat n’abritera plus que la médiation ouvrière de l’intérêt capitaliste, tandis que l’intérêt direct des ouvriers vivra, lui, dans le parti et seulement dans le parti. A telle enseigne que la classe ouvrière semblera avoir totalement disparu en dehors du parti, sauf pour reparaître dans les phases de tension sociale aiguë et quand il y a affrontement général. Lorsque l’organisation pour la révolution aura trouvé une première application réussie dans le capitalisme développé, celle-ci tiendra tout entière à un processus révolutionnaire, prévu, préparé, pratiqué, dont la clôture n’aura été que provisoire et qui sera perpétuellement rouvert. Ce ne sera rien de plus que l’organisation d’une continuité toujours plus forte, et d’une succession de plus en plus accélérée de phases de croissance souterraine de la classe et d’attaques révolutionnaires de la part du parti. A un certain stade de la lutte, il faudra en réalité faire danser longtemps le capital sur cette musique avant de pouvoir lui porter le coup décisif.
Notre but aujourd’hui c’est de découvrir et de frayer la route qui nous amènera à ce stade. Le but reste encore par conséquent celui de jeter les bases du processus révolutionnaire en en faisant avancer les conditions objectives et en commençant à en organiser les forces subjectives. On n’y parviendra pas sans allier d’emblée et dès maintenant une grande perspicacité stratégique et une forte dose de réalisme politique. Déjà Marx, parvenu à sa maturité, avait compris que “ c’est dans la société actuelle qu’il faut puiser toutes les armes pour la combattre ”. C’est de cette maturité qu’il nous faut repartir aujourd’hui si nous voulons éviter de retrouver les sensations d’enfance du mouvement ouvrier. Il est évident par exemple qu’existent – qu’existeront toujours – différents niveaux de développement politique au sein même de la classe ouvrière, et que les secteurs les plus avancés auront toujours à affronter le problème de la direction sur les secteurs les plus arriérés, tout comme l’ensemble de la classe celui d’une réelle unité politique qui ne peut se faire qu’à travers le parti et en son sein. Il est tout aussi évident qu’il existe le problème de l’hégémonie des ouvriers non pas sur les autres classes, mais sur les autres composantes de ce qu’on appellera approximativement et de façon générale les masses laborieuses. Ce qui, sur le plan théorique, constitue la différence entre les formes directes de travail productif et ses formes indirectes, et qui s’approfondira à la longue, s’exprime, sur le plan directement politique, justement par l’hégémonie de la classe ouvrière sur le peuple. S’arranger pour que ce soit à l’intérieur de la classe ouvrière que le peuple joue son rôle, c’est là un problème toujours actuel pour la révolution en Italie. Non pas bien sûr pour conquérir la majorité démocratique dans le parlement des bourgeois, mais pour construire un bloc politique des forces sociales et pour s’en servir comme d’un levier matériel qui fera sauter une par une, puis dans leur ensemble, les connexions internes du pouvoir politique de l’adversaire: une puissance populaire redoutable, manœuvrée, contrôlée et dirigée par la classe ouvrière grâce à son outil qu’est le parti. De telle sorte qu’ainsi ce qui avait toujours caractérisé jusqu’à présent les buts du parti, s’en trouve précisément exclu: jouer un rôle médiateur dans les rapports qui existent entre des classes parentes, c’est-à-dire entre les couches diverses et toutes leurs idéologies, le tout dans un système d’alliance. Avoir réduit le parti à être la cire qui scellerait le bloc historique, tel a été l’un des facteurs les plus déterminants, sinon le plus, du blocage de toute perspective révolutionnaire en Italie. Le concept gramscien de bloc historique se bornait à identifier un stade particulier, un moment national du développement capitaliste. Sa généralisation immédiate, qu’on trouve dans les œuvres écrites en prison, était déjà une première erreur. La seconde erreur, beaucoup plus grave, en fut la vulgarisation togliattienne sous la forme du parti nouveau qui devait tendre à s’identifier de plus en plus avec ce bloc historique allant même jusqu’à se dissoudre en lui au fur et à mesure que l’histoire de la nation en venait à se confondre avec la politique nationale du parti du peuple tout entier. Il est trop facile de dire aujourd’hui: le dessein a échoué. La vérité c’est qu’il ne pouvait pas réussir. Le capitalisme ne laisse pas faire ce genre de choses à qui parle au nom de la classe adverse, serait-ce de façon purement formelle. Ce programme, le capitalisme le garde pour lui, l’adapte à son niveau et l’utilise dans son propre développement. Tout le monde a dit que Togliatti était réaliste. Il a peut-être été l’homme le plus éloigné de la réalité sociale de son pays que le mouvement ouvrier italien ait jamais connu. On en vient à se demander si son réalisme était vraiment de l’opportunisme calculateur, ou bel et bien une utopie pauvrement argumentée.
Ce n’est pas un hasard s’il faut reprendre, à ce stade, l’analyse de la phase actuelle de cette réalité sociale. Il reste encore entièrement à régler le compte du capitalisme italien. Il est indubitable que l’Italie se trouve actuellement dans la phase qui précède immédiatement une stabilisation du capitalisme à son niveau de pleine maturité. La conjoncture intérieure ainsi que les liens internationaux font aller de l’avant ce processus avec une force irrésistible. Il est tout aussi évident que le mouvement ouvrier italien se trouve dans la phase qui précède immédiatement un compromis social-démocrate à un niveau politique traditionnel. Et là encore la conjoncture intérieure tout comme la situation internationale jouent dans le sens d’une forte accélération de ce développement. Nous faisons l’hypothèse que ces deux processus ne présentent pas la même objectivité mécanique et irrésistible. Et qu’au contraire la lutte de classe, dans sa phase actuelle en Italie, doit chercher à séparer ces deux processus, à les mettre en contradiction de façon à les faire progresser en sens contraire. L’objectif étant de parvenir pour la première fois et donc au cours d’une expérience révolutionnaire originale à une maturité économique du capital en présence d’une classe ouvrière forte politiquement. Pour ce faire il faut tout d’abord bloquer en Italie ce qui a constitué la voie historique qu’ont empruntée toutes les sociétés de capitalisme avancé; la chose n’est faisable qu’en empêchant une stabilisation du système à un autre niveau, qui conquerrait pour lui, à ce moment-là, tout ce que le terrain politique compte de nouvelles marges disponibles ; elle est aussi la seule façon de conserver aux ouvriers cette menace politique envers le système dont tout le monde sait bien qu’elle risque de disparaître pendant des décennies si elle ne se dote pas dans ses moments décisifs et dans ses points cruciaux, de formes de fonctionnement et d’organisation explicites. Maturité sans stabilisation, développement économique sans stabilité politique: c’est sur cette corde raide qu’il faut faire passer le capital, pour pouvoir remettre sur pied en même temps les forces ouvrières qui le feront tomber . Sans défaite générale de la classe ouvrière il n’y aura pas de stabilisation politique: en ce moment c’est à cela que veut en venir l’initiative capitaliste. Les défaites ouvrières sur le plan général, se sont aussi celles (ce sont peut-être les seules) qui fauchent à la base et décapitent toutes les possibilités de former immédiatement des organisations en faisant disparaître toutes les virtualités concrètes de lutte offensive, en ramenant la masse des ouvriers vers des comportements désormais traditionnels de passivité politique et de refus purement économique. Lorsque le mouvement ouvrier officiel d’un pays capitaliste manifeste dans sa totalité des positions ouvertement sociales-démocrates, il faut posséder une alternative organisationnelle toute prête à remplir son rôle: c’est-à-dire à pouvoir entraîner tout de suite derrière elle la majorité politique de la classe ouvrière. L’expérience que nous avons du capitalisme international a démontré que si cette condition n’est pas remplie les perspectives de révolution se ferment pour une longue période. Par conséquent c’est cette condition qu’il faut faire vivre. Il faut travailler dès aujourd’hui à préparer cette alternative en matière d’organisation pour ce moment, en rassemblant le maximum de forces, en gardant le plus possible le contrôle de la situation, et en faisant preuve de la plus grande dose de perspicacité à long terme, et d’habileté dans la pratique des choses.
Aujourd’hui comme aux autres périodes historiques du reste, la lutte à l’intérieur du mouvement ouvrier représente une composante essentielle et un moment fondamental de la lutte de classes en général. A la méconnaître, on perd la complexité, la connaissance, le contrôle de la lutte de classe contre le capital et, partant, la possibilité d’y agir. Il ne s’agit pas aujourd’hui de se servir du PCI dans un sens révolutionnaire. La situation est beaucoup plus en retard que cela; le but est encore entièrement négatif. Il s’agit d’empêcher le processus de sociale-démocratisation explicite du parti communiste. Car empêcher cela, c’est déjà bloquer la stabilisation politique du capitalisme en Italie. Cela signifie ne pas laisser l’ensemble du mouvement ouvrier italien s’accommoder ici et maintenant des nouvelles marges proposées par le réformisme du capital, à un moment où, en dehors du mouvement ouvrier officiel, il n’existe, à niveau de classe, aucune force véritablement organisée et par conséquent aucune proposition sérieusement praticable d’organisation politique alternative. Cela revient finalement à éviter une terrible défaite des ouvriers qui ramènerait la lutte des années en arrière, qui mettrait fin à la perspective d’une rupture du système à court terme, et qui ferait donc rentrer dans le rang du capitalisme occidental, la situation de classe italienne qui n’a pas pu y être retenue, qui ne doit pas y rentrer, où il ne faut pas la laisser rentrer quel qu’en soit le coût en matière de sacrifices personnels, de retards théoriques, et pour finir de compromis dans la pratique. Le premier objectif politique du point de vue de l’organisation pratique, c’est de ne pas abandonner le PCI à l’opération réformiste du capital même si celle-ci en arrivait à ce degré de sollicitation ; ce n’est qu’au sein d’une lutte sur cet objectif que pourra être reformulé rapidement en termes d’action révolutionnaire le rapport politique quiexisteentre classe et parti. La révolution “ à court terme ” en Italie se trouve liée à cette perspective. Et c’est une perspective difficile qui ne s’ouvrira pas si l’on n’a pas le courage de prendre certaines positions, la patience d’entamer des initiatives politiques de longue haleine et la force de mener au grand jour une lutte violente. Tout le monde voit bien que le dernier acte de la comédie, qui devrait aboutir à la liquidation complète du parti de classe, a déjà pratiquement commencé. Les liquidateurs du parti devront être liquidés à leur tour et tout de suite. Lénine expliquait: “ Les liquidateurs ne sont pas seulement des opportunistes. Les opportunistes poussent le parti dans une direction bourgeoise et erronée sur la voie du libéralisme politique ouvrier, mais ils ne renoncent pas au parti en lui-même, ils ne le liquident pas. Les liquidateurs représentent la forme d’opportunisme qui va jusqu’à renoncer au parti. ” C’est contre cette forme extrême d’opportunisme, qui renonce à tout, que nous aurons à livrer la prochaine bataille. Non pas pour s’arrêter là, mais pour aller au-delà, vers le parti ouvrier.
Mais tous ces faits qui se produisent dans le temps, quelles peuvent être leurs limites spatiales ? Dans quel horizon historique s’inscrivent-ils ? Ne court-on pas ici de nouveau le risque de surestimer un moment national, un stade particulier du développement capitaliste ? Toute cette analyse ne fait-elle pas bon marché de la complexité énorme des problèmes de la révolution ouvrière qui se posent aujourd’hui au niveau international ? La complexité de ce problème est énorme, c’est vrai. On ne pourrait pas y échapper même si on le voulait. Tout ce qui a été dit jusqu’ici ne représente que le dixième de ce qu’il faudrait dire maintenant. Nous ne savons même pas si c’est ce qu’il y a de plus important. Mais à coup sûr, c’est ce qu’il y a de plus urgent, de plus préjudiciel, bref la prémisse à tout commencement. Il existe aujourd’hui une forme d’opportunisme dans l’internationalisme qui est étrange et étrangement actuelle; c’est pourquoi il faudra aussi avoir raison de l’idée selon laquelle tout ne pourra être résolu que sur un terrain mondial et générique et en terme de révolution ou d’intégration. C’est un biais intellectuel parmi tant d’autres pour se débarrasser des moments concrets de la lutte de classe réelle. Néanmoins aucune idée-force ne nous semble avoir aujourd’hui encore l’importance de la thèse léniniste pour qui la chaîne du capitalisme se brisera en un point et qui cherche à cerner et à résoudre les divers problèmes d’organisation et de direction en fonction de cet objectif primordial. Cette thèse a vu et voit encore son importance croître au fur et à mesure que se produit une intégration supranationale du capitalisme contemporain. Les canaux de communication établis par le capital en fonction de ses intérêts constituent désormais un fait objectif y compris pour la classe ouvrière. C’est seulement aujourd’hui qu’une rupture révolutionnaire à niveau national commence à avoir vraiment la possibilité de se généraliser en chaîne à niveau international. Mieux, cela s’avère être de plus en plus la seule possibilité. Car il apparaît clairement désormais que seule une véritable expérience révolutionnaire sera capable de remettre en marche le mécanisme d’ensemble de la révolution internationale. Aucun discours théorique, aucune alternative politique qui en reste au stade du programme ne pourra avoir cet impact, cette valeur de modèle, ce rôle de proposition pratique brutale qui constitue le minimum nécessaire actuellement dans le capitalisme le plus avancé pour rompre la trêve de fait qui existe entre la révolution ouvrière et le développement du capital. Certes il faut corriger la thèse léniniste sur un point. On mettra moins l’accent aujourd’hui sur les inégalités de développement économique du capital que sur les inégalités du développement politique de la classe ouvrière : cela pour faire admettre le principe néo-léniniste selon lequel la chaîne ne se brisera pas là où le capital est le plus faible mais là où la classe ouvrière est la plus forte. Il faut bien se mettre dans la tête – et cela n’est pas facile à faire – qu’il n’y a pas coïncidence mécanique entre le niveau de développement du capital et celui de la classe ouvrière. Derechef la pratique de la lutte se révèle plus riche que toutes les richesses qu’a accumulées la pensée ouvrière. On choisira donc le maillon où l’on se trouve simultanément en présence d’un développement économique capitaliste suffisamment élevé et d’un très haut niveau de développement politique de la classe ouvrière. L’Italie est-elle donc en train de devenir l’épicentre de la révolution en Occident ? Il est trop tôt pour le dire, Tout dépend des délais que nous mettrons à faire passer la ligne, à ouvrir la voie.
(Décembre 1964)