En guise d’introduction à la « mineure », Thomas Berns montre
l’exigence d’une oeuvre qui cherche à penser le conflit comme ce qui
doit être maintenu : cela signifie non seulement inscrire l’ordre de la
loi dans le désordre du conflit, mais aussi faire de la guerre l’horizon
maintenu de la paix, savoir que la loi ne s’impose que comme violence et
qu’elle ne doit se penser que comme exposée à la corruption… bref
c’est précisément ce avec quoi rompt le politique centré sur la
souveraineté.
Machiavel inscrit l’ordre de la loi dans le désordre des dissensions. Il est inutile de revenir sur la thèse révolutionnaire de la fertilité du conflit, telle qu’elle est développée dès les premiers chapitres des Discorsi sopra la prima deca di Tito Livio, sinon pour nous arrêter sur le fait qu’elle ne prend son sens que si on veille à ce que l’ordre de la loi ne soit pas pour autant considéré, pour le dire avec Lefort, comme la « solution »[[C. Lefort, « Machiavel et la verità effetuale », in: Écrire – À l’épreuve du politique, Paris, 1992, p.175.
du conflit. Loi et conflit entretiennent au contraire une relation circulaire : dans le Disc. I, 4, Machiavel fait face aux critiques anti-romaines (qui, en ne conjuguant pas la grandeur de Rome à ses troubles internes, ne peuvent imputer la première qu’à sa fortune et à sa discipline militaire) en affirmant simplement le fait que loi et désordre viennent et doivent venir ensemble, de telle sorte qu’il faut conclure aussi à une nécessaire exposition de la loi aux dissensions, à une réinscription constante de la loi dans le conflit.
Conflit
De telles affirmations portent en elles la tentation de leur dépassement, d’où la solitude de Machiavel : non pas tant la tentation de croire en une naissance spontanée des lois dans le conflit (Machiavel ne cesse de montrer que le conflit peut se muer en guerre civile), mais plutôt celle de croire que l’ordre de la loi peut donner la vérité du conflit, l’englober donc, comme si celui-ci n’en était que la condition toujours dépassée, toujours déjà unifiée ou triée par son expression dans une soi-disant sphère publique marquée par la loi. « Maintenir le conflit », qui est le titre de cette « Mineure » de Multitudes, indique cette nécessaire tension et le danger qui minent et justifient nos lectures de Machiavel : le maintien du conflit est bien plus difficile que le maintien de l’ordre !
Le commentaire critique de Francesco Guicciardini sur cette thèse de la vitalité des dissensions permet exemplairement de prendre conscience du sacrilège et de la difficulté que représentait cette thèse vis-à-vis d’une pensée politique obnubilée par la concorde, et plus fondamentalement, vis-à-vis d’une philosophie politique qui n’est philosophique que par ses présupposés unifiants: « Louer les dissensions est comme louer l’infirmité d’un infirme, pour la qualité du remède qui lui a été appliqué »[[F. Guicciardini, Dalle considerazioni intorno ai « Discorsi del Machiavelli…», in: F. Guicciardini, Opere, Bari, 1933, vol. VIII, p.10. Guicciardini. Non seulement la désunion est traitée ici en terme de maladie et la loi en terme de guérison, mais surtout elles entretiennent une relation de pure extériorité. Machiavel lui-même n’avait-il pas prévu, avec un certain humour, l’inacceptabilité effrayante de ses propres thèses, lorsqu’il met dans la bouche de ses détracteurs pressentis: « Ces procédés sont extraordinaires, presque affreux, entendre le peuple uni crier contre le sénat, et le sénat contre le peuple, tous courant tumultueusement dans les rues, devoir fermer les boutiques, voir la plèbe s’enfuir de Rome, toutes choses qui épouvantent déjà rien qu’à être lues » (Disc. I, 4). Comme plus tard chez Spinoza, la crainte ne nous offrira pas la première mesure sur base de laquelle l’ordre pourra se construire. La donnée première est bien plutôt une démesure : le face à face du désir de dominer et du désir de ne pas être dominé ; et sur cette base, Machiavel ne peut qu’exclure toute possible unité et détermination, telles qu’elles se concevraient dans un monde déjà ordonné par la peur. Les dissensions reçoivent chez Machiavel une valeur propre, indépassable et ontologique, garante du multiple, et elles agissent à ce titre sur le politique tel qu’il est pensé. À l’exact opposé, l’idée moderne du contrat permettra de développer une relation toujours déjà résolue avec la guerre de tous contre tous, qui peut être d’autant plus extrême qu’elle n’est pensée que pour son dépassement, que comme le présupposé nécessaire à sa propre relève, ou mieux encore, à sa propre dissolution dans un ordre politique d’autant plus absolu.
Mais maintenir le conflit devrait signifier aussi maintenir ce qui va avec lui pour Machiavel : l’expansion ou la guerre, la violence originaire ou la pensée de l’organisation, et enfin la possibilité de la corruption, trois thèmes qui ne pouvaient être traités qu’en marge dans les interventions qui suivent, et qui pourtant seuls permettraient de se réemparer de ce fond ontologique nourri par le conflit chez Machiavel, bref de la question des multitudes, pour les envisager quant au passage à l’acte.
Guerre
En effet, on pourrait développer, au sujet de la guerre, les mêmes considérations qu’au sujet du conflit interne. Il ne s’agit pas pour Machiavel de penser la guerre pour la paix, mais véritablement de faire de la guerre l’horizon de la paix, d’exclure ainsi toute rupture entre les deux, parce que, comme le dira Toni Negri, la démocratie de la multitude est nécessairement expansion. À ce sujet, nous devrions relire le Disc. I, 6, dans lequel Machiavel compare Rome et Sparte (et derrière cette dernière, Venise, exemple très en vogue à Florence) : Rome, dont la loi ne fut pas déterminée dès l’origine, mais « au gré des événements » (Disc. I, 2), dont le peuple a la garde de la liberté, qui vit en conséquence des dissensions internes, est tout aussi nécessairement portée vers l’expansion ; Sparte au contraire, dont la loi fut « rationnellement » déterminée dès l’origine par Lycurgue, qui est fermée aux étrangers au même titre que ses institutions sont fermées au peuple, développe donc une politique de paix interne et externe. Dans un premier temps, Machiavel semble poser ces deux possibilités comme égales, comme relevant d’un choix équilibré. Mais ensuite, réexposant le politique au mouvement perpétuel de la « vérité effective », Machiavel conclut le chapitre en prônant la supériorité de Rome , « car on ne peut [… conserver l’équilibre et maintenir une voie du milieu » (Disc. I, 6).
Violence originaire
Ensuite, l’ordre de la loi ne peut plus cacher son origine violente : Romulus tuant Remus. Mais avant même d’en venir à cette origine violente de la loi, il faut noter – contre toute réduction machiavélique – qu’elle n’est prise en compte qu’après avoir été en quelque sorte postposée ou différée par Machiavel, lequel dans les premiers chapitres des Discorsi, traite d’abord de Romulus, dans son opposition à Lycurgue qui détermine « d’un trait » la législation spartiate, Romulus ayant pour sa part donné lieu à quelque chose qui ne s’est pas éloigné du « droit chemin » et peut s’améliorer « par le cours des événements » (Disc. I, 2). Seul ce cours des événements, à savoir les dissensions, déterminera la loi. Romulus ne fait que l’entamer, et c’est pourquoi Machiavel ne traite du moment romuléen (Disc. I, 9) qu’après avoir traité de l’histoire commune de la loi dans les dissensions, de manière à désubstantifier ce moment originaire. S’exprime ainsi le refus d’une autonomie absolue du politique, de type décisioniste : « un prince qui peut faire ce qu’il veut est fou » (Disc. I, 58). Mais en quoi consiste alors cette relation originaire de la violence et de la loi, que Machiavel a pris le soin de désubstantifier ? Traitant du fratricide romuléen (qu’il est le premier à considérer en termes positifs, sans même le réduire à une ruse), Machiavel affirme : « il convient bien que le fait l’accusant, l’effet l’excuse » (Disc. I, 9). Il ne peut pas s’agir ici d’une relation décidée et autonome de moyen à fin, une relation par laquelle la bonne fin parviendrait à dépasser la violence du mauvais moyen. Au contraire, violence et loi viennent ensemble parce que tel est le moment non naturel de l’origine auquel Machiavel doit ramener le politique pour pouvoir penser l’émergence du commun en terme d’organisation.
Corruption
Enfin, la loi reste toujours exposée à la possibilité de la corruption et doit être pensée comme telle. Le fait que Machiavel distingue précisément les dissensions saines entre les « humeurs » diverses, celles qui donnèrent lieu aux bonnes institutions romaines, et les dissensions entre factions, les sette, qui à Florence mènent au sang et à l’exil (Istorie Fiorentine, III, 1 et VII, 1), ou encore le fait qu’il oppose les dissensions de la république romaine à la guerre civile qui en marque la fin, ne signifient jamais que nous disposions d’une garantie, d’un critère déterminé, pour éviter la corruption des premières dans les secondes, mais au contraire que les unes peuvent toujours mener aux autres. C’est ce que développe le Disc. I, 37, dans lequel Machiavel se refuse à définir une responsabilité extérieure et déterminée pour la corruption de la république dans l’empire. Et corrélativement à cette exposition essentielle à la corruption, jamais la loi ne suffira à rétablir la liberté dans une cité corrompue (Disc. I, 17). Dans l’ensemble de l’œuvre de Machiavel, la loi se définit toujours eu égard à sa possible corruption. Comme plus tard Spinoza, Machiavel pense aussi le négatif de la multitude, révélant a contrario combien la philosophie pense le politique à l’abri de toute possible corruption. C’est cette possibilité essentielle de la corruption qui justifie le fait que Machiavel affirme avec génie (Disc. III, 1) qu’un État ne maintient son autorité que par un continuel retour au moment de son origine, c’est-à-dire à ce moment de la violence de Romulus, et ce, entre autres grâce à la vivacité des discordes civiles qui ramènent la loi vers ce moment d’indétermination originaire, qui la remettent en jeu, contre toute forme de détermination définitivement garantie.
La théorie de la souveraineté, de Bodin à Hobbes, s’élaborera véritablement en mettant de côté chacun des éléments constitutifs de cette exposition de la pensée à la vérité effective qui agit sur elle de la manière la plus divisée et la plus conflictuelle. Certes, il faut manier avec prudence cette « opposition » entre Machiavel et la philosophie politique moderne telle qu’elle s’organise autour du principe de souveraineté, pour ne pas faire dire à Machiavel ce qu’il ne pouvait dire et pour ainsi d’autant mieux prendre avec lui le politique à revers. Il ne peut y avoir une opposition de Machiavel au principe de souveraineté. Mais Machiavel dit très précisément le politique tel qu’il devait être mis de côté par l’idée de souveraineté : celle-ci se construit par/ et produit l’effacement du conflit, l’exclusion de tout groupe, l’impossibilité de la corruption, l’imposition de la frontière, la fermeture à l’étranger, l’oubli de l’originaire violent de la loi et donc l’interdit d’en revenir à tout moment constituant.