Mineure 22. Créoles

Créolectures et politiques membraniques

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Le sens commun tend parfois à identifier créolisation avec hybridation, faisant du mélange et de l’abaissement des frontières l’alpha et l’oméga de la création créolisante. En prenant appui sur des théories de la lecture, cet article essaie de situer la puissance du créole dans le travail de sélection qu’opère la frontière, en tant qu’elle fonctionne comme une membrane. Une politique du filtrage et de la poussée s’esquisse ainsi à partir de la série lectio, élection, sélection, intellection.

Common sense often tends to identify Creolization with hybridization, as if tearing down boundaries and mixing up the heterogeneous were the defining features of Creolity. Drawing from recent theories of reading, this article attempts to locate the power of the Creole in the work of selection performed by boundaries conceived as membranes. A politics of filters and thrusts is thus sketched, along a series going from lectio to election, selection and intellection.
Le « créole » est un registre dont la constitution même repose sur le déplacement. Déplacement des peuples, bien entendu, mais aussi des accents, des pratiques, des catégories et des genres. Déplacements ballottés entre souffrances subies et revendications enjouées, entre expropriations sanguinaires et réappropriations créatives. Déplacements qui sont voués à être toujours en cours… On sent toujours, au sein de l’archipel de termes (créolité, créolisation, hybridation, métissage, mélange) sur lesquels on atterrit pour arpenter le « créole », des poussées séparant ou rapprochant des îles vouées à n’être jamais vraiment fixes. Ainsi Edouard Glissant se déclare-t-il « tout à fait contre le terme bien que les écrivains de la créolité se réclament de [lui, Glissant comme étant leur père spirituel » ; à ses yeux, « l’idée de créolisation correspond mieux à la situation du monde. C’est l’idée d’un processus continu capable de produire de l’identique et du différent [alors que que la créolité érige le multilinguisme ou le multiethnisme en dogme ou en modèle »([[Chanda, Tirthankar, « La « culturelle du monde », Entretien avec Edouard Glissant, Label France 38 (janvier 2000), http://www.diplomatie.gouv.fr/label_france/FRANCE/DOSSIER/2000/15creolisation. html). Ou encore : « j’appelle créolisation, des contacts de cultures en un lieu donné du monde et qui ne produisent pas un simple métissage, mais une résultante imprévisible. Cela [est caractérisé non pas par le désordre mais par l’imprévisible. On peut prévoir le métissage, pas la créolisation »([[Clermont, Thierry et Odette Casamayor, « Nous sommes tous des créoles », Entretien avec Edouard Glissant, Regards 31, (janvier 1998), http://www.regards.fr/archives/1998/199801/199801cre06.html ).
La réflexion qui suit se propose de contribuer à ce mouvement constitutif du « créole » en opérant un triple déplacement, qui va projeter le « créole » très loin des espaces où on le considère habituellement : on passera (a) de l’expérience créative à l’activité de lecture, (b) de la géographie à la temporalité, et (c) d’une promotion du mélange à un éloge du filtrage. Si ce petit parcours risque fort de faire éclater la notion même de « créole », on espère qu’il contribuera – fût-ce sur la place vide laissée par son éclatement – à faire saisir à la fois l’omniprésence latente de son efficace et une face parfois cachée de sa fertile dynamique.

Toute lecture serait créole
Partons d’une intuition, selon laquelle toute lecture serait créole. Des théoriciens comme Hans-Georg Gadamer, Roland Barthes, Wolfgang Iser, Umberto Eco ou Stanley Fish([[Voir en particulier : Hans Georg Gadamer, Vérité et Méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique (1960) Paris, Seuil, 1996 ; Roland Barthes, Avant-propos à Sur Racine, Paris, Seuil, 1963; Wolfgang Iser, L’Acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique (1976), Bruxelles, Mardaga, 1985 ; Umberto Eco, Les Limites de l’interprétation, Paris, Grasset, 1992 ; Stanley Fish, Is There a Text in this Class. The Authority of Interpretive Communities, Cambridge MA, Harvard University Press, 1980.) ont souligné depuis longtemps à quel point le phénomène consistant à lire un livre ne relève nullement d’une impression subie passivement par le cerveau du lecteur au travers de son canal optique, mais d’un véritable acte de construction de sens, autrement dit d’un agencement complexe qui soumet à ses procédures propres de sélection et de réorganisation le matériau fourni par les chaînes de caractères imprimées sur les pages du livre. Loin d’être une expropriation de mon intelligence aliénée aux instructions que lui imposerait le codage programmé par l’auteur du livre, la lecture est un geste d’appropriation, de manipulation, de constitution active d’un sens, lequel est toujours simultanément insufflé dans l’objet lu (identifié comme étant le sens-de-l’oeuvre) et émergeant d’un certain rapport entre le lecteur et son monde (perçu comme régissant le sens-de-sa-vie).
Que tout lecture se construise sur le vide d’un entre-deux apparaît ainsi clairement à quelque niveau qu’on se place : le sens d’une oeuvre n’est localisable ni du côté de l’auteur ni de celui du lecteur, ni dans le seul livre ni dans le seul cerveau, ni dans l’individu ni dans le monde – mais seulement dans leur relation singulière, dans ce que Simondon décrirait comme leur double mouvement d’individuations parallèles et corrélées. Toute lecture est donc créole dans la mesure où elle institue un terrain unique de rencontre, d’interaction, d’interpénétration, d’inter-constitution entre un auteur, une oeuvre, un lecteur et un monde. Tous, ensemble, s’inter-prètent : ils ne prennent sens qu’en se prêtant, qu’en s’insinuant, qu’en se volant, qu’en se réappropriant des bouts de signification que chacun ordonne à sa façon.
Cette créolité de la lecture apparaît d’autant plus évidemment qu’augmente la distance temporelle entre l’époque de la rédaction du texte et celle de son interprétation. Ouvrir aujourd’hui un livre de Cyrano de Bergerac, d’Isabelle de Charrière ou de Rimbaud, c’est donner lieu à la tension que ne peut pas manquer de générer la distance énorme qui sépare nos différents états (et perceptions) du monde (et de la langue) entre 1650, 1790, 1870 et 2005. Si l’on peut – à des fins purement pratiques et de façon fatalement approximative – définir une « époque », ce sera justement par le fait que ses locuteurs partagent des représentations du monde et de la langue suffisamment compatibles entre elles pour assurer la réussite de la plupart des actes de communication et de collaboration. De même que ni Cyrano ni Rimbaud ne sauraient que faire au volant d’une voiture automobile, de même sommes-nous souvent démunis face aux mots et aux percepts constitutifs de leurs textes. Bien entendu, de même que nous pourrions leur proposer des cours d’auto-école, de même pouvons-nous recourir à des dictionnaires étymologiques et autres encyclopédies historiques. Il ne saurait toutefois jamais s’agir d’abolir le fossé temporel entre leur monde et le nôtre, mais seulement de le réduire (plus ou moins). Comme le soulignait bien Gadamer, l’interprétation ne consiste nullement à «se dépouiller» de son horizon historique propre afin d’«épouser» celui de l’auteur, mais bien à opérer une fusion originale de ces deux horizons : à les pousser l’un vers l’autre, à arpenter dans les deux directions l’entre-deux qui les sépare irrémédiablement.
Lire un texte sans égard à son « altérité » (en l’occurrence, temporelle), ce n’est pas l’interpréter dans sa spécificité, mais en faire un simple écran blanc sur lequel ne se projettent que mes fantasmes actuels – ce n’est donc pas à proprement parler le lire. Inversement, une lecture purement historienne, qui épouserait parfaitement le monde et la langue de l’époque révolue, n’aurait aucun sens dans le monde d’aujourd’hui : elle serait aussi inaudible que l’est pour nous l’intention originelle de l’auteur, elle exigerait, comme le texte lui-même, une opération de traduction, d’explication, d’interprétation, d’actualisation.
Même si les chemins de la littérature et de la philosophie ne coïncident pas forcément sur ce point, il est clair que toute lecture d’un texte littéraire est par ailleurs créole en ce qu’elle est forcément « allégorique » : je fais dire au texte autre chose que ce qu’il avait l’air de dire jusqu’à ce que je me penche sur lui. Ce qu’il y a d’important dans un texte littéraire, ce ne sont jamais les choses qu’il nous dit (le voyage sur la lune d’un nommé Dyrcona, la dépression matrimoniale d’une Mistriss Henley, le cadavre d’un soldat au fond d’une vallée), mais les « autres choses » (les all-agorai) que nous parvenons à en tirer. Et comme aimait à le dire Gilles Deleuze, l’allégorie se conjugue toujours au présent. Un livre ne traverse les époques que si des lecteurs séparés par des siècles sentent qu’à chaque moment ce texte leur parle – chacun dans son présent propre. Entendons bien que ce n’est pas le livre qui imprimerait quelque chose de toujours présent dans le cerveau de ses lecteurs successifs, mais que chacun d’eux trouve dans ses pages quelque chose dont il puisse tirer une « autre chose » (une allégorie), à chaque fois diverse, qui fasse sens dans son présent.
Résumons les premiers pas de ce parcours. Toute lecture est créole, hybride, métisse, en ce qu’elle constitue par nature un melting pot, un lieu de mélange où sont appelés à se contaminer, voire à fusionner, différentes époques, différents horizons, différentes subjectivités, différents états de langues, différents référents – et cela en l’absence même de toute créolisation au sens traditionnel (géographique) d’échanges interculturels : moi, européen, francophone, je ne peux lire Cyrano de Bergerac, Isabelle de Charrière ou Rimbaud (européens, francophones) sans les « créoliser » du seul fait de l’entre-deux temporel qui nous sépare, lequel ne va pas sans instaurer une situation de facto de multilinguisme et de multiethicisme.

L’intelligence comme membrane
On ne saurait pourtant s’en tenir à cette seule généralisation conquérante de la notion de créolisation, conçue simplement sur le mode du métissage-mélange, de la contamination et de la confusion. Regardons en effet d’un peu plus près ce qui se passe dans l’acte de lecture. Loin de se borner à tout verser ensemble dans une grande casserole d’indistinction, l’acte de lecture (lectio) repose avant tout sur un principe de filtrage, de tri et de sélection (selectio). Si la lectio est active, c’est d’abord en ce qu’elle sépare certains éléments qu’elle retient comme «pertinents» au sein d’une masse confuse de signes dont elle rejette ou ignore la plupart comme non-pertinents([[Sur cette notion, voir le livre essentiel de Luis J. Prieto, Pertinence et pratique, Paris, Minuit, 1975.). Interpréter un texte, construire cette « autre chose » qu’il nous all-égorise à travers ce qu’il dit explicitement, cela commence par accentuer tel mot, telle tournure, tel détour, à les mettre en relief, à les élire (electio), à les distinguer comme signifiants – reproduisant ainsi ce que fait tout sujet doté de compétence linguistique lorsqu’il reconnaît (identifie, segmente, dé-compose et recompose) telle séquence sonore à travers les catégories phonémiques, lexicales, syntaxiques, sémantiques entretenues par la langue commune. Une telle electio implique le passage à la trappe d’une infinité de caractéristiques, d’indices, d’informations potentiellement disponibles dans la séquence sonore en question : le timbre, la hauteur de la voix, l’enrouement, l’essoufflement, la fatigue propres à tel instant de la vie de tel locuteur. De même, aucune interprétation littéraire, aussi minutieuse soit-elle, ne peut prétendre rendre compte de davantage qu’une infime partie de ce que le texte « pourrait signifier » : chaque épisode d’un récit, chaque mot d’une description, chaque construction syntaxique, chaque nuance lexicale, chaque virgule, voire chaque absence de virgule, peuvent recevoir valeur signifiante, pour peu qu’ils soient élus par tel ou tel lecteur – laissant entrevoir l’infinité de traits potentiellement significatifs que l’interprétation proposée rejette de facto dès lors qu’elle ne les sélectionne pas comme pertinents.
En d’autres termes, la lectio tient bien plus profondément de la selectio et de la distinction, que du mélange et du melting pot. L’entre-deux dont il était question plus haut est moins à concevoir comme un terrain de confusion entre deux différences (« un simple métissage ») que comme un interface entre deux grilles de sélection. Ce qui se passe lorsque je lis un texte, c’est la mise en contact de deux grilles de lecture : celle à travers laquelle un auteur (avec sa langue, son idéologie, ses fantasmes) percevait son monde, et celle à travers laquelle je perçois le mien. Comme le soulignait plus haut Glissant, la créolisation n’est pas caractérisée par un métissage-désordre, mais par des effets de décalages entre deux principes d’ordonnancement – décalages qui font apparaître des points aveugles, des cases vides, des confusions ou des découpages injustifiés dans chacune des deux grilles mises ainsi en contact.
On devine ce qui, dans le meilleur des cas, peut résulter de cette confrontation entre deux systèmes de lectio : un gain en intel-lectio. L’intelligence (d’un phénomène physique, d’une loi du monde social) peut certes progresser à partir de l’effort de généralisation auquel se livre un cerveau face à la récurrence de tel type d’événement ; mais l’essentiel de notre General Intellect nous est rendu disponible par le jeu de cette intellectio qui me fait ajuster mes catégories de pensée et de parole aux découpages du monde que me proposent les discours d’autrui. La collectivité est largement le résultat de cette collectio que fait chaque individu des leçons (lectio) que lui procure autrui : ici aussi, l’intelligence se constitue en choisissant/sélectionnant tel mot, tel concept plutôt que tel autre (« multitude » plutôt que « peuple »), et en rejetant comme non-pertinents une infinité d’autres catégories disponibles («totalitarisme», «Jugement Dernier», «Nation», «dictature du prolétariat», «copyright»). En plus des ressources matérielles dont nous partageons le besoin et la (re)production, c’est essentiellement à travers cette collectio, entendue comme une accumulation de grilles de lectures, que se constitue notre « commun ». Ici encore toutefois, non pas sur le mode d’un métissage confusionnel, mais sur celui d’un effort de distinction et de sélection, selon une dynamique dont s’est attaché à rendre compte Gabriel Tarde dans sa réflexion sur l’opposition et la compétition entre inventions.
Avant de tirer quelques implications politiques de ces mécanismes de créolisation comme intellectio, il faut toutefois liquider promptement les échos indus que ce vocabulaire de la sélection et du choix pourrait faire résonner dans une métaphysique du libre arbitre. Les grilles de lecture qu’évoque le principe de selectio décrit plus haut s’incarnent, au niveau le plus fondamental, dans la réalité cellulaire de la membrane, soit d’un filtre, d’une frontière semi-perméable qui laisse passer (dans une direction ou dans l’autre) tel type d’objet, mais en rejette tel autre. Les compétences linguistiques ou herméneutiques analysées tout à l’heure ne font que répéter le modèle de la membrane qui sélectionne ceci (comme pertinent : le laisse entrer) ou ignore cela (comme impertinent : l’exclut). Cela suffira à suggérer que de tels «choix» peuvent être envisagés indépendamment de toute postulation de libre arbitre ou de tout individualisme méthodologique.

Créolisation et politique membranique
Concevoir la créolisation comme une intellectio basée sur des mécanismes de selectio dont le modèle serait la membrane suggère (au moins) quatre implications politiques, qu’on esquissera sommairement en guise de conclusion.
1. La question des frontières. On a vu que Glissant tenait à se distinguer d’un métissage conçu comme simple melting pot et d’une créolité qui « érige le multilinguisme ou le multiethnisme en dogme ou en modèle ». À un dilemme simpliste trop souvent réduit à une opposition entre pureté et métissage (Front National contre Rainbow politics), il s’agit d’abord de substituer une réflexion difficile sur les critères de sélection. Quelles qu’aient pu être leurs perversions dans leur mode d’existence politique à l’âge des Etats-nations, ce ne sont pas les frontières comme telles qui constituent un ennemi à abattre. Dans la constitution des corps composés, il serait aussi absurde de croire qu’on peut tout laisser passer et tout laisser faire que de vouloir instaurer ou préserver des étanchéités à toute épreuve. Les dogmes d’un «multi-» indistinct, qui ferait tout fondre ensemble, risquent de devenir aussi abrutissants et dangereux que ceux de la pureté xénophobe. Toute réflexion sérieuse sur la créolisation doit moins se fixer pour but d’abattre des frontières que de les redéfinir, avec pour enjeu principal de sélectionner des critères de sélection plus satisfaisants (et moins criminels) que ceux actuellement en place : laisser passer qui et quoi, quand et où ? au nom de quoi ?
2. La production d’imprévisible. À la créolité du «multi-» , Glissant oppose une créolisation se caractérisant par la production « non pas d’un simple métissage, mais d’une résultante imprévisible». Stanley Fish en donnerait un exemple emblématique avec son anecdote fondatrice : une vulgaire liste de noms propres de philologues, pour peu qu’on la présente comme un poème mystique du XVIIe siècle, peut suffire à produire des effets de lecture qui reconnaissent dans la liste tous les traits du poème. Pour produire de telles bifurcations créolisantes, les violences des migrations forcées côtoient les plus audacieux coups de dés ainsi que les stratégies de détournement les mieux méditées et les plus festives. Tous ces procédés de déplacements, douloureux ou ludiques, remplissent une fonction essentielle au renouvellement et à l’adaptation du corps social : ils sollicitent et libèrent la puissance de la variation sur laquelle repose la dynamique de l’invention([[Sur ce point, voir Maurizio Lazzarato, « Puissance de l’invention », Multitudes 20, printemps 2005, pp. 187-200.).
3. Le cadre de la prudence éthique. Edouard Glissant, dans le même entretien, ajoute : « la créolisation, qui constitue un processus impossible à arrêter, n’a pas de morale. » On saisit ce qu’il veut dire : en tant que procédure d’expérimentation, de génération de variations et d’émergence du nouveau, la créolisation doit être libre de remettre en question toutes les frontières et de reconfigurer toutes les catégories préexistantes. Mais on comprend aussi que, comme toute expérimentation, celle-ci doit s’accompagner de mesures de précaution. Si la créolisation n’a pas de morale, les lecteurs qui la pratiquent n’en sont pas pour autant délivrés de tout souci éthique, entendu dans le sens du Caute! spinozien et de la stratégie du conatus([[Voir sur ce point, Laurent Bove, La Stratégie du conatus. Affirmation et résistance chez Spinoza, Paris, Vrin, 1994.) : en dernière analyse, la persistance dans l’être exige une éthique prudentielle qui trace une frontière entre le persil et la ciguë, sélectionne le premier et rejette la seconde. De même que la créolecture institue non tant des confusions métisses que des nouveaux principes de sélection et de filtrage, de même le maniement de la créolisation requiert-il autant d’efforts de prévoyance que de disponibilité envers l’imprévisible. Toutes les (se)lectio ne se valent pas : il importe de distinguer entre celles qui ont vertu encapacitante et celles qui ont des effets mutilants.
4. Vers des politiques membraniques. À l’horizon ontologique de ce qui précède, il s’agirait de se concevoir le vivant, non pas comme un être entouré d’une membrane, limité par une frontière (semi-perméable) qui nous distingue et nous unit à notre environnement, mais comme un être dont l’essence singulière consiste en une membrane, en une grille de (se)lectio. Concevoir l’être à partir de l’activité de lecture conduit à reconnaître que je ne suis qu’un filtre : un filtre qui affirme la nécessité ou le désir de faire passer à travers lui tel ou tel élément du monde qui l’entoure (et dès lors le constitue) ; un filtre, aussi, qui résiste à tel ou tel flux que la pression de l’environnement semble devoir lui imposer. Sur cette ontologie peut se construire une politique, qui ne sera plus hantée par le fantasme de l’Action (la Révolution, le grand soir), mais qui se conjuguera au quotidien des petites (s)élections qui régissent ce que je laisse passer à travers moi : une côtelette issue de l’agro-industrie ou des rutabagas biologiques ; une série télévisée ou un film indépendant ; un préjugé sexiste ou un propos émancipateur ; la tendance à se diriger vers la taverne ou vers sa table de travail… Dans tous ces cas, il est moins question d’agir que de pousser (soi-même et le monde dont on participe) dans telle direction plutôt que dans telle autre. Tous ces choix de consommateur, d’électeur, de spectateur, de locuteur, de créateur, dans lesquels se diffracte mon activité de filtrage, toutes ces petites inflexions au fil desquelles prend forme « l’unité de ce mouvement en train de se faire » que Deleuze mettait au cœur de son Leibniz baroque, tout cela ne donne peut-être pas accès à « l’essence de la politique ». Mais toutes ces petites (s)élections quotidiennes trament le tissu des corps collectifs que nous constituons. On sait, (au moins) depuis les analyses micropolitiques de Michel Foucault, qu’elles méritent de faire l’objet d’une attention particulière. Mais on n’a finalement guère progressé dans la théorisation de ces politiques membraniques, dont les potentiels, les blocages et les enjeux restent encore largement à explorer.
Déplacer nos conceptions de la créolisation dans la direction de ces politiques membraniques ; y mettre mieux à jour les mécanismes de lectio, electio, selectio, intellectio et collectio sur lesquelles elles reposent ; inviter à résister aux facilités du métissage confusionnel pour réaffirmer les vertus d’un filtrage encapacitant : voilà où les pages qui précèdent ont tenté de pousser notre réflexion commune sur le « créole ».