1. En tête

Construction vitale

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Quand l’art excède ses gestionnaires
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« IMAGINE PEACE » : accompagné de l’inévitable photo de Lennon sur le mur, d’un pin’s blanc pour s’en souvenir, d’un timbre et d’un tampon encreur permettant de l’inscrire sur une carte géographique, ce slogan en kit de Yoko Ono était au centre de la bien-nommée « Utopia Station » dans l’ancien Arsenale à la dernière Biennale de Venise. Dans cet immense non-lieu transformé en appareil de capture pour les transhumances des multitudes, les noces de l’art contemporain et de la diffusion pop se célèbrent sous le signe de l’Artiste-Touriste (Pawel Althamer). Et le maître d’œuvre de cette 50e édition, Francesco Bonami, de revendiquer « la sécurité utopique de notre vie quotidienne ». Ainsi l’esthétique relationnelle s’inscrit-elle avec une certaine évidence dans cette Chambre de Commerce où le social est tellement affaire de reconnaissance que les propositions artistiques disparaissent au profit des exigences des différents acteurs du marché.

Walid Raad, quant à lui, a imaginé la guerre : celle qui a ravagé le Liban pendant une quinzaine d’années. Pour mettre cette guerre réelle à la distance paradoxale d’un imaginaire en prise sur le sensible, il a inventé avec le Groupe Atlas un institut de recherche virtuelle, gestionnaire d’un fonds d’archives fictif. C’est dans ce cadre soigneusement défini que sont présentées les notes de travail d’un certain Fadl Fakhouri, historien libanais qui aurait collectionné des photos de toutes les marques de véhicules utilisées dans des attentats à la voiture piégée, de 1975 à 1990. Projeter une archive fictionnelle, doublée d’une structure savante de conservation et d’étude, c’est parodier les sciences humaines officielles et leurs « objets » factices. Mais c’est aussi ouvrir un champ de recherches parallèles qui saura investir le choc existentiel de chaque déflagration dans le déchiffrage des images par lesquelles le monde se rend visible à lui-même. Comment mieux résumer les défis de l’expérimentation artistique quand celle-ci se met à enquêter sur la réalité historique et sociale, en faisant varier les cadres formels et référentiels pour faire bouger le système des évidences sensibles ?

L’art s’y affirme comme une puissance constructiviste et une force d’intervention active, traversé de rythmes intimes. Le savoir hybride y rencontre le corps intensif. Ce croisement qui relève d’un constructivisme vitaliste exige une autonomie relative. Elle peut être acquise sur le plan de l’agencement fictionnel : la structure gestionnaire de l’Atlas Group, développée sur Internet, trouve ainsi son pendant dans le faux site web de l’OMC mis en place par le groupe ®™ark, afin de leur permettre de « dialoguer » sur un mode parodique et délirant avec les organismes bureaucratiques de la mondialisation. Mais ces artistes-faussaires quittent de temps à autre leur imposture virtuelle pour se poser en véritables représentants de l’OMC et accomplir des performances subversives qui achèvent de brouiller toute frontière entre art et politique. De même, certaines expériences de pensée artistique prennent des formes tangibles, quasi-scientifiques, comme celles d’un laboratoire nomade à la recherche d’une consistance hétérotopique. C’est ainsi que le Makrolab s’est posé pendant toute la durée de la Biennale sur l’île de Campalto, dans la lagune de Venise : une île déserte donnant à la fois sur la ville des doges et sur les raffineries de pétrole, accessible uniquement par un petit bateau. Comme s’il fallait à tout prix se mettre à l’écart, se donner un territoire spécifique, pour mettre en branle un processus d’hétérogénèse collective, producteur de subjectivations plus que manipulateur de signes. Ce principe d’exil, inscrit dans le projet même du Makrolab, serait-il devenu condition préalable à toute expérimentation réelle, en ces temps postmodernes où l’art est menacé de perdre sa dimension publique ?

C’est oser une position forte face aux fonctions de merchandising commerciales et politiques que les artistes contemporains sont désormais contraints de remplir sur le territoire urbain. Comme chacun l’aura constaté dans ses déplacements, les villes européennes qui rivalisent pour la captation des flux économiques, humains et symboliques, investissent de façon massive (dans) les-dits « événements artistiques ». Venise jouit depuis toujours de l’atout majeur de sa Biennale ; mais tous les cinq ans la petite ville sans histoire de Kassel peut redorer son blason en proposant sa célèbre Documenta. L’ancienne ville portuaire de Bilbao se réinvente avec l’architecture impériale du Guggenheim ; le centre financier de Londres réplique en créant la Tate Modern sur le Bankside ( !) et en organisant sa première exposition anniversaire autour du thème Capital ; Barcelone opte pour de nouvelles expositions universelles ; Lille brigue et obtient le statut envié de « capitale culturelle », prétexte à toutes les animations, tandis que l’État français achève de planifier un véritable parcours territorial relayant en province, par un tissu de centres d’art et de festivals d’été, les mégashows des institutions parisiennes (Louvre, Centre Pompidou, Musée d’Orsay, Grand Palais…).

Interroger ces cadres socio-économiques pour en repousser les limites, c’est tenter de survivre en tant qu’inventeur, éclaireur, défricheur mental. Croire au contraire que les pratiques artistiques peuvent rester indemnes de ce contexte, c’est faire preuve d’une immense naïveté – rarement désintéressée. Réduire tous les problèmes à la seule « dictature du curator », dont on pourrait se défausser, comme Francesco Bonami s’est proposé de le faire à Venise, en partageant son autorité et en distribuant les tâches à un peloton de professionnels divers, c’est ignorer ces contraintes qu’un groupe comme Bureau d’Études a placées au centre de sa démarche pour en mettre explicitement à jour les mécanismes. À savoir, le maillage complexe des instances de production et de régulation, à la fois étatiques et capitalistes, dans lequel les institutions et les événements sont pris – au détriment de la création d’espaces publics d’expérimentation artistique et sociale.

Censé mettre en œuvre un parcours de découverte des « tendances » les plus singulières et les plus prometteuses pour ouvrir le chantier de l’art contemporain aux non-professionnels de la profession, le curator doit simultanément satisfaire aux exigences de ses commanditaires – en termes de chiffre d’affaires, bien entendu, mais aussi d’impacts indifféremment électoraux et publicitaires. Le caractère gestionnaire et managerial de l’entreprise répond au besoin de canaliser non seulement quelques dizaines ou centaines d’artistes (et ceci de façon différenciée selon le niveau de reconnaissance des uns et des autres : voir la section Clandestine de la Biennale de Venise, en principe réservée aux « artistes clandestins » !), mais aussi, mais surtout ces quelques dizaines ou centaines de milliers de spectateurs qui sont la « cible » des partenaires industriels et para-étatiques comme des services administratifs et des partis aux affaires. Au terme de cette logique, une opération urbaine comme le « Forum Universel des Cultures » de 2004 à Barcelone organise, au profit de la municipalité (et des industries du bâtiment et du tourisme, bien entendu), des débats dans cet immense atelier de travail clandestin qu’est l’Espagne sur les conflits « culturels » de la mondialisation. De ce point de vue, l’arme de la culture est supposée opérer une certaine reterritorialisation sociale du désir constituant et privatiser la prolifération des devenirs-minoritaires, tels que ceux-ci s’expriment et se construisent dans la contestation actuelle. Ce qui ne serait pas sans rapport avec la façon dont les partis de tout poil (et le proto-parti qu’est devenu Attac) se sont récemment essayés à intégrer le mouvement des Forums sociaux, directement issu des territoires urbains en lutte, dans leur politique de la représentation. L’institutionnalisation muséale n’est pas moins dérisoire et décevante quand elle cherche à représenter dans des salles stériles et neutres, vouées aux flux touristiques, une expérimentation qui a eu lieu ailleurs – dans la densité des relations sociales réelles, ou au contraire, dans la liberté des lieux d’exode. Mais n’est-ce pas précisément cette mise-en-représentation d’expériences dont la réalité demeure imprésentable qui semble s’imposer comme le dernier recours de l’exposition d’art contemporain ?

Pourquoi ces expériences font-elles l’objet de telles opérations de capture ? Elles sont certes « attractives », utiles pour la gestion des flux, quand elles se prêtent à la diffusion pop en utilisant les techniques les plus éprouvées du cinéma et de la publicité. Ainsi contribuent-elles à cette nouvelle industrie culturelle qu’est l’animation intégrale d’une ville (l’« event-city », chère à l’architecte Tschumi). La dynamisation du territoire urbain par les moyens de l’art est le rêve des managers de l’économie-connaissance. Mais c’est une arme à double tranchant, ainsi que le suggère dans ce numéro Marion von Osten. Si les expériences artistiques commandent l’attention des administrateurs, n’est-ce pas par leur capacité à déclencher de véritables puissances cognitives, affectives, sociales, aptes à désordonner et à réagencer les enchaînements savamment construits de la raison productive contemporaine ? Leur potentiel subversif se révèle quand les protocoles de représentation dérapent, ouvrant la voie à de véritables expérimentations en direct, hors des espaces-temps dûment contrôlés. L’artiste peut rivaliser alors avec ses gestionnaires. Penser ici à ce travail à la « Craie » d’Allora & Calzadilla, présenté à la Troisième Biennale Ibéroaméricaine de Lima.

Les artistes ont disposé d’énormes bâtons de craie blanche sur la place principale de la ville, espérant qu’avec de tels moyens les passants pourraient écrire de grandes choses. La présence quotidienne d’un groupe de manifestants, la sortie du travail des employés de bureaux ont fait le reste. Phrases et slogans rageurs se multipliaient à l’infini, notamment contre le maire de la ville, Alberto Andrade Carmona, chef du parti national de droite, Somos Perú. Dans ce corps-à-corps avec la craie, la pensée sort des cadres contemplatifs de l’écriture strictement personnelle pour devenir expression collective du dissensus. Rien de plus saisissant que ces épées de craie passant de mains en mains pour finir par tracer de véritables cahiers de doléances sur la place publique ; rien de plus révélateur de l’état du pays que les hordes de policiers rapidement intervenus pour laver les pavés au jet d’eau et arrêter le jeu démesuré des morceaux de craie blanche rendus soudainement muets.

De telles percées peuvent être spontanées et éphémères, comme dans le cas péruvien ; elles n’en donnent pas moins lieu à de nouvelles sensations liées à ces productions mutantes d’énonciation, qui ne se limitent pas à la réappropriation d’outils expressifs puisqu’il y va bien plutôt de l’expérimentation de nouvelles modalités de subjectivation. Ce type d’actions transversales au champ de l’art peut également être précisément programmé, longuement mûri et mis systématiquement à l’épreuve, à la façon dont le duo d’artistes Dias & Riedweg le conçoit avec leurs dispositifs complexes passant par une succession de phases ordonnées : rencontre avec une population spécifique ; choix d’éléments matériels à mettre en œuvre ; partage d’expériences et de sensations ; communication des expressions-constructions dans et hors des institutions artistiques. C’est ainsi que des pratiques expérimentales en rupture avec le système de la représentation peuvent se réinstaller, non sans difficultés, au sein de la mécanique culturelle des biennales, des musées, etc. Sachant qu’une bifurcation créatrice a lieu chaque fois que la tension entre esthétique et politique monte d’un cran supplémentaire, en problématisant à l’extrême le statut d’autonomie de l’œuvre. Qui a participé aux mobilisations de Seattle, de Gênes, et de tant d’autres villes de par le monde, qui a suivi de près les multiples inventions du mouvement, saisira d’emblée les virtualités et les résonances dont ces gestes artistiques peuvent être porteurs. De tels agencements mettent la dictature de tous les commissaires au défi.

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Sortir des institutions sclérosées, détourner leurs outils et leurs cadres référentiels, essaimer dans des « zones d’autonomie temporaire » ouvertes sur le territoire urbain : telles ont été les pratiques – dites « tactiques» – des artistes au sein des manifestations anti-mondialisation. Mais ces luttes ont une faiblesse notoire : celle d’être ponctuelles, et de disparaître avec la première expression de leur force. Est-il désormais possible d’imaginer un conflit social ouvert, de longue durée, opposant des artistes-producteurs à l’industrie culturelle en son extension à l’événement urbain ? Nous serons pour une fois d’accord avec Jean Baudrillard : l’annulation des plus importants festivals de l’été en France fut un événement politique majeur. Lancé par les intermittents du spectacle, le slogan « On ne joue plus » introduit une interruption, une panne, un refus dans la circulation et la capture des flux du sensible organisée par l’animation festivalière. Il confère un nouvel enjeu politique à la bataille qui se déroule à l’échelle mondiale autour des machines d’expression et de leur production d’affects, de percepts – et d’opinions.

A partir de la fin du XIXe siècle, la puissance les agencements d’expression est démultipliée par les dispositifs technologiques de reproduction de l’action à distance (radio, téléphone, télévision). Les flux de la coopération expressive et les forces du vivant qui les animent (mémoire, attention, perception, sensation) sont dédoublés dans des réseaux, des flux électroniques et des mémoires artificielles. La circulation de la parole, des images, des connaissances, des informations et des savoirs sont les lieux d’un affrontement à la fois « esthétique » et « technologique », une bataille pour la création et le partage du sensible.

Les enjeux de cette guerre, trop souvent réduite à un affrontement idéologique, renvoient au contrôle des machines d’expression à travers la centralisation technologique, le monopole financier et la recodification des nouvelles « fonctions créatrices » dans les termes classiques de la représentation autorisée. Le projet du cinéma révolutionnaire soviétique (Vertov) visant à démultiplier l’écran, la salle et le public, et à diffuser massivement les dispositifs de production et la fonction-auteur, est bloqué, capturé et centralisé par le cinéma des années 30-40 et surtout par la télévision de l’après-guerre.

À partir de la fin des années 60 la critique du modèle fordiste de la production sensible se déploie par le biais de pratiques expérimentales qui transgressent les cadres des institutions modernistes (art conceptuel, performance) et par la miniaturisation des outils d’expression (caméra vidéo, micro-ordinateurs, multimédia en réseaux) appropriés par une multiplicité de sujets que l’on ne peut plus contenir dans la simple communication et consommation de masse standardisées. Les stratégies de contrôle doivent alors se modifier radicalement et essaient d’intégrer les instruments et les formes d’expression de la critique, tout en poussant à une centralisation sans précédent du pouvoir de production des opinions, des affects, des percepts.

Le « On ne joue plus » des intermittents nous place devant un autre tournant de cette bataille en dévoilant les ambiguïtés, spécifiquement françaises, de la politique de l’exception culturelle. Dans son application au cinéma et à la télévision, voire aux grandes productions des Centres dramatiques nationaux, l’exception culturelle aura trop souvent servi à protéger un modèle de production de masse, hérité de l’époque fordiste. Mais l’interruption du déroulement programmé de la ville-événement donne à voir avec une nouvelle évidence ce qui est engagé depuis longtemps : l’expérimentation de la puissance des images, des temporalités, des vitesses des nouvelles machines d’expression ; l’invention de dispositifs qui permettent de fuir la constitution du public comme modèle majoritaire.

Nous retrouvons les enjeux politiques de ces expérimentations dans des pratiques artistiques qui inventent des micro-cadres technologiques, expressifs et sociaux, pour excéder les clichés et les habitudes perceptives du « spectacle » en descendant vers les puissances pré-individuelles de l’image, et en remontant vers l’invention des « fonctions créatrices » qui ne passeraient plus par la fonction-auteur (et par ses droits). « Une vie moléculaire constituée de vitesses (de la bande), d’intensités (de la lumière), de mouvements (de la caméra), de temporalités d’enregistrement. » Ainsi le projet Timescape d’Angela Melitopoulos organise une micro-coopération entre différents individus et groupes qui filment et constituent une base de données partagées pour monter les images en réseau en interrogeant les puissances de création et d’expression de l’action à distance (dans les flux numériques), et en transformant la fonction-auteur (http://www.timescapes.info/). Le but de cette recherche est d’investir la dynamique interne d’un réseau travaillant à distance comme un processus de production et de construction d’un soi et d’un monde collectivement différentiels dans l’entrelacs de l’audiovisuel.

Ce numéro présente différentes stratégies de déconstruction de la machine à produire le consensus dans l’opinion, l’homogénéisation dans la perception et l’uniformisation dans la sensation. Mais quand « On ne joue plus », on passe à une autre échelle et à une autre expérience de rupture et de résistance à la machine du spectacle. Certains ne se font pas faute de brosser le « portrait de l’artiste en travailleur » pour mieux asseoir cette idée, plus si neuve, que l’entreprise capitaliste s’approprie les dynamiques de création. À notre sens, la lutte des intermittents pose des questions autrement plus intéressantes. Comment singulariser individuellement et collectivement les machines d’expression pour produire des devenirs minoritaires qui échappent aux logiques spectaculaires de la production du sensible ? Comment promouvoir ces nouvelles fonctions créatrices qui ne passent plus vraiment par la fonction-auteur (et par ses droits) – malgré qu’en ait la « critique artiste » ?

En reprenant la distinction entre pratiques de désymbolisation et de resymbolisation développée par Bureau d’Études, il est toutefois évident que la lutte des intermittents a surprivilégié les premières au détriment des secondes, insuffisamment explorées jusqu’ici. Chaque irruption dans les studios de télévision a immédiatement causé l’écroulement des codes et des normes du dispositif informationnel, de même que le refus de jouer a mis en suspens, en panne toute la « symbolique » de l’artiste. Les actions anti-pub dans le métro parisien neutralisent tous ces signes « qui finissent pour nous faire douter du langage et qui nous submergent de signification en noyant le réel au lieu de le dégager de l’imaginaire » (J.-L. Godard). Mais les puissances de l’expression – les techniques, les savoir-faire, les dispositifs de production d’images, de paroles, de gestes et de sons que les intermittents utilisent quotidiennement – n’ont été que faiblement mobilisées et activées dans le conflit.

On saisit en ces occasions les limites des pratiques artistiques qui séparent l’expression de la construction pour se fermer sur elles-mêmes et préserver leur illusoire autonomie. Quelle que soit leur puissance de subversion formelle ou conceptuelle, ces expériences qui ont été pensées et éprouvées à l’intérieur de l’industrie culturelle (et au sein de l’exception culturelle à la française) témoignent de la plus grande difficulté à s’extraire de leurs cadres institutionnels et à faire sortir les publics de leur passivité de spectateurs. Or combiner, articuler la lutte pour de nouveaux droits sociaux avec la création de nouvelles machines d’expression est un enjeu politique majeur, irréductible aux seuls intérêts des « professionnels de la profession » (Godard encore). Ce qui n’est pas loin de nous renvoyer au geste initial du constructivisme cinématographique russe, quand celui-ci se refusait à refermer le dispositif (d’expression cinématographique) sur lui-même en anticipant que cette volonté d’autonomie se confondrait en fait avec la prise de pouvoir de la forme commerciale et de la forme artistique sur d’autres formes de production possibles. Le constructivisme, on le sait, ne concevait pas l’image, la technologie ou le public comme les éléments d’un dispositif de représentation, mais bien plutôt comme les moments d’un agencement d’expression intervenant directement dans la production du sensible. Expression / Construction.

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À supposer que ce texte s’égare entre leurs mains, conservateurs de musée et historiens de l’art ne verront ici qu’un simple « activisme » à la mode, coupé des grandes traditions de l’art moderne du fait de la désidentification de son modèle pictural ici portée à un point de non-retour, celui de l’art impossible consciencieusement revendiqué. Commissaires d’exposition et autres promoteurs de l’art contemporain pourront en revanche retrouver des pratiques qui leur sembleront être en parfait (r)accord avec la révolution duchampienne du ready made en sa rupture avec toute forme de présentation sensible de l’autonomie de l’art. Mais la démocratisation supposée dont serait porteur le « nominalisme » procédurier de Duchamp n’est-elle pas ainsi étrangement complice du contresens moderniste sur l’art moderne (l’identification de la picturalité pure) qu’il entretient pour mieux fonder son décrochage « au nom de l’art » ? L’art réduit aux jeux de langage sur son nom, téléguidé par la Machine Célibataire du signifiant « flottant » et la complexité des procédures qu’il mobilise en guise de fondation in-esthétique de la postmodernité…
À rebours de cette « tautologie en acte » dont on perçoit de plus en plus mal le caractère subversif, il conviendrait de se demander s’il ne serait pas devenu urgent d’arracher l’art moderne à la confiscation formaliste dont il a fait l’objet et qui a prétendu l’autonomiser en le constituant en spectacle (de la peinture pour la peinture) donnant immanquablement matière à expositions « rétrospectives » plutôt que « prospectives ». Ainsi Matisse fait-il aujourd’hui l’objet d’une multitude de manifestations et de célébrations honorifiques destinées, par une double ou triple connivence, à susciter l’admiration des foules pour la « qualité picturale » de son œuvre, non sans permettre aux historiens et connaisseurs d’en raffiner exponentiellement la connaissance historico-érudite, tout en justifiant des opérations de prestige pour les différents promoteurs institutionnels (de l’État aux mécènes en passant par la ville organisatrice du show). Matisse est le type même de l’artiste que l’on n’a cessé d’embaumer dans un esthétisme antiquaire d’autant plus équivoque qu’il est associé à « la joie de vivre » (c’est le titre d’une de ses œuvres les plus célèbres), censée mettre son œuvre à l’écart de toute préoccupation politique et, a fortiori, de tout « activisme ». C’était le soubassement de l’alternative à grand spectacle Matisse ou Picasso, où l’on n’a pas craint de ressusciter le « Matisse-en-France » de l’essence de la peinture et de ses propriétés à la religiosité diffuse, pour mieux l’opposer au peintre « engagé », agressif et trivial, promoteur de tout autres audaces.

C’est pourtant voir les choses complètement de l’extérieur, en voulant ignorer ce que Matisse, au début, a pu concentrer de haine, et à la fin, de sidération, dans le monde de l’art (ce qui n’est pas sans analogie avec le cas Bergson eu égard à l’institution philosophique). Car Matisse ne s’est pas attaqué seulement – comme il se doit – aux produits de l’art de son temps, il a remis en cause le principe même de production et de sacralisation de l’Art dans cette destruction de la Forme-Peinture qui a pour nom Fauvisme et dont la permanence revendiquée par Matisse pour lui-même signifie qu’elle porte l’esthétique hors du cadre optique-visuel pour en extraire une sensation intensive et non plus qualitative, travaillant à la disparation du champ perceptif (« faire reculer les murs ») au profit d’une énergétique vital(ist)e. Loin de toute complaisance « hédoniste », rigoureuse alternative à l’ironie nihiliste d’un Duchamp signifiant l’abolition de tout faire-signe du monde dans la coupure de l’expression et de la construction dont s’empare le signifiant littéralisé, l’énergétique fauviste s’élève à l’identité vitaliste de l’Expression et de la Construction dans ce que Matisse appelle, en un sens nouveau, Décoration. Car la Décoration matisséenne implique la déterritorialisation de l’expression (humaine, trop humaine) par et dans la construction qui se met à fonctionner directement dans une matière intensive non formée ; mais aussi le dé-codage, et la mise en variation de la construction par et dans l’expression qui n’en retient que des tenseurs opérant à travers la « figure » humaine et son entour pour les associer dans un même devenir intensif. Sans cette double opération qui est celle d’un vitalisme constructiviste (c’est-à-dire décoratif au sens matisséen) mettant la peinture hors d’elle-même pour excéder son monde clos (sa façon de donner en Spectacle son Image, et en elle sa picturalité, justement dénoncée par Duchamp), l’identité Expression = Construction est irréalisée / irréalisable parce qu’elle ne vaut que par son ouverture nécessaire à l’expérience de vie la plus commune que l’on étend, que l’on tend vers de nouveaux devenirs, de nouvelles configurations d’expérience. Ou encore : le caractère « expansif » des œuvres de Matisse tend vers l’Espace du Dehors parce que leurs diagrammes de forces en sont en quelque façon issus. C’est la condition forcée d’un fauvisme permanent – contre toutes les tentations et tentatives de restauration des Images de la peinture.

Des contre-tableaux fauves aux grands panneaux décoratifs (La Danse de 1909), de la traduction de la peinture en architecture (la « peinture architecturale » de La Danse de la Barnes Fondation) aux grandes gouaches découpées, les formes se déconstruisent par les rapports de couleurs comme un devenir-signe des forces. De même, en effet, que « c’est la différence de quantité de la couleur qui fait sa qualité » (cette équation quantitative vaut selon Matisse pour définition « technique » de la chaosmose fauviste : atteindre aux quantités intensives), le « signe » n’est pas constructible indépendamment des forces les plus matérielles qu’il exprime dans une expérience pragmatique totale qui lui fait perdre sa qualité formelle d’art. Art as Experience – selon l’intitulé-phare du philosophe John Dewey, l’intercesseur américain du Matisse-hors-de-France. Cette conception active du « décoratif » aura ainsi conduit Matisse à réaliser un art tout à la fois expérimental et environnemental – invitant à faire de l’art, plus qu’un simple objet d’expérience (du « beau » spirituellement purifié dans l’abstraction des formes sensibles) ou de jugement (non plus de « goût » mais d’attribution du nom « art », sous certaines conditions de procédure, à un objet quelconque), une expérience de vie dont les photos des lieux où il épinglait ses découpages donnent la vision stupéfiante d’une installation in situ ouverte sur les forces du dehors. « En accord, annonçait-il, avec le futur. » L’art en tant qu’Expérience par-delà l’Art comme « salon de beauté de la civilisation » (« the beauty parlor of civilization », selon l’expression magnifique de Dewey). À l’encontre de la perpétuation élargie de la peinture de chevalet que les musées du monde entier présentent en guise de « gouaches découpées » (encadrées et sous verre), donnant par ce dispositif crédit à une re-présentation picturale qui a toujours servi au refoulement des altérations vitalistes de l’Art.