ItinérairesJoël Azémar et François Martin travaillent tous deux en tant qu’éducateurs spécialisés auprès d’un public de femmes isolées. L’un dans un établissement départemental, l’autre dans une structure associative.
On peut dire que c’est la connexion de démarches singulières ayant en commun des trajectoires universitaires, une implication militante et la volonté d’exprimer une citoyenneté active qui est à l’origine de ce collectif.
De la confrontation à la rencontre, (juin à novembre 96)
La confrontation à la politique du logement nous a d’une part alerté sur la situation faite à certains usagers, et nous a d’autre part incité à poser un regard critique sur la finalité même de notre travail : devons nous aider les familles à se loger dans de bonnes conditions, ou participer directement à la gestion de l’espace urbain selon les critères fixés par la politique locale de logement ?
C’est ainsi que dans notre intervention professionnelle auprès de mères en difficulté nous avons pu constater que de façon systématique l’attribution de logements du contingent social dans le cadre de la loi Besson pour les familles mono-parentales variait, à dossier égal, non pas en fonction des problématiques sociales mais des nationalités. Parfois, même des demandes urgentes ne sont pas traitées avec l’approche qu’il conviendrait du fait qu’il s’agit de personnes maghrébines. On assiste effectivement à une politique du logement ségrégationniste, qui alimente une dérive raciste et contribue à l’institution ou au renforcement de ghettos.
Nous avons dû, dans le cadre d’une situation précise, devant l’incompréhension de l’administration départementale et l’immobilisme des services préfectoraux solliciter, l’intervention de militants agissant dans le secteur du droit au logement. Dès lors, nous nous sommes interrogés sur l’opportunité de nous orienter vers une pratique militante de l’activité professionnelle, où de la solidarité de principe nous passerions à l’activisme militant, comme l’installation de familles dans des appartements inoccupés par exemple. Devions orienter notre pratique vers une solidarité fusionnelle avec les usagers victimes du racisme ambiant ?
Il nous a semblé important d’éviter de nous retrouver, de par des pratiques trop radicales, marginalisés voire même exclus de l’espace professionnel. Nous avons pris le parti d’interpeller les différents professionnels du social, en constituant un collectif – le P.U.M. (Pour Un Manifeste) – dont l’activité serait principalement orientée vers la dénonciation des pratiques ségrégationnistes des bailleurs sociaux, et de la complicité des services préfectoraux.
Dénoncer l’inacceptable, le rendre visible, pointer la place que chacun y occupe et la part que chacun y prend.
Nous avions également l’objectif d’aboutir à la rédaction d’un manifeste pour l’égalité des droits dans le logement social. Il est vrai qu’à part la participation à un questionnaire sur les pratiques dans les différentes circonscriptions, la participation des travailleurs sociaux aux rencontres que nous proposions était loin d’être d’une importance correspondant à l’ampleur des difficultés et des injustices que rencontraient les usagers.
Cela nous a permis de constater que si de nombreux travailleurs sociaux étaient présents dans des manifestations ou rassemblements pour l’égalité des droits, pour la défense des droits de l’homme, pour la majorité d’entre eux, l’espace professionnel devait demeurer un espace vierge de toute confrontation idéologique, de toute politisation de l’activité.
Leur management, plus particulièrement au niveau de l’administration départementale, étant orienté dans ce sens, nous en avons conclu que la tentative que nous avions lancée concernant une implication directe dans l’exercice d’une professionnalité citoyenne était pour le moins prématurée.
L’effet déclencheur de l’appel du CEDIAS[[Centre d’Étude, de Documentation, d’Information, et d’Action Sociales – 5, rue Las Cases 75007 Paris.
Appel signé entre autres par Brigitte Bousquet, Michel Chauviere, Jean-Noël Chopart, Jacques Ladsous.
Cet appel, qui incitait les travailleurs sociaux « à prendre la parole » pour défendre la cause des exclus, nous avait sensibilisés, non pas à une lecture primaire, mais au constat qu’il nous renvoyait. En effet, la dynamique qui consiste à se superposer aux personnes en détresse est critiquable et n’appartient pas à la conception que nous avons de l’accompagnement social ; ce texte mettait bien en valeur qu’une fois de plus ce n’étaient pas les travailleurs sociaux qui prenaient l’initiative, mais des chercheurs émérites et respectables. Tout de suite nous est apparu ce manque : combien de colloques sur des aspects de notre professionnalité où la tribune est réservée à des psychologues, des sociologues, des chercheurs en travail social, mais jamais – ou vraiment rarement – à des éducateurs ou autres professionnels du secteur social ou sanitaire et social.
Puis cette mouvance s’est confirmée plus tard avec l’apparition de divers collectifs : « Forum 5 » né à l’occasion des Assises du Travail Social organisées par la revue « Lien Social » à Toulouse, le « Collectif Social Unitaire de Paris » qui s’inscrivait dans une démarche plus revendicative avec la volonté de créer une mobilisation large, syndiqués et non syndiqués. Reste que le point commun entre ces divers groupes, est le regroupement des travailleurs sociaux par eux mêmes, sans l’intervention d’organisations syndicales, sans directives institutionnelles. Chaque participant dans tous ces groupes fait une démarche individuelle.
D’autre part, ayant effectué un cursus universitaire (licence et maîtrise), la position de recul, l’acquisition de méthodologies d’analyse empruntées à la science politique entre autres, donnent un autre regard sur notre pratique professionnelle, sur notre rôle vis à vis des usagers de nos services. Ce cadre universitaire permet la rencontre avec des pairs, renforce cette dynamique d’analyse, avec des aller et retours entre une instrumentalisation théorique et une pratique sociale.
Le Collectif Unitaire de Travailleurs Sociaux (janvier 97)[[Adresse : 17, rue des alouettes 34990 Juvignac.
Les liens avec l’équipe du pôle Développement Social de l’université Paul Valéry, qui est à l’origine sur Montpellier de l’émergence d’un espace d’intellectualité où se retrouvent enseignants chercheurs et professionnels du social, a favorisé la rencontre qui a abouti à la constitution du CUTS (Collectif Unitaire de Travailleurs Sociaux).
C’est un partenariat, une coopération entre intellectualité et professionnalité dans le champ de l’intervention sociale qui se met en place. Cette notion de partenariat est capitale, elle suppose que les deux pôles font preuve de reconnaissance mutuelle, ne sont pas inscrits dans une verticalité vis à vis du savoir. Il n’y a pas un savoir-faire confronté à un savoir-penser.
Le CUTS a dans un premier temps été un lieu où se rencontraient des travailleurs sociaux de qualification et horizons divers. Ce lieu a vu le passage de nombreux travailleurs sociaux avant que ne s’y « stabilise » un groupe autour d’orientations communes. La participation à l’animation du collectif de militants du CONCASS[[Coordination Nationale des Collectifs des Assistants de Services Sociaux., du « Collectif Pour Les Droits Des Citoyens Face à l’Informatisation De l’Action Sociale », renforce l’interprofessionnalité et la volonté d’éviter tout corporatisme. Après des discussions passionnées le collectif s’est orienté dans une démarche de réflexion-action, à partir des pratiques des travailleurs sociaux. Le collectif n’est pas une structure associative, son adhésion est symbolisée par l’abonnement au bulletin que le Collectif édite à une périodicité bi-mensuelle.
Toute démarche de type revendicative en est exclue. Par contre s’est imposée l’affirmation de la nécessité d’alternatives, et d’une démarche de rupture dans le travail social.
Cela se traduit par :
– La volonté d’affirmer un pôle critique et d’affirmer une professionnalité citoyenne où le rapport à l’usager serait évalué non pas en fonction des critères imposés par les différents dispositifs, mais dans un questionnement sur le sens de l’intervention qui implique que l’on se doit de prendre parti, ce qui commence par la prise de parole.
C’est par exemple enfoncer des coins dans la pensée unique en démontrant et affirmant bien fort qu’un logement d’insertion ne remplacera jamais un bailleur pas plus qu’un CES un employeur.
– Une remise en cause des pratiques traditionnelles en ayant conscience que cela implique de se situer du côté de la justice et non de l’ordre.
Cela signifie que l’on refuse de devenir de fait les mercenaires de politiques sociales, chargées de contenir les révoltes légitimes des usagers sacrifiés sur l’autel du libéralisme.
Cela implique que l’on choisisse une autre légitimité professionnelle, avec l’affirmation d’une exigence déontologique épurée de toute stratégie corporatiste ou auto-justificatrice.
Nous sommes attachés à l’émergence d’un nouvel espace professionnel où l’exercice de la professionnalité devrait s’articuler avec une préoccupation d’ordre éthique qui permettrait au travailleur social de retrouver l’indispensable espace relationnel où la rencontre avec l’usager serait créatrice de lien.
– La solidarité avec les usagers
La plus élémentaire des solidarités est de dénoncer et combattre les pratiques de contrôle et d’encadrement social.
Sans démagogie, ni volonté récupératrice nous devons nous situer aux cotés de ceux qui s’organisent soit dans une stratégie de lutte, soit dans une démarche alternative. C’est ainsi que le CUTS a adhéré au Collectif d’Actions Solidaires Alternatives et soutien le projet alternatif de la « Maison Bleue »[[La « Maison Bleue » (388 rue du Mas Prunet 34070 Montpellier 04 67 42 39 20) est un bâtiment de l’INSERM occupé par des personnes en situation de précarité animées par la volonté d’expérimenter de nouvelles formes de solidarité. Le lieu est géré par le Collectif d’Actions Solidaires et Alternatives. où ont été organisées les Assises critiques du travail travail social
Au total émergent trois idées forces :
Résister dans une logique de refus, de rupture de solidarité active.
Témoigner en rendant visible, lisible ce que les dispositifs masquent, les pratiques cautionnent.
Entrer en politique non en prenant une carte mais en prenant parti, en étant partisan d’une justice sociale d’une éthique dans l’exercice de la profession.
Montpellier, le 18 septembre 1997