Père fondateur de l’évolutionnisme en économieL’approche évolutionniste a permis d’affirmer, au sein de la science économique, le caractère graduel, continu, et cumulatif du processus d’innovation, en rupture avec le créationnisme ou le déterminisme qui dominait jusqu’à lors à travers l’orthodoxie néoclassique. La diffusion est créative. Une multiplicité d’acteurs, en une multiplicité de lieux, participe, dans un processus ou le temps est prégnant, à la constitution de l’innovation, à l’acte innovateur. L’apprentissage, l’interaction, le réseau, deviennent les maîtres mots de l’analyse de l’innovation et de la dynamique économique.
Mais des questions nouvelles se posent alors. Si le processus d’innovation est un processus social, dans lequel l’interaction au sein de réseaux d’acteurs hétérogènes (opérateur, chercheur, utilisateur…) joue un rôle central, que reste-t-il de la firme comme figure clef, comme point d’orgue, de la politique et de la pensée économique ? A qui doit-on attribuer la propriété de l’innovation, qui doit être rétribué pour son élaboration, comment doit être redistribuée la richesse créée ? Si, à travers l’interaction créative et spontanée, et la centralité de la relation, la communication devient production, peut-on maintenir l’hypothèse de séparation des temps et sphères de vie et de travail ? Si la coopération volontaire au sein de communautés informelles s’affirme comme véritable moteur de l’innovation, ainsi que le phénomène du logiciel libre semble l’illustrer, les deux piliers de l’efficience économique que sont la hiérarchie et le marché peuvent-elles continuer à prétendre à leur supériorité ? Si l’innovation est tant socialisée, peut-on, comme le fait l’évolutionnisme, traiter de l’innovation technologique sans aborder l’innovation sociale ?
L’entretien avec Nelson, fondateur de l’évolutionnisme avec Winter[[R. Nelon & S. Winter, An Evolutionary Theory of Economic Change, 1982, Belknap Press of Harvard University Press., a pour finalité de questionner le discours évolutionniste sur ses marges, ses non-dits, ces quelques perspectives qu’il esquisse sans pour autant les aborder de front, sans peut-être les mener à bout. Nous publions sa réponse, succincte comparée à la densité des questions posées[[L’interviewé ayant donné une réponse générale et non séquentielle aux questions, nous ne les faisons pas figurer dans le présent numéro, mais les publions sur le site Web de Multitudes., en tant qu’amorce d’un débat, destiné à être développé, nous l’espérons, dans notre revue, autour d’un renouveau de la critique de l’économie politique.
ANTONELLA CORSANI, PASCAL JOLLIVET
New York, le 3 avril 2000
Cher Professeur[[Traduit de l’anglais par P. Jollivet. Les questions ayant donné lieu à cette correspondance sont disponibles sur le site de Multitudes.,
J’espère que vous ne vous formaliserez pas de ma reformulation et du regroupement de vos questions en trois groupes. Certaines d’entre elles me semblent concerner le capital humain, d’autres, la théorie évolutionniste en économie, d’autres encore, des enjeux de politiques publiques. J’y répondrai donc selon ces trois thématiques.
Le concept de « capital humain » concerne, de toute évidence, la connaissance et les compétences. Beaucoup de travaux sur le capital humain, réalisés par les économistes, ont porté sur la question de sa mesure. Je me suis pour ma part occupé de ce qu’il est, de ce qu’il fait, et de sa localisation. Dans vos questions, vous suggérez que les réseaux d’individus et d’organisations sont très importants dans l’activité économique, et je suis d’accord. En ce sens, une certaine partie du capital humain implique, comme vous le suggérez, une capacité à communiquer, une capacité à interagir de manière fructueuse. Très récemment, l’OCDE a publié un ouvrage intitulé Société du savoir et gestion des connaissances[[Date de publication en français : février 2000. ISBN : 92-64-27182-1. Achetable en ligne sous forme papier ou électronique sur le site de l’OCDE à http://www.oecd.org/els/whatsnew/whatsnew.htm – NdT.. J’ai écrit un chapitre dans cet ouvrage dont le titre est “Connaissance et Systèmes d’Innovation”. J’y souligne la nature « interactive » du savoir-faire réel.
Ma conception de la théorie économique évolutionniste est large et éclectique. Je tiens pour prémisse centrale que les économies sont toujours soumises au changement, que l’analyse économique doit reconnaître cette caractéristique comme centrale, et que le changement ne peut être compris en termes d’équilibre qui se déplace, de type néoclassique. Ce point de vue est, bien sûr, assez « schumpeterien ». Cependant, à la réflexion, c’est une vue qui est aussi partagée par Adam Smith, et par Karl Marx. Ainsi, il n’y a rien de nouveau dans cette conception. Je pense qu’il est clair que le processus de changement économique implique l’hétérogénéité de façon essentielle. Dans un sens non trivial, les processus impliquent une sélection ex-post.
Ce point de vue est, bien sûr, assez compatible avec Darwin. Cependant, je ne me ferai pas l’avocat d’un « darwinisme universel ». En particulier, le comportement humain et organisationnel qui génère la variabilité, et qui conduit la sélection, implique une quantité considérable de cognition, et une démarche de planification. Nombre d’auteurs académiques ont soutenu que l’avancée technologique nécessitait d’être appréhendée en tant que processus évolutionniste. Mais ce processus mobilise de la R&D qui emploie de la connaissance scientifique très sophistiquée, et souvent, de la part des firmes, des calculs assez sophistiqués concernant ce qu’elles pensent qui va rapporter. Cependant, ces observations ne sont pas en contradiction avec le fait que la sélection ex-post joue un rôle puissant dans les avancées technologiques, tout comme, plus en général, dans le changement économique. C’est ma conviction profonde vis-à-vis de ce dernier point qui fait de moi un théoricien « évolutionniste ».
Je considère depuis longtemps que la « théorie des défaillances du marché »[[Dans le texte original, « theory of market failure » – NdT. ne fournit pas une base adéquate pour penser les politiques publiques, ni pour comprendre, plus généralement, l’activité « hors marché ». On peut effectivement trouver des arguments basés sur les « défaillances du marché » pour motiver l’investissement massif de la puissance publique dans le système éducatif au sein de toutes les nations. Cependant, les gouvernements ne se sont pas lancés dans le soutien à l’éducation parce que quelqu’un a dit « le marché a des défaillances », mais plutôt car c’était une conviction largement partagée que cela constituait une responsabilité importante et utile, voire nécessaire, de la puissance publique. De même, on peut avancer des arguments basés sur « les défaillances du marché » pour motiver le soutien de la puissance publique à la recherche scientifique fondamentale. Cependant je soutiendrais pour ma part, comme argument central, que l’activité scientifique fondamentale se déroule mieux dans un environnement dans lequel les résultats sont ouverts et partagés, et que le fait d’imposer des « droits de propriété » sur les avancées scientifiques tend à inhiber le processus. N’est-ce pas exactement ce dont il est question lorsque les brevets sur les codes de fragments génétiques sont retirés ? C’est un domaine dans lequel la puissance publique se doit de financer le travail, et le travail doit être rendu public, même si les entreprises peuvent être incitées à entreprendre le travail si elles peuvent maintenir les résultats propriétaires.
Les commentaires qui précédent ne répondent pas à toutes vos questions, mais je pense qu’ils répondent à beaucoup d’entre elles. En toute hypothèse, c’est ce que je peux faire de mieux pour l’instant.
Sincèrement,
RICHARD R. NELSON