Ce que le droit international a finalement qualifié de génocide est visiblement l’une des formes privilégiées de la politique au XXeme siècle. On pose la triple question de son rapport au passé, de sa nature et de son avenir. Par rapport à tous les massacres de l’histoire, la forme-extermination semble bien posséder une originalité, même si elle puise dans un arsenal parfois ancien de formes de détestation (cas de l’anti-judaïsme). Violence d’Etat poussée à l’extrême, elle échappe à la logique de la guerre et de la prédation, se dirige préférentiellement vers sa propre population, et trouve en fin de compte sa clef dans une perspective d’auto-purification, de reniement de ses propres conditions de possibilités en vue de la formation d’un peuple authentique, qui peut aller jusqu’à l’extermination de soi-même. La finalité n’est donc plus à chercher seulement du côté de l’élimination de la victime mais d’abord du côté d’une crise radicale de la constitution identitaire. Le nazisme est l’exemple le plus massif, mais le génocide rwandais est le cas le plus pur. On peut penser que les Etats industrialisés ont tourné cette page, trop coûteuse, mais qu’ils la laissent en héritage à des entités (pas forcément des Etats) dominées, dont les identités ont peu à peu volé en éclat sous la pression de décennies de colonisation puis de mondialisation.”(…) l’identité de l’Un comme principe (…) mais justement, c’est là la plus grande, la plus longue erreur.” – Gilles Deleuze
Est-il possible de soutenir, sans provocation inutile et déplacée, qu’avec l’extermination des Juifs d’Europe par l’Allemagne du troisième Reich rien de nouveau ne s’est produit dans l’histoire de l’humanité, émaillée, aussi loin qu’on remonte dans le temps, d’épisodes sanglants et de massacres de masse ? Il semble bien que non. Et pourtant, si une réflexion philosophique se doit de n’accepter aucune autorité, et moins encore celle de l’évidence collective, il est nécessaire de retracer brièvement la généalogie de cette réponse négative qui, du moins dans certaines parties du monde, semble faire l’objet d’un large consensus. Il faut aussi essayer de comprendre ce que signifie “nouveauté”, revendication de la nouveauté et ses conséquences. Il faut enfin essayer de discuter du contenu de cette nouveauté éventuelle, et pour cela écouter une fois encore ceux qui en furent les témoins (ou plus précisément, comme le dirait Primo Levi, ceux qui témoignèrent pour et à la place des témoins), et dont les textes et les propos, inclassables ou échappant en tout cas aux classifications traditionnelles, semblent loin d’avoir épuisé leurs effets, ne serait-ce que dans leur puissance de déstabilisation des discours et des disciplines instituées.
La question de savoir si un discours de nature philosophique peut ou doit avoir quelque chose de pertinent à énoncer concernant la destruction des Juifs d’Europe au cours de la Seconde Guerre mondiale ne peut conserver qu’un caractère abstrait tant qu’elle n’est pas précisément datée et située. En l’occurence, en France et à partir des années 1980, cette question a pris un tour singulier, bien différent de ce qu’elle pouvait signifier en Allemagne, en Israël ou aux Etats-Unis. Ou encore en Chine, en Inde, en Australie ou en Afrique du Sud. Il n’est pas possible ici d’esquisser même sommairement l’histoire et la géographie de l’émergence, de la diffusion, de la relance de cette question. La bibliographie proprement historique sur le déroulement des événements et les différentes hypothèses, encore en débat, concernant ses causes profondes est désormais considérable, surtout, il faut le remarquer, en langues anglaise et allemande, et on ne peut ici qu’y renvoyer. A notre connaissance cependant, il n’existe pas d’étude systématique sur la manière dont les pays qui ne furent concernés que lointainement ou indirectement par cette guerre perçoivent le sens de l’événement.
Au cours des deux dernières décennies un consensus s’est dégagé peu à peu, en France par exemple, pour considérer l’extermination des Juifs et des Tsiganes comme un événement majeur occupant la place d’un tournant historique dans l’histoire de l’humanité. Or il est loin d’être certain que cette idée, même relayée par les organismes internationaux, ait acquis la même évidence dans tous les pays du monde (il serait intéressant de savoir comment le Japon et la Chine, en particulier, la considèrent). A fortiori la construction de cette idée ne s’est pas faite en France comme ailleurs ; elle n’a pas connu partout ce rythme très singulier et très lent d’un passage, en l’espace de cinquante ans (de 1945, où quelques pogroms ont encore eu lieu dans la ville de Paris contre des Juifs venus réintégrer leurs biens, à 1995 où un président de la République a fini par reconnaître la responsabilité de l’Etat dans la déportation), du déni (voir le film d’Alain Resnais, Nuit et brouillard, dans lequel il est impossible de deviner que les camps de la mort étaient destinés aux Juifs) à la reconnaissance puis à l’une des expressions les plus achevées, tant sur le plan intellectuel que sur le plan esthétique, de cette horreur spécifique (le film de Claude Lanzmann, Shoah, qui représente un véritable tournant dans l’histoire de la perception de cet événement historique).
Les effets encore de l’émergence de cet événement comme porteur d’un sens exemplaire sont nombreux, variés, parfois antagonistes : ils vont d’une reconnaissance muette et sacralisante à un impératif de transmission et d’enseignement (les deux n’étant pas incompatibles), d’un foisonnement de travaux de recherches et d’hypothèses explicatives à un interdit explicite de “comprendre”, c’est-à-dire au refus d’une attitude “théorique” jugée banalisante. Où l’on rencontre ici la position très spécifique d’un “kein warum” qui ne veut se confondre en aucune manière avec un irrationalisme, et sur lequel il faut revenir longuement.
Sur tous ces points, il semble que le cadre de ces remarques, qui, n’étant pas l’aboutissement d’une recherche scientifique, se veulent courtes et pleines de précautions, n’autorise qu’un seul type d’approche : tenter de cerner, dans leur interaction, la portée des questions posées à la fois par rapport à leur objet et par rapport à l’enjeu qu’elles représentent dans la manière de les poser. Il s’agit donc plutôt de la question de comprendre de quelle manière les politiques d’exterminations “font penser” l’occident c’est-à-dire suscite dans la pensée rationaliste occidentale des réactions, des concepts nouveaux ou au contraire des refus de penser et des répétitions.
Il est possible de dire cela de la manière la plus simple possible. Une fois pris en compte le considérable travail historique déjà accompli et l’évolution des catégories juridiques qui a marqué la période de l’après-guerre jusqu’à aujourd’hui, il semble que globalement, nous n’ayons pas à notre disposition les catégories philosophiques qui permettent d’appréhender le sens de cet événement. Mais cette remarque peut être entendue de différentes manières. Ces catégories nous manquent-elles encore, au sens où la nouveauté de l’événement s’inscrivant dans la progressivité linéaire de l’histoire nous pousserait à les chercher et à les trouver, comme ce fut le cas dans d’autres circonstances ? Ou bien la nouveauté spécifique de l’événement consisterait en partie dans une disqualification particulière de toute catégorie, c’est-à-dire d’un mode d’interprétation des événements historiques qui forgerait ses instruments pour les appréhender en les surplombant, autrement dit pour les faire entrer dans une grille de lecture qui, sans rester pour autant intangible, continuerait à s’ordonner néanmoins au schème désormais classique de la “rectification” ? Alors ce qui apparaîtrait, ce n’est pas tant que ces catégories nous manquent, mais qu’elles nous ont toujours déjà manqué, ou du moins qu’elles nous manquaient depuis suffisamment longtemps pour nous faire oublier que la catégorie de catégorie est susceptible de rencontrer ses limites : en d’autres termes qu’un événement est capable de contester le projet trop simple d’une analyse de l’être de l’événement. Ou encore, cet événement dans sa force de fascination révélante nous oblige-t-il à nous prononcer (peut-être pour nous en défaire) sur la puissance d’exemplarité que la pensée philosophique (et religieuse) a pris l’habitude d’accorder à des moments de fondation à partir desquels elle s’autorise, plus ou moins explicitement, à réécrire de nouvelles versions de “l’histoire universelle”, c’est-à-dire des aventures de l’Homme ou de l’Humanité, de ce que “l’homme fait à l’homme”, de “l’exploitation de l’homme par l’homme”, ou du “salut de l’Homme par l’Homme” ou par le “Dieu-fait-Homme” ?
En ce sens, aucune des catégories du matérialisme historique, de la pensée religieuse, quelle qu’elle soit, de la pensée éthique encore moins, d’aucune autre discipline s’attribuant des visées synthétiques (comme la psychanalyse peut parfois s’y laisser aller) ne peuvent alors nous servirent d’instrument. Au contraire, c’est leur contestation radicale qu’il nous est donné d’éprouver et de constater. Car ce n’est pas la pertinence de ces différentes approches qui est ici en question, mais leur capacité à abandonner la prétention à ce qu’on pourrait appeler l’Un pour accepter les exigences du Multiple. Ce qui nous ramène au problème de la nouveauté et de la forme particulière qu’elle a pris dans les débats, celui de l’unicité ou de la singularité de l’événement de l’extermination.
Ce problème de “l’unicité de l’extermination” nous est imposé à la fois par les récits des survivants et par une reprise de la question à partir des années 80 dans la double perspective d’une lutte contre la naissance d’un courant négationniste d’une part et d’autre part de la rencontre entre la relecture, la réinterprétation et la commémoration de cet événement et le développement d’une version universaliste et mondialiste officielle (comportant des aspects institutionnels) des “droits de l’homme” ou du “droit de l’humanité”.
La première remarque, évidente, semble devoir porter sur l’ambiguïté de ce terme d’unicité. Il y a, au premier regard, au moins deux sortes d’unicité en l’occurence :
– une unicité excluante, ou exclusive, unicité qui fait de cet événement un événement unique en ce sens qu’il ne peut être comparé à aucun autre, et donc mis sur le même pied qu’aucun autre ;
– et une unicité englobante ou exemplaire, qui au contraire verrait dans cet événement un schéma matriciel de compréhension et d’explication, non seulement d’autres événements passés mais aussi d’événements présents ou récents, ainsi qu’une disposition à pressentir des configurations naissantes, à venir, et qui par là suscite, permette et implique au contraire une série de démarches comparatistes, non pas banalisantes, comme on le dit souvent, mais au contraire qui feraient ressortir de plus en plus, au fur et à mesure de la démonstration donnée de la puissance d’éclaircissement de l’analyse d’un tel événement, sa singularité, épistémologique et événementielle à la fois, tout à fait exceptionnelle.
La première est parfaitement illustrée par la position de Lanzmann, qu’il ne faut pas caricaturer, bien qu’elle le soit, souvent, dans son entourage. On se rappelle que Lanzmann reprend une formule d’un soldat SS : “ici, il n’y a pas de pourquoi” (kein warum – c’est dans l’épisode du glaçon arraché de la main du détenu qui voulait s’humecter les lèvres et qui demande pourquoi) rapportée par Primo Levi dans Se questo è un uomo. Cette formule contribue à entretenir le thème de “l’inexplicable de la Shoah”, qui s’appuie sur la séquence argumentative suivante : expliquer serait comprendre, comprendre serait accepter voire justifier, dans la mesure où, comme le disait déjà primo Levi, ce serait se mettre à la place du bourreau (pourtant Levi lui-même, dans son article sur La zone grise, montre très bien que l’état d’esprit du bourreau ne constitue pas non plus une altérité absolue, mais que de troublants échanges de position sont possibles dans cet espace, même s’il n’est jamais symétrique).
Cette position est partagée par plusieurs intellectuels allemands qui ont vécu la période en question (comme Hans Robert Jauss) et qui soulignent leur position actuelle par une série de négations : l’inexcusable, l’impardonnable, l’inexplicable…, (c’était aussi la position de Jankélévitch). Sur cette position, on peut tout de suite faire deux remarques : d’une part elle trouve son point de départ, sa première occurence dans la bouche des autres, des bourreaux ; cela a été souligné à plusieurs reprises, et je continue à trouver cette remarque pertinente, bien que les partisans de Lanzmann la trouvent “ahurissante”, mais sans jamais dire pourquoi : c’est un nazi qui le premier a formulé cet interdit ou cette impossibilité d’expliquer : ici convergent la prédiction des nazis sur l’impossibilité d’écrire l’histoire du génocide parce qu’elle est incroyable, ce qui représente déjà à leurs yeux une victoire, et l’obscur désir d’une commémoration sacralisée et silencieuse.
Il y a là une nuée de mystère qui enveloppe quelque chose qui ressemble au Dieu de la théologie négative (mais évidemment il n’est pas question de ramener simplement la théologie négative à un interdit de savoir, même si cet aspect n’est ici pas absent ; ce serait une lourde erreur de ne pas prendre en compte le problème crucial des limites du langage telles que le langage se les énonce à lui-même, – selon la formule de L’expérience intérieure, “dieu” étant, écrit Bataille, le dernier mot au-delà duquel tous les mots font défaut).
D’autre part il faut interroger cette curieuse confusion entre expliquer, comprendre et justifier qui fait passer insensiblement d’un déploiement conceptuel à l’identification d’une justice en passant par une communauté (ici une compromission) éthique, ou plutôt morale, du connaissant et du connu, confusion qui nous ramène, loin en-deçà d’une épistémologie ne serait-ce que pascalienne (“le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie” formule qui dissocie radicalement, en fondant en quelque sorte la modernité dans la trace galiléenne, le justifier du comprendre, a fortiori de l’expliquer).
Je dis “retour” (provisoirement) en deçà d’une position pascalienne pour ne pas dire bachelardienne ou tout simplement postérieure au “monde clos”, vers, non pas sans doute un “cosmos” ou toute connaissance est effectivement une justification, mais vers la “paix” augustinienne qui “situe toute chose à sa place” en montrant que le Mal absolu est encore dans un certain rapport au Bien, moyennant quoi, effectivement, l’analyser, même si c’est pour le condamner absolument, c’est le situer dans un horizon d’intelligibilité et donc de Bonté dont les défenseurs de “l’unicité de la Shoah” prise en ce sens veulent l’exclure absolument. Il semble qu’il y ait donc là indubitablement un étrange fond théologique, dont on a aussitôt la tentation de résister à dire, comme cela pourrait venir rapidement à la bouche, qu’il serait “archaïque”. Mais il faudrait au contraire se demander quelle nouvelle religion sans dieu, quelle étrange sacralisation d’un Mal absolu ne supposant l’existence d’aucun Bien surgit ici. Cette nouvelle configuration peut inciter à introduire un troisième sens de l’unicité : outre celle dont nous venons de parler, qui se donne comme l’incomparable absolu, et celle, exemplaire, d’une clef de lecture éclairante par rapport à des processus passés et présents, il y en aurait une autre, qui poserait le problème des déterminations religieuses (du côté des nazis) ou théologico-politiques d’un phénomène jusqu’ici trop souvent envisagé dans des perspectives trop exclusivement politico-économiques ou inversement tératologiques.
Encore un mot sur le problème de l’explication (de l’extermination). On rencontre à ce sujet plusieurs types d’arguments, notamment celui de l’inaptitude explicative de l’argumentation “monocausale” (cf. Jean Améry et Pierre Vidal-Naquet, par exemple). Mais cet argument vaut évidemment pour quelque phénomène historique que ce soit.
Il est vrai qu’il y a ici, dans le contexte de cet événement particulier, quelque chose de spécial dans la volonté d’expliquer (et je renvoie ici globalement à tout ce que Nietzsche écrit sur la volonté de réduire l’inconnu au connu, ou à ce que Hegel aurait appelé le “bien connu”). Par rapport à l’extermination, il peut y avoir, et il y a (exemples cités par Pierre Vidal-Naquet dans sa préface à Des hommes ordinaires de Browning) un type de volonté d’expliquer qui est au fond une volonté d’annuler.
Mais ici, ni ces exemples particuliers, ni une argumentation nietzschéenne générale ne suffisent. Car tout le problème est de comprendre sur quoi exactement porte cette volonté d’annuler (étant entendu qu’il ne s’agit pas dans cette perspective d’ouvrages négationnistes, au contraire). Il ne suffit pas de dire que la volonté d’annuler porte sur la connaissance elle-même (idée trop métaphysique et trop générale qui ne convient pas à notre objet) ; elle ne peut porter que sur la connaissance de quelque chose, qui est peut être la même chose que celle que les partisans de l’unicité incomparable veulent voir rester inconnue, en avançant l’argument inverse de l’inexplicabilité.
Je propose donc cette hypothèse : il y a un point commun qui réunit les partisans de l’explication et ses détracteurs, ils tiennent les uns et les autres à laisser enfoui quelque chose, les uns sous le discours, les autres sous le silence (un discours très silencieux d’un côté, un silence très parlant sur le mode du témoignage, de l’autre).
Disons cela en d’autres termes. L’extermination s’explique, en terme d’histoire et d’économie, malheureusement assez bien (c’est là la terrible “banalité du mal” peut-être, même si, comme tout problème historique, c’est une tâche infinie, un chantier toujours ouvert, sans monocausalité, etc.), mais quelque chose en elle demeure inexplicable, ou plutôt inexpliqué parce que posé soit comme déjà expliqué (c’est l’extermination rapportée à l’exacerbation inouïe d’un capitalisme sauvage qui nous ramènerait à la barbarie), soit comme inexplicable à jamais (c’est la version mystique d’un événement absolu dont le sens est à jamais en réserve de toute élucidation).
Dans les deux cas quelque chose effectivement échappe, et c’est cette chose qu’il s’agit de rechercher.
Dans un article bref mais incisif, Michael A. Bernstein a montré de manière convaincante de quelle manière “le discours dans lequel se coule l’exploration du “sens” de la Shoah appartient à une tradition culturelle déjà ancienne qui ne veut voir que dans l’extrême et l’excès la révélation d’une “vérité fondamentale sur nous-mêmes, sur notre société et sur nos valeurs … camouflée sinon par la vie bourgeoise ordinaire” ; ainsi “la cruauté de la Shoah” devient “l’image la plus authentique – parce que la plus effroyable – de la réalité profonde de notre monde”. En ce sens l’unicité du phénomène n’a plus seulement la valeur de revendication d’une identité exceptionnelle, mais cette exceptionalité devient en outre une clef de lecture du monde contemporain, une sommation à réviser de fond en comble une anthropologie jusque là majoritairement humaniste et progressiste. De manière abrupte, Bernstein souligne que l’extermination des Juifs d’Europe nous renseigne d’abord sur la nature et le fonctionnement du régime nazi, et non sur la nature humaine en général.
Cette argumentation, évidemment plus complexe et plus fine que le hâtif résumé qui précède, n’est pas facilement contournable. Elle rend assez bien compte, notamment de l’histoire de la construction du modèle interprétatif actuel, dont l’un des moment fort fut sans doute le symposium du 26 mars 1967 qui réunit à New York Emil L. Fackenheim, Richard H. Popkin, George Steiner et Elie Wiesel, et de la discussion duquel se dégagea peut-être de la manière la plus synthétique ce que Bernstein appelle “une idéologie monothéiste de la catastrophe”. Trop de travaux ont en effet souligné le contexte fondamentalement théologique dans lequel s’inscrit la thématique de l’unicité, qui fait d’elle une procédure de réinscription de l’événement dans un schéma d’interprétation exclusivement religieux, pour qu’il soit nécessaire d’y revenir ici. Cette nouveauté-ci, cette singularité absolue ne concerne pas la tentative d’une analyse extérieure au champ religieux. Elle ne permet pas de tenir compte de ce qu’on pourrait appeler, dans le prolongement de l’idée d'”hétéronomie de la politique” (Balibar, La crainte des masses), l'”hétérogénéité de la politique”, c’est-à-dire la pluralité ou la multiplicité irréductible de l’existence sociale, aucun schème unitaire, aucun principe exclusif ne pouvant sérieusement prétendre la rassembler dans une structure cohérente, dépourvue de contradictions, capable de fédérer et d’intégrer de manière homogène et exhaustive tous les aspects de cette existence. Mais sommes-nous quittes pour autant du problème de l’exemplarité ?
On sait que le nom de l’événement présente déjà de nombreuses difficultés. Une fois écarté le terme de massacre, dont on peut dire dans le contexte actuel qu’il sert généralement à signifier une volonté polémique de déni de la singularité et non une réflexion sur ce qu’elle représente, que reste-t-il ? Génocide, extermination, Shoah, Holocauste… Pour des raisons qui apparaîtront au cours des lignes suivantes, nous ne retiendrons que le terme d’extermination. Les deux derniers appartiennent au vocabulaire religieux, le premier désormais est une catégorie juridique internationalement reconnue : il dit que la mort d’une catégorie particulière d’humanité a lieu ou est projetée, mais il ne dit pas ce que le terme d’extermination explicite entièrement : que cette disparition doit être totale, menée jusqu’au bout, autrement dit que ce n’est pas la présence physique des individus seulement qui constitue un problème, mais leur existence même, au point qu’il devienne impensable qu’il puisse en rester un seul, où que ce soit. En ce sens l’histoire de l’extermination des Juifs et des Tsiganes par le national-socialisme a connu une évolution notable, depuis un programme d’exil favorisé jusqu’à la recherche d’une extinction totale (à court terme impossible, mais envisagée). L’idée d’extinction totale était déjà là dès le départ, notamment chez Hitler, mais les historiens ont bien montré comment elle ne put devenir une politique nationale qu’au prix de nombreux tournants événementiels en partie imprévisibles. Or c’est cette recherche d’une extinction totale, soulignée la plupart du temps comme le signe de la “folie” indicible et sans précédent de ce projet, qui nous semble au contraire la plus riche d’enseignements. Car si l’on peut trouver de nombreuses raisons pour tuer, comme on dit, “ses semblables”, il n’y en a pas tant que ça de vouloir la disparition du Semblable lui-même, ou plus précisément de vouloir qu’il n’y ait plus d’autre semblable que soi-même. On n’atteint pas là la limite de la rationalité mais une rationalité d’un autre type.
“Après Auschwitz”, cette expression a pris désormais le sens d’une césure qui dissocie définitivement un avant et un après. On peut trouver d’autres équivalents dans l’histoire avant et après la naissance du Christ, avant et après la Révolution Française. Si la première, comme on sait, a mis au moins cinquante ans, peut-être plus à être reconnue en tant que telle, l’éclat de la seconde frappa immédiatement les imaginations. Pour Kant, Hegel, Schelling, Hölderlin, il y avait là l’indice d’une irruption du droit dans l’histoire, donc de sa réalisation possible. En ce qui nous concerne, s’il s’agit à nouveau d’une eschatologie, lente à s’imposer également, elle est cette fois, à l’inverse, entièrement négative, même si elle coïncide, et peut-être favorise et accélère la mise à l’ordre du jour généralisée, internationalisée, sans doute en grande partie illusoire et peu innocente, d’un ordre juridique mondial ou d’intention mondialisatrice.
Peut-être doit-on énoncer ici quelques trivialités. Tout événement historique est unique, même s’il ressemble à quelque autre. L’affirmation de son “unicité”, ou, comme on a pu le dire de son “unique unicité” ne peut donc concerner son être, sa dimension ontologique, mais seulement le rapport de connaissance que nous pouvons entretenir avec lui. Une telle qualification ne peut donc aboutir qu’à deux résultats : soit cette unicité veut dire que l’événement a ceci d’unique qu’à la différence de tous les autres il ne peut être compris ou expliqué, soit, à l’inverse, cette unicité est une exemplarité qui signifie que cet événement plus que tout autre a une valeur significative, éclairante, révélante sur la signification globale d’un processus dont il fait partie et dont il représente le moment de limpidité épistémologique maximal. Ce sont sans doute les deux écueils dont il faut se garder.
On trouvera peut-être qu’on fait bon marché de la dimension ontologique de l’événement. Pourtant on a suffisamment dit que la souffrance qui dépasse les limites du supportable et du pensable ne connaît pas de degré, et que l’Allemagne du troisième Reich ne s’est singularisée dans ce domaine ni en plus ni en moins. La question en tout cas n’est pas là. Elle n’est pas non plus dans l’ampleur du phénomène, car, comme on l’a suffisamment dit également, la souffrance d’un seul, et le type de traitement auquel il est soumis suffit à établir la qualification de génocide et de crime contre l’humanité. La question est donc ailleurs : elle est dans ce que Marc Nichanian a fort bien nommé “l’argument universel de l’opposition entre le motivé et l’immotivé”. Ce qui ferait la singularité de l’extermination des Juifs et des Tsiganes, c’est que “la fin de l’homme y est un projet à soi seul”. Or de multiples problèmes jaillissent de ces formulations. En effet est-il possible de concevoir, ainsi formulé, un tel projet ? Il faut plutôt reconnaître que de telles formulations, tautologiques (mais d’une tautologie négative car répétant deux fois le refus de dire), sont constituées de telle sorte qu’elles conduisent tout droit à l’impossibilité de comprendre, qu’elles sont faites pour rendre impossible toute compréhension : “il n’y avait pas de raison ; donc il n’y en a pas de découvrable ; donc on ne peut rien expliquer”.
Dans cette argumentation qui n’a d’universel que de faire l’objet d’un consensus momentané, une lacune frappante se manifeste pourtant. On peut la formuler simplement. Les massacres ont des raisons, car ils appartiennent à la logique de la guerre ; piller, tuer, voler, violer, dans tous les cas on s’approprie des territoires, des zones d’influence, on se ménage des zones de sécurité, on fait le vide autour de soi, pour s’en emparer ou le conserver en tant que tel, et l’on élimine impitoyablement tout ce et ceux qui se trouvent sur le passage, à moins qu’on les réduise en esclavage. Ici, c’est l’avoir qui mène le jeu. Les processus historiques ne sont jamais purs. On sait bien que ni dans le cas des Arméniens, ni dans celui des Juifs le génocide n’eut le vol pour objet, même si cette dimension économique ne cessa jamais d’accompagner sporadiquement, à un degré ou à un autre le processus d’extermination (les trop fameuses mesures de “récupération” sur les corps et des corps eux-mêmes dans les camps de la mort en sont l’indice, mais dont l’aspect spectaculaire ne doit pas cacher le sens réel : elles n’étaient qu’un effet marginal permis par la situation et non l’objectif ou l’un des objectifs des exécutions). De cette absence de profit majeure, axiale, de cette absence de gain de l’extermination, on en déduit qu’elle n’a pas de raison ni de rationalité en général, alors qu’on ne peut, à strictement parler, qu’en déduire qu’elle n’appartient pas aux motivations et la rationalité de la guerre : cela est certain ; mais il n’y a pas que la guerre comme logique possible qui entraîne une entreprise de mise à mort de l’autre, des autres, surtout si cette mise à mort est radicale, éradication, qui veut en terminer complètement, ex-termination.
Paradoxalement, on se trompe peut-être en s’intéressant de trop près, dans l’histoire de l’extermination, au statut des victimes. Les nazis eux-mêmes n’ont cessé de le répéter : les détenus des camps de la mort n’étaient rien, seulement des sous-hommes, des animaux, et finalement même pas : des “morceaux”, des “pièces” à traiter. Il faut sans doute prendre cette affirmation au pied de la lettre (suivant en cela la tentative de Georges Bataille : apprendre des nazis eux-mêmes ce qu’ils étaient). Si les victimes n’étaient rien, si, a fortiori, elle n’avaient rien, alors leur extermination n’a pas de sens tant qu’on cherche de leur côté les raisons du sort qui leur fut infligé. Cette raison ne peut donc se trouver qu’ailleurs, c’est-à-dire du côté des bourreaux.
Ce qui est “un projet à soi seul” dans l’extermination ne concerne pas principalement ou pas d’abord (mais il faudra revenir sur ce point qui ne peut être formulé de manière aussi abrupte) les êtres exterminés (c’est là précisément qu’est la source de l’atroce, vécu comme absurde absolu, non-sens au-delà de toute parole possible), mais ceux qui les exterminent. C’est pour eux-mêmes que les nazis ont exterminé les Juifs et non à cause de ce qu’étaient leurs victimes, dont ils n’avaient cure (en un certain sens). Comme ils l’ont d’ailleurs assez dit, ils ont exterminé pour eux-mêmes, pour leur salut, leur pureté, le salut et la pureté de leur identité, ou sa refondation. Cette tâche visait évidemment la régénération, la résurrection du peuple, c’est-à-dire d’un peuple qui ne serait plus que peuple (c’est-à-dire Souverain, Dieu, sans effort, sans mort, sans travail), et non plus “peuple” (c’est-à-dire “populace”, Pöbel, soumise à l’œuvre et aux basses-oeuvres). C’est-à-dire d’un peuple qui serait du Même sans Autre, qui surgirait en permanence de lui-même comme un flot de sang unique sans reproduction, sans contact, sans souillure : sans père, non plus, il faudra revenir sur ce point. Il y allait de la constitution radicale, absolue d’une identité pensée comme pure, ce qui est en soi déjà paradoxal et immédiatement mortifère. C’est peut-être là un des critères de distinction possibles entre un massacre et un génocide, mais cela ne peut en aucun cas réserver la rationalité et la motivation à l’un seulement des deux.
Tuer pour avoir, tuer pour être, deux logiques, deux rationalités, deux motivations tournées en sens inverse, l’une vers la victime, l’autre vers le bourreau.
Mais c’est ici qu’il faut revenir sur l’indifférenciation de la victime. Dans le premier cas, l’objet est indifférent, ce sont ses biens qui ne le sont pas. Dans le second au contraire, l’objet de la cruauté extrême, s’il devient absolument indifférent, ne peut subir ce processus radical d’indifférenciation que dans la mesure où au départ, et à l’inverse, indépendamment de tout ce qu’il a, il doit être quelque chose de particulier. Il le doit, même si en réalité il ne l’est pas, car ici nous ne sommes plus dans la logique économique et comptable de la guerre mais dans celle, phantasmatique et politique, des “identités ambiguës”. La victime doit être, ou plutôt représenter, très précisément ce dont la seule présence empêche le bourreau d’être ce qu’il croit et veut être. C’est bien le cas alors où les victimes sont tuées uniquement pour ce qu’elles “sont”, c’est-à-dire pour le fait “d’être nées” ce qu’elles sont. Mais ce qu’elles sont n’est pas le dernier mot de la motivation qui les élit comme objet d’extermination, car leur “être” en l’occurence n’est qu’un être imaginaire. Leur “être” ici n’est pas leur être mais leur “être-pour” le bourreau : ce par quoi elles représentent un obstacle fantasmatique à ce qu’il veut être[[Michel Plon me signale ce passage d’une conférence de Donald W. Winnicott prononcée le 25 septembre 1936 en Angleterre : “Un contrôle excessif [des puissances phantasmatiques et menaçantes de notre monde interne est dangereux, car il peut ralentir nos forces vitales et nous déprimer [dans le contexte, cette remarque de Winnicott est purement descriptive et non pas normative ; il faut le préciser pour comprendre la portée des phrases suivantes. C’est pourquoi nous cherchons des solutions de rechange, l’une d’elles étant de mettre à l’extérieur de nous ce que nous trouvons mauvais en nous, de le déplacer sur des personnes ou des objets du monde extérieur, où nous pourrons le combattre et le contrôler. L’Allemagne d’aujourd’hui [1936 nous en fournit un exemple familier. Au mieux, ou pourrait dire qu’en expulsant et en maltraitant les Juifs, les soi-disant Aryens tentent de faire sortir d’eux-mêmes quelque chose qui leur déplaît ; ils cherchent d’abord à le percevoir chez les Juifs puis, quand ils imaginent y être arrivés, ils se persuadent du bien-fondé de ces persécutions car elles donnent l’impression de se sentir mieux.” in Donald W. Winnicott, L’enfant, la psychè et le corps, Paris, Payot, 1999, pp. 114-115. L’intérêt et la valeur d’une telle analyse sont difficiles à établir, et pas seulement à cause du problème classique de la transposition de la structure psychique individuelle à des comportements sociaux et institutionnels. Sur ce point d’ailleurs, on ne pourrait qu’être incité une fois de plus à remettre en cause cette césure entre le psychisme qui ne serait qu’individuel et les phénomènes sociaux qui ne seraient que collectifs. Le psychisme freudien est précisément transindividuel pour les mêmes raisons que le concept d’individu ne peut être confondu pour Spinoza par exemple avec ce que nous appelons la personne ou la subjectivité, le jardin secret du for intérieur, etc. Cette question ne peut être vraiment abordée ici. Mais le point important consiste dans la manière dont les propos de Winnicott entre en résonnnance avec ceux que les nazis tenaient sur leur propre situation..
Des Juifs on ne peut donc pas s’arrêter à dire : on les a exterminés pour ce qu’ils sont. Car que sont-ils dans cette circonstance ? Quelque chose qui ne leur appartient pas et ne vit que dans le désir de l’autre. C’est ici que, passant à un autre registre, on saute du massacre à l’extermination. Ils ne “sont” plus alors, littéralement, rien, mais représentent l’obstacle à être, enfin écarté, pour ceux qui les exterminent et se libèrent par là. Comment comprendre complètement, sinon, l’inscription, cynique peut-être, mais aussi littérale, du fronton d’Auschwitz : “Arbeit macht frei” ? Cette liberté, c’était d’abord celle des nazis, ce travail, celui de la solution finale.
Mais là où nous n’avions qu’une énigme, absolue, il semble qu’à présent dix autres surgissent. Car pourquoi les Juifs, les Tsiganes ? De quoi s’agit-il ici de se libérer ? Quelle sorte d’identité peut exiger la mort comme prix de son affirmation ?
Si nous revenons à cette formule,”la fin de l’homme y est un projet à soi seul”, il se peut qu’un dédoublement y apparaisse. Car de quel “homme” s’agit-il ? Comme Agamben l’a montré à propos du mot “peuple”, ces termes politiques (car les hommes sont ce dont est fait le peuple) sont susceptibles d’accentuations contradictoires : le peuple n’est vraiment lui-même, souverain, que s’il parvient à se débarrasser, ou tout au moins à dominer ce qu’il y a de “peuple” en lui, de “populaire”, de “populacier”, de vil. De même l’homme ne peut être ce qu’il a à être que s’il se défait de ce qu’il y a en lui, pour reprendre la formule connue, d'”humain, trop humain”. De même que dans le peuple, dans l’homme gît son contraire, ce qui le rappelle sans cesse aux infâmes conditions qui lui interdisent de s’élever à l’épure abstraite dont seule il supporte la représentation.
Cette analyse peut sembler elle-même bien abstraite et vaine en l’occurence : pourtant elle recoupe à la fois l’histoire de la structure politique persécutive et le récit des “témoins”. Posons un jalon en se souvenant de la teneur de l’intervention d’un étudiant allemand lors d’une conférence d’Ernst von Salomon sur l’Etat à Göttingen en 1933 : “ce que nous voulons, c’est une communauté nationale et plus d’Etat du tout”[[cité dans la Présentation par Dominique Séglard de l’ouvrage Les trois types de pensée juridique, Carl Schmitt, Paris, PUF, 1995, p.27. L’anecdote provient de Carl Schmitt, theorist for the Reich, Joseph W. Bendersky, Princeton P, 1983, p. 202..
En abordant d’abord le premier point, on prendra bien garde à ne pas confondre les temps, à ne pas superposer une persécution et une extermination, un antijudaïsme et un antisémitisme. L’antisémitisme nazi est d’un genre particulier (non chrétien) : s’il exploite une tradition ancienne, il n’en est pas la simple continuation, mais plutôt le renversement, évident : à la persécution (continuée), il substitue l’extermination (définitive, sans lendemain). Aussi ce retour en arrière historique, s’il semble d’abord accréditer qu’il n’y a finalement rien de nouveau, n’a d’autre but en réalité que de faire sentir une rupture, ou plutôt, car il n’est pas sans enseignement non plus, un nouvel arrangement, un basculement dans un dispositif inédit.
Dans La persécution : sa formation en Europe, Robert I. Moore analyse la formation médiévale de la souveraineté, l’invention de ce qu’il appelle “le crime sans victime” et le rejet de l’autodissolution propre à un nouvel ordre politique et économique sur la figure, notamment, du Juif. D’une part il explique de manière assez convaincante comment la naissance progressive de l’Etat souverain au Moyen-Âge fait passer d’un régime de gestions des torts effectifs fondés sur les plaintes effectives de personnes lésées à un régime de gestion de crimes abstraits, de “crimes sans victimes” concernant des infractions qui portent atteinte au pouvoir d’Etat en général ; ainsi la naissance d’une représentation d’un bien commun tendanciellement universel s’accompagne inversement de la création d’une zone générale et indécise d’illégalisme potentiel à laquelle il va s’agir de donner un contenu, c’est-à-dire de justifier les mesures par lesquelles l’Etat installe ses appareils et ses institutions d’auto-défense et d’auto-protection par la présence perpétuelle d’une menace en général (criminalité, trahison, nuisance, mais aussi maladie, etc.). D’autre part, parallèlement et conjointement à ce développement, le même Etat qui organise et favorise le développement d’une exploitation et d’échanges généralisés, produit une dislocation des liens sociaux, une paupérisation, une fragmentation des communautés qui apparaissent à la fois comme des facteurs d’enrichissement mais aussi comme des menaces d’auto-dissolution, dont le pouvoir et les possédants ne supportent pas d’être responsables : d’où la responsabilisation progressive du Juif “cupide, sale et lascif”, qui va rejoindre le camp déjà stigmatisé des lépreux, des prostituées, des homosexuels et des hérétiques.
On a donc là une configuration caractéristique dans laquelle les puissants refusent d’assumer les conséquences des conditions d’exploitations qu’ils mettent eux-mêmes en place, et dont ils tirent leur profit et leur statut. Ils les imputent à d’autres et se mettent à persécuter ceux-là mêmes qui sont les représentants (mais choisis de quelle manière ?), les incarnations (mais pourquoi tels ou tels corps ?) des processus qui mènent à leur propre émancipation. Ils gardent le bénéfice et se débarrassent de la condition de possibilité, visant par là au statut d’une pure richesse ou d’une pure justice, en quelque sorte sui generis, sans causalité. Je dois persécuter celui par lequel je suis devenu ce que je suis si je veux être et n’être que ce que je suis.
Faisons encore un saut en arrière. Si nous réexaminions, dans cette perspective, la fameuse argumentation aristotélicienne qui est censée justifier la naturalité de l’esclavage, on découvrirait de la même manière que ce qu’Aristote pose comme un inconditionné n’est pas du tout la nature inférieure de l’esclave, mais la servitude incontournable de l’ensemble des tâches qu’il effectue. Qu’il effectue, faut-il ajouter, parce qu’il faut bien que quelqu’un les effectue, et tout le problème est là. A l’encontre d’une configuration de l’organisation du travail qu’il voit naître sous ses yeux et qui recueille l’approbation de la plupart de ses contemporains (que ce soit les “conservateurs” platoniciens ou les sophistes “progressistes”), Aristote se refuse précisément à superposer l’être et la fonction. Il n’est pas tolérable que l’esclave soit autonomisé dans l’accomplissement d’une tâche qui excède les besoins immédiats du maître et de sa maisonnée ; autrement dit l’esclave ne peut être utilisé pour faire du profit. Sa fonction est tellement liée à la vie du maître (à son “bien vivre”, “eu zèn”, dont il faut rappeler la signification éminemment politique) qu’il est logique que celui-ci, à sa mort, comme l’a fait Aristote lui-même, libère ses esclaves et les dote, pour leur assurer une existence libre de la nécessité. Mais qu’est-ce que cette liberté ? C’est la possibilité pour eux d’acheter à leur tour des esclaves. Car tel est, comme le dit Aristote, le “pénible rapport à la nécessité”, ou, pourrait-on dire encore, la “condition de la condition”, que nul ne peut être véritablement libre (c’est-à-dire authentique citoyen, “vivant politique”) s’il n’est pas déchargé de tout ce qui le rattache sans cesse à son propre entretien. “Les dieux seuls”, comme le rappelle Aristote citant Hésiode, “sont ceux qui vivent affranchis de tout effort”. Il ne faut pas voir dans cet effroi devant “l’effort” une répugnance à l’action : il s’agit au contraire de bien autre chose, de la condition de mortel, de la reproduction sexuée, de “la génération et de la corruption”, bref de la médiation. Aristote est sans doute celui qui a eu la clairvoyance d’analyser pour la première fois non pas l’inanalysable, mais l’habituellement inanalysé : cette zone confuse de la condition de possibilité de soi-même dont le spectre s’étend de l’amour filial et de l’amitié à l’extermination en passant par tous les degrés de la transformation d’autrui en instrument. Jusqu’à ce stade où l’on ne veut même plus savoir qu’il y a de l’autrui et de la dépendance et où celle-ci doit être littéralement effacée et avec elle tous ceux qui ont la moindre chance de la représenter, de l’évoquer. Sur ce chemin, quelque part se situe la persécution, ailleurs encore l’esclavage, le salariat, le solidarisme, le paternalisme…
Or que s’est-il passé dans les camps de la mort du troisième Reich, sinon une tentative radicale, mais avortée à cause de la défaite militaire, de production d’un même sans condition, d’un peuple qui ne serait que peuple, absolument causa sui ? Comme l’ont dit les nazis, mais surtout comme l’ont vu et dit aussitôt les témoins, il s’agissait bien de la production d’un peuple de “dieux”. Et c’est à ce corpus de textes qu’il faut maintenant en revenir.
Les deux œuvres majeures de Robert Antelme et de Primo Levi (dont il faut remarquer de quelle frappante manière elle font si souvent l’objet de lectures successives et non simultanées comme il le faudrait absolument – pour ne pas parler des cas où la lecture, le privilège accordé à l’une aboutit à l’éclipse de l’autre, et réciproquement) peuvent ici nous servir de guide, dans l’extrême tension entre la proximité et l’éloignement qui les caractérise.
Une lecture comparée de L’espèce humaine et de Se questo è un uomo fait apparaître de grandes différences de points de vue. Levi notamment décrit un enfermement absolu dont tout extérieur a disparu, Antelme au contraire reste en permanence situé dans un espace, une géographie : signe évident qu’ils n’ont pas le même genre de statut, qu’il n’endure pas le même degré d’extériorisation ; l’un est voué à la destruction, l’autre, certes utilisable à merci, n’est pas atteint jusqu’au cœur même de sa présence. D’où leur divergence fondamentale sur le devenir non-humain : Levi ne cesse d’insister sur la puissance de déshumanisation radicale du camp, Antelme soutient qu’elle est impossible. Il ne parle en fait pas de la même chose ni du même point de vue.
Mais un point commun est frappant, frappant dans son étrangeté, dans la singularité du choix de vocabulaire. Tous deux, en 1947, juste après leur libération, parle des SS comme de “dieux”. Que comprendre dans le choix de ce terme ?
Il faut y voir, vraisemblablement, une manière très singulière d’évoquer le problème de la division du travail, de la hiérarchie qui en découle, et au-delà, de toute l’économie de la vie qui se profile dans la “société”, si c’est encore une “société”, nazie. Les dieux sont ceux qui ne travaillent pas parce qu’ils n’ont pas de besoins, qu’ils ne sont pas soumis à la nécessité du besoin. Les SS le sont évidemment (voir la remarque d’Antelme sur le décalage de l’heure de réveil le dimanche), mais ils semblent ne pas l’être, ou tendent à ne pas l’être.
Tout se passe comme si dans les camps de la mort (c’est-à-dire dans le système très complexe, divers, pluriel de ce qu’on appelle “les camps de la mort”) s’était définie la tentative d’une nouvelle organisation de la gestion de la vie et du travail, au milieu du XXeme siècle, analogue à la révolution industrielle du début du XIXeme siècle.
En quoi consiste la nouveauté ? Cette redéfinition, ou plutôt cette tentative partiellement avortée du fait de la défaite du Reich, concerne une organisation du travail qui réinventerait l’esclavage, le travail gratuit (c’est une constante en Allemagne entre 1939 et 1944), et plus encore : une invisibilisation potentielle, tendancielle du travail par un processus d’élimination, de mise à mort, de remise à la mort (pour reprendre l’expression forte d’Antelme “les détenus remis au froid”) périodique, régulière et hiérarchiquement organisée (droits communs, kapos, objecteurs, politiques, homosexuels, Tsiganes, Juifs, voir la floraison des triangles et étoiles de couleur variées) de la “main d’œuvre”.
Il s’agit donc d’une manière toute nouvelle de traiter la “masse” comme matériau à utiliser et à jeter, qui commence par jeter d’emblée ce qui est inutilisable (vieillards, femmes, enfants Juifs). D’où l’importance capitale de toutes les notations insistantes aussi bien chez Levi que chez Antelme sur le regard et le non-regard, la production de l’invisibilité des détenus des Läger : c’est l’organisation de l’invisibilité, de la disparition, du retrait de l’être-au-travail (ici il faut entendre sans cesse dans le mot de travail non pas seulement le travail social, mais la gestation du vivant aussi, comme lorsqu’on parle de la salle de travail, dans les maternités). Levi comme Antelme reviennent à plusieurs reprises sur la question de ces seuils de visibilités, notamment dans le contexte des lieux de travail (le labo de chimie pour Levi, l’usine pour Antelme et le commentaire du “Weg !” (Fous le camp !, Disparais !) prononcé à son égard par le civil allemand : le travailleur ne devient visible que lorsqu’il gêne ; dans le rapport avec les femmes cela devient particulièrement manifeste[[L’espèce humaine, Robert Antelme, Paris, Gallimard, 1957, p. 56.).
On pourrait donc dire qu'”à partir d’Auschwitz” s’est déclaré et systématisé, malgré l’échec militaire, le traitement des masses (de ce qu’on appelle encore frauduleusement “l’homme”) en tant que “au travail”, en tant qu’uniquement au travail, c’est-à-dire “moyen” et non plus fin, pour reprendre la terminologie kantienne : en un sens insoupçonné, c’est le travailleur qui est “être-pour-la-mort” (on rencontre ici l’ambivalence de toute la terminologie phénoménologique, heideggeriano-sartrienne qui croit dénoncer mais ne fait peut-être qu’énoncer… il faudrait revenir sur l’examen de tout ce vocabulaire – sinistre ? – de la phénoménologie par rapport au contexte de l’époque). Le détenu informe (Ungestalt) du Lager, c’est la nouvelle figure du prolétaire, du “sans-part” (Rancière), de “l’homme d’en bas” (Hugo) et de tous ceux qui sont aux marges, au bord de la reproduction quotidienne d’un peuple sans condition comme se veut le peuple allemand – du moins celui qui a choisi le Führer comme figure exemplaire de son identité.
Levi et Antelme décrivent ce système au moment où il est sur le point de s’effondrer. On peut se demander, comme le fait Günther Anders dans toute son œuvre, s’il ne va pas renaître ailleurs, de plus belle mais de manière plus diffuse, dans l’horizon de la démocratie libérale.
A “Auschwitz”, serait apparu comme dans un éclair (pour reprendre la formule de Hegel dans la préface de la Phénoménologie de l’Esprit ), le schéma, l’épure complète (c’est dans cette perspective que se situe sans doute le problème de “l’unicité”) d’un modèle nouveau de société et d’organisation du travail, c’est-à-dire de société comme organisation du travail, ou mieux encore de société-comme-abolition-tendancielle-de-la-visibilité-de-l’organisation-du-travail, appuyée sur une invisibilisation par mise à mort périodique (il faudrait ici revenir sur les conflits analysés par Levi entre les industriels allemands et les SS à propos de la durée de vie des “détenus”).
Il y aurait là l’une des tendances de la bio-économique moderne qui n’est en ce sens plus tout à fait une bio-politique. D’où la grande proximité et la grande distance que l’on peut prendre ici avec les analyses de Foucault quand soulignant dans La Volonté de savoir que “le génocide (…) est le rêve des pouvoirs modernes”, il continue à penser ces aspects limites en termes de “politique”. Ici, dans les “camps”, ce qui se révèle, n’est-ce pas plutôt l’une des tendances contemporaines (et à venir ?) : l’annulation du politique, la tendance de la bio-politique à n’être plus que bio-économique.
Or, et c’est là que nous retrouvons notre problème laissé de côté plus haut (le quelque chose qui demeure inexplicable ou plutôt inexpliqué, en permanence inexpliqué, dans l’extermination), cette réorganisation fondamentale ne peut se comprendre et se réduire du tout à une histoire de l’évolution des formes de l’exploitation capitaliste qui deviendraient en quelque sorte de plus en plus intraitables et barbares (et il faut affirmer que le nazisme était tout sauf de la barbarie, ou de la sauvagerie : c’est au contraire une forme très sophistiquée, très tardive et porteuse d’avenir et de civilisation (au sens ou la colonisation fut une des formes de la “civilisation”), redoutablement efficace pour cette raison : le fait qu’il ait échoué dans son projet ne dit rien sur sa capacité à s’articuler ou à se réarticuler à l’histoire…). Il semble qu’au contraire nous ayons affaire ici à une formation sociale et politique ou peut-être théologico-politique qui se réalise sous une forme dont la phénoménalité énigmatique, qui produit effets combinés de fascination et de dégoût, en tout cas de sidération, tient à ses manifestations essentiellement religieuses. On pourrait être tenté par la formule limite d’une configuration “théologico-économique” si l’immanentisme et le particularisme anti-universaliste du “mythe nazi”(Nancy et Lacoue-Labarthe) n’était aussi prégnant.
En d’autres termes, il n’est certainement pas pertinent de croire que les virtualités de la société capitaliste (en gros, l’instrumentalisation généralisée de l’existence humaine) permettent de comprendre l’émergence du phénomène exterminationiste, ni même qu’au contraire c’est ce phénomène qui nous permet rétrospectivement de comprendre quel était le sens profond de ces virtualités que nous pensions connaître (mais dont on ajoute alors qu’on n’aurait jamais cru qu’elles iraient aussi loin, etc.).
Si l’on se contentait de dire que le nazisme présente une actualisation de virtualités propres à la société capitaliste, cette formule, ne pourrait avoir quelque signification qu’à un extrême niveau de généralité, c’est-à-dire en fait très peu. Si l’on tente de la préciser, on est d’ailleurs amené à la remettre radicalement en cause, notamment sur deux points – d’abord sur sa linéarité (la notion de virtualité, qui laisse de côté un nombre extrêment élévé de traits caractéristiques du nazisme qui sont alors littéralement ravalés au rang de folklore, de bizarreries, de résurgences ou de survivances archaïques et barbares, bref qui ne sont pas expliqués mais annulés dans l’anecdote), – ensuite sur la disctinction entre sa lettre et son esprit ou son contenu : si sa lettre est un bon rempart contre tout exceptionnalisme maléfique, son contenu, si on le prend au sérieux ne peut, me semble-t-il, que nous amener à renverser complètement la formule. Le nazisme, et tout ce qui l’a précédé et qui le suit n’est pas le développement d’une virtualité ; il est au contraire le développement d’une contradiction interne, d’un processus de rejet, d’autant plus violent et brutal qu’impossible, des conséquences du capitalisme par le capitalisme lui-même ; en termes freudiens on pourrait dire que le nazisme est un processus continu et poussé jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à la mort de l’autre et même de soi, de dénégation de soi-même.
C’est cette contorsion extraordinairement violente et ravageuse par laquelle le capitalisme a essayé (et essaye encore ? réservons cette question pour plus tard) de sortir de soi, de sortir de sa peau, de s’arracher à soi-même, non pas en se transformant, en s’ouvrant à de l’autre, à d’autres formes d’organisations sociales, politiques et économiques, mais en conservant les mêmes. Devenir autre tout en restant le même, c’est bien cela le programme fondamental de régénération du peuple allemand qui a, un temps, rassemblé un consensus remarquable, notamment chez les intellectuels allemands (dont les plus connus sont Martin Heidegger, Ernst Jünger, Carl Schmitt) et qui ne pouvait en fin de compte que produire, que passer par l’extermination absolue et définitive de ce qui sépare précisément le même du même, le même de lui-même, le peuple du peuple : c’est-à-dire ses propres conditions de possibilité.
Qu’est-ce qui sépare le même de lui-même ? c’est la condition de possibilité qui lui permet de rester le même. Cette condition de possibilité (on a vu ce qu’en dit Aristote, on la retrouve chez Augustin, qui voit d’ailleurs lui aussi dans l’amour le moyen de s’en défaire), c’est la condition, c’est la nécessité, c’est notamment le travail, la femme, l’esclave, l’enfant. Les nazis ont touché à toutes ces figures (Sexe et caractère d’Otto Weininger, était l’un des livres de chevet de Hitler, et la dépréciation de la femme, associé au Juif, le thème du Juif en soi-même, “il faut se débarrasser du Juif qui est en nous-mêmes”, etc., l’un de ses thèmes de prédilection). C’est la figure du Juif qui va dans l’Allemagne hitlérienne assumer la fonction de rassembler toutes ces figures et de les eclipser.
Dans le sillage de l’extermination, il faut situer le fait que les nazis ont notamment pensé à produire de la reproduction du vivant qui prenne un caractère industriel, non “vivant”, dans les pouponnières aryennes, les Lebensborn, qu’ils ont inventé les mariages avec les morts, les soldats morts au front, et s’interroger sur le statut de la femme nazie, sur l’attitude ambivalente du régime par rapport à la famille, à la fois magnifiée et détruite…
A partir d’ici, on ne peut donner que quelques éléments hypothétiques et sans doute très discutables d’analyse qui tentent de cerner plus précisément ce qui se présente comme énigme inexpliquée.
La question est la suivante : si toute religion comporte une économie libidinale qui lui est propre, dans cette étrange “religion” aryenne qu’est-ce que les nazis ont exterminé en exterminant avant tout les Juifs et les Tsiganes ? Il semble que l’on puisse dire que ce qu’ils ont exterminé, et ceci au nom de l’amour, c’est-à-dire au nom de la régénération de la grande famille de sang du peuple allemand, c’est eux-mêmes comme autres : comme ils le disaient eux-mêmes, “le Juif en eux”, c’est-à-dire tout ce qui en eux pouvait peu ou prou les rappeler à leur condition de peuple dépendant de la condition (le travail, l’argent, le sexe, le corps, la souillure, l’engendrement…)
Dès l’instant où le Juif devient, par le passage à la limite délirant – ce qui ne veut pas dire sans logique, mais au contraire obéissant à la logique stricte du délire – d’une politique de purification auto-destructrice soutenue en inconscience de cause (parce que ça parle à leur inconscient) par la population allemande, le résumé, le symbole, l’emblème du “peuple”, de l’horreur de la “condition” humaine, de sa dépendance, il faut alors, inéluctablement, d’abord le déshumaniser, le réduire à l’état de chose, morceaux, pièces, “Stücke”, puis le détruire, l’exterminer jusqu’au dernier.
Ce que Hitler cherche à exterminer par là, ce serait en fin de compte les coordonnées fondamentales de la condition, le travail et la reproduction sexuelle notamment, comme clef de la condition humaine… Et ceci afin de réaliser un peuple de dieux (la formule qui revient sous la plume de Primo Levi et de Robert Antelme relève d’un style non pas religieux mais de science- ou politique-fiction : les SS apparaissaient comme des dieux, c’est-à-dire des êtres irréductiblement supérieurs, appartenant à un autre monde et avec lesquels aucun contact, bon ou mauvais, n’est possible).
Sans doute le lien avec le capitalisme n’est pas absent. Car c’est dans un contexte très particulier que cette entreprise d’auto-purification visant à l’autonomie se produit : en effet, à partir du XIXeme siècle, la violence sociale et économique est désormais structurelle, constitutionnelle, c’est-à-dire “industrielle”, résultat de l'”industrie” des hommes, sans origine et sans fin, et surtout sans finalité.
Ce fantastique abaissement de l’homme instrumentalisé, propre à la grande industrie, est en même temps, cela a été dit, un abaissement caractéristique de la fonction paternelle. Dans cette mesure, elle suscite une propension incessante à la réactivation du lien social sous la forme de la communauté patriotique du sang, du sol, de la race, de l’amour (des composants d’un certain romantisme que Hegel par exemple a déjà très précisément et violemment épinglé en 1821 dans la Préface des Principes de la philosophie du droit). D’où le surgissement de la figure de l’Autre comme souillure, atteinte potentielle au lien pur de la communauté originelle. Le retour du tiers structurant (disparu, abaissé) ne peut se produire que sous la forme du tiers haï, danger public, complot, menace, souillure (l’un des best-seller de l’époque, en même temps que Weininger : le Protocole des Sages de Sion[[Norman Cohn, Histoire d’un mythe. La “conspiration” juive et les protocoles des sages de Sion, Paris, Gallimard, 1967.…) d’où la genèse d’une configuration originale, nouvelle, d’un racisme de protection étatique destiné à effacer la souillure subie par les figures paternelles (notamment celles des anciens combattants de la guerre perdue de 14-18), qui conduit à l’extermination de masse de la “cause évidente”, de tous ceux qui sont suceptibles de venir représenter, de par une longue tradition historique déjà, la présence obsédante des conditions : les Juifs.
Cette dépendance (ce “pénible rapport à la nécessité”) se donne sous de multiples aspects : celle de la vie (donner la vie, la naissance, la sexualité), celle de la mort (donner la mort, voir le sang), celle de la nourriture (le “travail” qui est à la fois “enfantement” et travail productif, technique), celle de la perte de contrôle (maladie, folie, visée également par l’extermination). Ces multiples aspects s’entrecroisent et se surimpressionnent sur les figures de la femme (enceinte, au travail, objet sexuel), de l’enfant (à “produire” de manière racialement pure, éventuellement même, à la limite, susceptible d’être volé là où on en trouve : en Pologne par exemple), de l’ouvrier, de l’étranger, de l’esclave, du fou (les Juifs héritent ici du Moyen-Age la triade argent-sang-sexe).
Si l’on retrouvait un instant le cadre conceptuel aristotélicien, ou pourrait dire que les nazis se sont précisément attaqués aux trois dimensions de la politicité telle que le philosophe les énonce dans les Politiques comme conditions sine qua non et preuves d’hétéronomie : le vivant, le travail, le langage. Sans revenir sur les deux premières, la troisième qui se lit aussi bien dans la perspective de l’éducation (inutile d’insister), ou plus précisément de la transmission, peut-être de la filiation, que de la langue, suggère aussitôt d’autres pistes. Dans LTI – La langue du troisième Reich, Victor Klemperer a longuement démonté la manière dont les nazis ont progressivement investi et envahi la langue courante en infléchissant subtilement mais profondément ses significations et ses désignations antérieures. Georges-Arthur Goldschmidt, lui aussi, dans La traversée des fleuves[[Seuil, Paris, 1999., a insisté sur la manière dont le nazisme était parvenu à marquer les mots de la langue allemande d’une telle “infamie” qu’on ne peut plus, selon lui, écrire dans cette langue après la guerre comme avant. Par ailleurs, dans Dix millions d’enfants nazis[[Paris, Tallandier, 1988, pp. 50-55 (cité notamment dans Un monde sans limite, Jean-Pierre Lebrun, Paris, Erès, 1997, pp. 105-109)., Erica Mann, la fille de Thomas Mann, décrit un extraordinaire, et pourtant “ordinaire” épisode d’humiliation d’un père de famille par un adolescent, dirigeant de la Jeunesse Hitlérienne, qui annule son autorité sur ses enfants au nom de la cause du parti ; c’était donc bien, par le biais de la délation par exemple, la structure symbolique même de la famille qui était atteinte.
On peut alors avancer que toute politique exterminatrice tend à supprimer tout ce qui et tous ceux qui peuvent évoquer, rappeler cette dimension de la “condition”, de la “dépendance”, du “processus” par opposition à l’immédiat, cette idée que nous ne sommes pas causa sui (selon un thème largement présent chez les mystiques allemands, Jacob Boehme, Maître Eckhart, et sauvagement sollicité par les nazis). Ces formes d’extranéation peuvent être très différentes, puisque cela va de la simple plaisanterie (voir les remarques de Levi-Strauss sur cette pratique de la dérision verbale au début des Structures élémentaires de la parenté) à l’extermination de l’intouchable ou au contraire à la tentative de contrôle délirante de cette reproduction : le viol des femmes “étrangères” (Bosnie) ; versions apparemment opposées, en fait identiques, d’une même violence : celle de l’incapacité à découvrir, à considérer l’autre comme la condition de possibilité de soi-même. Le supprimer ou se reproduire en lui, de force, annulant par là son identité au profit de celle de son bourreau qu’il va, par la seule volonté de ce dernier, engendrer, revient au même. L’extermination ne vise pas un avoir mais un être, et plus précisément un être sans condition.
Ce qui serait donc bien en cause dans cette violence-ci, c’est la révélation de la déficience, de la défaillance, du manque d’essence propre (et il y aurait là des développements à faire sur la possibilité “après Auschwitz” d’un projet d’anthropologie négative… problème qu’aborde l’œuvre de Heidegger dans les prémisses, et dans l’ombre d’Auschwitz). Si je ne peux rien être par moi-même, rien d’autre ne doit être, et par l’élimination de l’autre je retrouve alors la possibilité d’être, c’est-à-dire que je renais de moi-même sans devoir ma vie à personne : ainsi se réalise l’auto-fondation du sang allemand.
Reste à déterminer cet autre qui doit cesser d’être, et c’est là qu’il faut peut-être avancer ce qu’on pourrait appeler l’hypothèse, à beaucoup d’égards insupportable, de la contingence radicale : le choix du, des critères est entièrement laissé aux aléas de l’histoire et de la conjoncture. En Allemagne c’était les Juifs, les Tsiganes, en Turquie les Arméniens, au Rwanda les Tutsis, etc.
En développant de telles hypothèses, on a bien conscience de prendre le contre-pied de celles de Steiner dans son “approche de la Shoah” intitulée “La longue vie de la métaphore”. On trouve en effet dans ce très bel article tous les arguments qui nous semblent les plus discutables. D’une part la référence classique à une “bestialité” supposée du nazisme, d’autre part la curieuse juxtaposition d’une déclaration de principe en faveur de l’inexplicabilité et d’une hypothèse explicative décrite comme seule recevable. Cette hypothèse peut se résumer de la manière suivante : pour les nazis, pour Hitler, représentant ici la nature brute, les Juifs en tant qu’ils ont inventé Dieu (le dieu du monothéisme) ont proposé la version la plus sophistiquée, la plus accomplie et la plus exigeante de dépassement de l’humain par lui-même, de renonciation à tout ce qu’il y a de “pathologique” (au sens kantien) en lui. A ce titre leur présence était insupportable et leur extermination inévitable. Steiner s’appuie notamment sur un propos de table d’Adolf Hitler (“Les Juifs ont inventé la conscience”) qu’il retraduit aussitôt par “les Juifs ont inventé Dieu”. Ce n’est pourtant pas la même chose de rejeter toute dimension de transcendance susceptible d’engendrer une “mauvaise conscience” insupportable, “morale d’esclave” qui viendrait asservir notre volonté de vie, et de stigmatiser la “conscience” comme élément d’individualisation susceptible de désolidariser les membres d’un “peuple”, d’une communauté dans laquelle la participation affective et l’adhésion immédiate doivent être produites, et non pas retrouvées comme une origine. Même si la référence à une origine mythique est une des permanences du nazisme, il n’y a pas lieu de la prendre à la lettre et de lui permettre de dissimuler l’innovation que constituait cette configuration idéologique; de même il n’y a pas lieu d’accorder ici trop généreusement à Hitler une philosophie nietzschéenne qu’il s’imaginait peut-être partager mais qui prend le contre-pied de ses thèmes majeurs, en tout premier l’anti-sémitisme. Cette hypothèse d’un Hitler anti-Juif parce que pré-chrétien, résurgence d’un paganisme germanique, ne cadre pas avec les thèmes profondément modernes d’un scientisme racial plus obsédé par la communauté de sang et la hantise de la souillure que par les états d’âme de la religiosité ou de la morale dont le monothéisme serait porteur. Le Juif n’est pas un Commandeur encombrant pour Hitler, il est une “chose” (un sous-homme, un animal, et même pas), la “chose” qui lui rappelle sans cesse sa matérialité, sa mortalité, sa filiation. N’oublions d’ailleurs pas que la “conscience morale”, loin d’être négligée par les nazis, a toujours été considérée par eux comme une donnée anthropologique objective et fondamentale, incontournable, et que les haut responsables nazis ont pris très au sérieux le traitement rationnel du règlement de cette difficulté. Comment supporter en effet d’exterminer de ses propres mains et de voir sous ses yeux de tels amoncellements de cadavres ? Himmler a pu féliciter explicitement dans un discours “ceux qui étaient parvenus à résister” à cela, et jamais les soldats qui n’ont pu le supporter ou ont refusé d’y être confrontés n’ont été sanctionnés. Ajoutons que la recherche technique de la solution des chambres à gaz, y compris l’idée de les faire fonctionner à l’aide des condamnés eux-mêmes, prenait en compte comme l’un de ses facteurs cet aspect du problème (Anders commente longuement cette question de la représentation et du tabou résiduel de la réticence devant l’horreur à propos du cas Eichmann dans Nous, fils d’Eichmann).
Les récits des survivants ainsi que les rares documents émanant de ceux qui n’ont pas survécu concordent sur un point : il y avait erreur sur la personne, l’enfer dans lequel ils se sont trouvés ne les concernait pas, ils ne s’y trouvaient pris qu’à la place d’un autre, d’autres, ces autres imaginaires avec lesquels les nazis avaient un compte définitif à régler. Ils n’étaient là que comme des corps, ces corps entre la vie et la mort, ou plutôt dans la vie desquels était inscrite, gravée, incrustée la mort des autres, et dont la figure du musulman, longuement analysée par Agamben dans Ce qui reste d’Auschwitz, est sans doute le parfait représentant : un être dont, avant qu’il ne soit mort, la vie propre, sa vie, lui a été retirée au profit d’une autre qui ne lui est conférée que pour qu’on la lui ôte. En ce sens, oui, il n’y avait dès lors aucune raison, aucun “pourquoi” pensable : mais pour eux seulement, saisis dans cette contingence absolue. Les camps de la mort n’étaient pas un enfer, car on est toujours en enfer pour quelque raison qu’on connaît bien. C’était bien autre chose. On connaît cette expression d’un dirigeant nazi : ces camps étaient “l’anus du monde” ; expression invraisemblable et si transparente en même temps. Par cet orifice s’écoulait interminablement le phantasme des autres, phantasme d’une purification inatteignable de ce dont on ne pourra jamais se débarrasser.
Dans Homo sacer[[pp. 195 et 204-205. La même thèse anime l’œuvre de Günther Anders, par exemple dans Nous, fils d’Eichmann, Paris, Rivages, 1999, “Le rêve des machines”, pp. 77-84., le saut qu’accomplit Agamben en voyant dans le camp le résumé, la forme idéaltypique de la politique moderne, est discutable. Cette assimilation ne trahit peut-être qu’une incapacité à accepter la pluralité des formes. L’épisode, le moment de l’extermination des Juifs résulte de l’entrecroisement conjoncturel, exceptionnel et d’ailleurs conflictuel d’une construction identitaire exacerbée et d’une organisation économique nouvellement radicalisée, ainsi que de la tournure événementielle prise par la guerre, qui décide de la date (1942) : aucune de ces lignes de déterminations ne peut rendre compte à elle seule de l’événement. L’extermination – ou, disons, l’exterminisme pour donner encore une portée, comme on dit donner une chance, à l’argument de l’exemplarité – n’est qu’une des possibilités de comportement destructeur des sociétés : d’autres sont la guerre, la colonisation, certaines organisations du travail comme l’esclavage, l’organisation nationale ou mondiale d’inégalités mortifères, l’instrumentalisation des catastrophes naturelles, des épidémies, la destruction du milieu naturel, d’autres encore… Depuis les débuts de l’histoire humaine, l’imagination n’a pas été encore prise en défaut. L’exceptionnalité d’un événement, d’une conjoncture, ne fait que renvoyer à toutes les autres ; en même temps elle n’est en rien une garantie de non-reproductibilité : mais certainement sous des formes imprévisibles, légèrement ou totalement différentes. Du tir de la première bombarde au bombardement d’Hiroshima et de Nagazaki, nous sommes toujours dans l’histoire de l’artillerie : et pourtant la différence, non pas seulement techniquement, mais politiquement, philosophiquement, moralement, est incommensurable. Des premiers défrichements du Moyen-Âge à la destruction de la forêt amazonienne, il en va de même. Dans toute guerre, dans toute colonisation, dans toute organisation du travail, il est possible qu’une dimension exterministe soit présente, tapie, affleurante, rendue possible ou favorisée par les institutions. Mais son développement hégémonique est un événement qu’aucune structure ne peut revendiquer comme son effet spécifique.
Toutefois il a bien fallu un seuil, un bouleversement de structure pour que l’exception puisse acquérir, fût-ce momentanément, pour reprendre la formule d’Agamben, “le statut de règle”. Les facteurs sont nombreux et largement analysés, on ne peut que les évoquer, en insistant sur ceux qui semblent particulièrement déterminants dans la configuration particulière du nazisme : dans le contexte de la modernité industrielle qui a bouleversé profondément les organisations sociales, familiales et psychiques, l’individualité humaine a changé de valeur, elle est devenue une “vie” autour de laquelle la politique, le travail et la science ont tissé les entrelacs de leur mainmise : elle a acquis une valeur, c’est-à-dire un prix relatif, ce que la langue courante, qui ne veut entendre valeur qu’en un sens absolu, désigne à l’inverse comme une “perte de valeur”. Elle est devenue même, avant tout, “individualité”, élément d’un ensemble comptable indifférent, non structuré selon la nécessité d’avoir à affronter un ordre à redéfinir génération après génération, ce qu’on a pu appeler “déchéance profonde de la fonction paternelle”[[On laisse nécessairement de côté la discussion importante de ce “diagnostic” historique qui remonte au XIXeme siècle et peut s’alimenter tout autant des publications émanant du courant catholique contre-révolutionnaire que des descriptions de la “situation de la classe laborieuse”, en Angleterre ou ailleurs. Par delà le fait assez aisé à établir, la reprise idéologique de ce motif dans certains secteurs des “sciences humaines” appelle des réserves. On trouvera quelques éléments critiques dans Michel Tort, “Quelques conséquences de la différence psychanalytique des sexes”, Les Temps Modernes, n°609, Juin-Juillet-Août 2000, pp. 178-215.. Les grandes entreprises colonisatrices ont développé l’idée de race au sens scientiste du terme, rapportant au contraire dans l’imaginaire la raison d’être profonde des sociétés, ou pour mieux dire, des communautés, à ce sentiment d’appartenance décliné sur le mode affectif, à cet “amour” qui soude l’appartenance des êtres à des ensembles flous, organiques, spontanés, auquel on serait bien tenté d’attribuer, par contraste avec le terme utilisé plus haut, l’allure d’un lien “maternel” avec ce que d’autres langues (comme l’allemand, par exemple) n’hésitent pas à se donner la possibilité d’appeler une “matrie”[[On peut trouver une occurrence, très discrète, de ce motif en 1938 dans un article d’encyclopédie sur la famille, sous la plume de Jacques Lacan (c’est nous qui soulignons) : “La saturation du complexe fonde le sentiment maternel ; sa sublimation contribue au sentiment familial ; sa liquidation laisse des traces où on peut la reconnaître : c’est cette structure de l’imago qui reste à la base des progrès mentaux qui l’ont remaniée. S’il fallait définir la forme la plus abstraite où on la retrouve, nous la caractériserions ainsi : une assimilation parfaite de la totalité à l’être. Sous cette formule d’aspect un peu philosophique, on reconnaîtra ces nostalgies de l’humanité : mirage métaphysique de l’harmonie universelle, abîme mystique de la fusion affective, utopie sociale d’une tutelle totalitaire, toutes sorties de la hantise du paradis perdu d’avant la naissance et de la plus obscure aspiration à la mort.” Les complexes familiaux dans la formation de l’individu, Paris, Navarin, 1984, p. 35.. Ces ensembles flous ayant pour avantage de se plier sans problème à ce comptage militaro-industriel évoqué à l’instant qui induit ces comportement nommés “sacrifice” ou “dévouement”, au travail comme à la guerre, pour l’entreprise ou pour un chef.
On pourrait continuer. Mais c’est dire tout simplement que si l’on ne peut que se méfier de l’exemplarisme agambenien, réducteur du multiple, de l’hétérogénéité de l’expérience historique, on ne peut non plus se défaire de la valeur euristique de ce rapport, pour beaucoup scandaleux, entre l’entreprise et le camp. Une fois posé, il poursuit inévitablement son chemin, et accompagne l’idée que pour une part (mais pour une part seulement) la politique moderne (qui tend – mais tend seulement – à n’être plus qu’une économie) après s’être défait de la préoccupation de régner sur des sujets, puis du souci de faire participer des citoyens à la vie publique, s’active en une organisation économique du travail qui réglemente l’activité des corps, des corps nus, des vies nues (en un sens non politique : non seulement dans leur travail mais dans leurs loisirs, leur santé, leurs ébats), dans une perspective contenant toujours une possibilité exterminatrice. La présence de chacun devient celle d’un être remplaçable, puis, c’est un cran de plus, “surnuméraire”, enfin, encore un cran, “jetable”.
Claude Lanzmann écrivait que “la Shoah [n’était pas derrière nous mais devant nous” : cette formule ne peut être entendue en un sens platement chronologique ; nous ne savons pas ce qui peut se répéter (et plutôt sous la forme d’une innovation), mais nous savons que cet événement produit un effet irréversible : il bouleverse un certain style de pensée et un certain mode de réaction à l’événement historique en général. Sans doute sommes-nous entrés dans une ère à forte dimension exterminationiste, et en URSS, au Cambodge, en Indonésie, en Chine, en Afrique avons-nous vu se “répéter” ce qui ne s’était jusque là produit dans l’histoire, avec ces caractéristiques, qu’avec les Arméniens en 1915, puis avec les Juifs en 1942 (nous ne parlons pas ici de la question, différente, de l’histoire des génocides : comme nous la racontent les chroniques des génocides perpétrés par les Etats portugais et espagnol, puis nord-américain à l’égard des “indiens” du sud et du nord, puis celle des Etats européens en Afrique et ailleurs, elle semble ancienne, bien que pas “immémoriale”; et la “Renaissance” avec son héritage, la “modernité” qui en est issue, n’est sans doute pas étrangère à ce qui culmine dans les exterminations du XXeme siècle. On ne peut entrer ici dans l’examen de cette histoire ; il s’agit seulement de faire remarquer que ce qui caractérise le XXeme, qui s’annonce peut-être au XIXeme (comme peut le faire sentir la célèbre formule – énigmatique – de Baudelaire, dans Mon cœur mis à nu, au cours des années 1860, “Belle conspiration à organiser pour l’extermination de la Race Juive”), ce sont, indépendamment ou plutôt en excès par rapport à toute logique de guerre, les exterminations dirigées par des Etats contre leur propre population : dans cette perspective, les Etats-Unis auront passé tout le siècle sur la frontière ténue entre persécution et extermination : le rôle fondateur dans l’histoire européenne de la Guerre de Sécession comme amorce d’un processus d’auto-extermination d’un peuple n’a sans doute pas encore été complètement analysé). Si la question par là posée se dresse bien en effet face à nous de manière inépuisable, le fait que, d’un point de vue chronologique d’autres exterminations nous attendent, pourrrait inciter au contraire à situer la “Shoah” dans un passé révolu, ce qui est encore une autre manière de penser sa singularité. On pourrait en effet voir en elle aussi la dernière configuration d’un rapport de force très ancien, celui dans lequel est en jeu la peur des puissants à l’égards des déshérités qu’ils produisent, la “crainte des masses”. Dans quelle mesure l’extermination peut-elle être pensée comme le passage à la limite de ce déchaînement des grands Etats en mutation ou en formation, ou encore en crise, contre leur propre population, notamment leur population travailleuse et les catégories associées, dont l’histoire est encore à décrire autrement que comme celle de moments exceptionnels (1848, 1870…) ? L’extermination nazie, déchaînement typique, systématique, poussé à l’extrême, d’un grand Etat civilisé, cultivé, développé, industrialisé et profondément “politisé”, contre sa propre population, pourrait apparaître comme le dernier cas, pour longtemps, d’une telle configuration, les grands Etats d’aujourd’hui étant tendanciellement fondus dans une structure d’échanges internationaux ne laissant plus subsister d'”autre”, d’en dehors, toute forme étatique d’organisation des populations contre leur Etat, toute forme de promotion politique de la victoire éventuelle, envisageable, rêvée des producteurs dépossédés contre ceux qui les dépossède ayant disparu de l’horizon contemporain.
Certes Hitler n’était pas un possédant au sens comptable du terme ; pourtant il en était bien un, et sans qu’il soit nécessaire d’évoquer ses rapports tardifs avec la grande industrie allemande, dans la mesure où, s’étant totalement consacré à la constitution de ce qui manquait depuis toujours à l’Allemagne, il possédait phantasmatiquement une nationalité, une identité nationale, un patrimoine imaginaire de racines (propriété donc dans les deux sens du terme) qui le situait aux antipodes (et l’en rapprochait par là même) de ces dépossédés de tout, y compris d’eux-mêmes que sont les individus et les peuples employables, employés à merci. Or l’antagonisme entre cette plèbe désarticulée de toute appartenance et ceux qui la secrétaient constamment n’avait jamais connu telle exacerbation que depuis l’entrée, avec les Révolutions, sur la scène politique nationale et internationale de ses exigences et de ses conquêtes étatiques. On ne peut oublier que l’autre grande phobie hitlérienne déclarée de manière continue, c’est le communisme (“le judéo-bolchévisme”) et derrière lui la Révolution française, par où il est un représentant très ordinaire de la bourgeoisie du XIXeme siècle et des trois premiers quart du XXeme.
La grande cassure de notre siècle, n’est-elle pas tout autant 1989, la disparition des régimes dits “socialistes”, non seulement dans sa réalité mais surtout dans sa dimension phantasmatique. Car pour la première fois peut-être depuis l’avènement du christianisme d’Etat, les possédants n’ont plus peur des masses et se sentent assurés, à tort ou à raison, de ne plus jamais risquer d’en avoir peur. Aussi sont-ils prêts à laisser derrière eux, comme le vestige d’une histoire révolue, comme la forme ultime mais obsolète d’une bio-politique sans cesse menacée, la pratique de l’extermination. Ce sont les pauvres à présent qui s’en emparent comme d’un mode de résolution interne des conflits, des tensions, des failles insupportables qui saccagent leur existence (leur “identité”), parfaitement adapté à une période où le problème majeur devient celui de la surproduction et de la gestion des stocks d’individus en surnombre.
Confirmant une fois encore la pertinence des remarques de La Boetie, les plus pauvres ont toujours la possibilité de trouver plus pauvres qu’eux encore, c’est-à-dire d’en inventer de plus démunis qu’ils affublent d’une “tare” ethnique, raciale ou religieuse, et croient trouver leur liberté et leur identité en arrachant définitivement la qualité d’homme à ceux qui n’en sont déjà plus que l’ombre.