La crise du politique[[Une première version de ce texte a été présentée au séminaire de réflexion sur ” la reconstruction de la gauche “, le 26 mai 2002, qui avait été organisé à l’initiative des Revues Chimères, Vacarme et Multitudes. est-elle celle d’une forme de la souveraineté nationale malmenée par la mondialisation en attendant de retrouver de nouvelles marques républicaines, ou bien une crise substantielle de cette souveraineté elle-même ? La crise du politique comporte des aspects institutionnels certains (en particulier l’émergence d’une l’Europe fédérale qui vide l’État Nation de sa substance) mais elle ne peut pas être analysée indépendamment des mouvements qui destituent aujourd’hui toute forme du politique qui s’en tiendrait à l’ordre constitué. Que dit le terme de ” mouvement ” sinon l’émergence toute simple du besoin matériel de nouveaux droits, et surtout de l’inscription dans ces derniers de mécanismes qui reconnaissent le rôle constituant des mouvements sociaux, culturels ? Bref un nouveau compte du nombre, plus subtil dans la constitution et la composition des forces que la règle majoritaire. Au-delà du souverain qui entend dire et ordonner comment le particulier doit être limité par la maxime de l’universel à l’unité, pour se représenter comme la volonté générale, la formation et l’invention de quelque but commun surgit dans des logiques singulières. Cette puissance différentielle, procèdant par adjonction et non par dialectique, déborde les deux rapports classiques de la représentation qui pensent le pouvoir, le travail et le désir : celui de la dialectique du maître avec l’esclave-serviteur[[ Voir notre relecture de Hegel et Kojève dans Multitudes n° 6., ou celui du Maître/Père avec le disciple-élève /enfant. Le terme de multitude, arraché au sens péjoratif et catastrophiste de la tradition, entend ménager un espace qui n’exclue pas d’emblée l’événement constituant[[Voir Le Pouvoir Constituant d’Antonio, Negri (PUF, 1998). .
La crise de la représentation de la souveraineté n’est pas celle des mécanismes institutionnels qu’un bon aggiormanento remettrait d’aplomb[[L’hypothèse du Comité pour la 6° République lancé par A. de Montebourg a le mérite de situer la crise au niveau constituant, même si l’on peut douter que la forme de la constitution française ait une importance similaire au problème beaucoup plus déterminant de l’Union Européenne. , ni même celle de des vieilles Républiques européennes face à la domination mono impériale américaine[[C’est l’hypothèse d’A. Joxe dans L’Empire du chaos ( La Découverte, 2002) que nous discuterons avec son auteur dans le numéro 11 de Multitudes consacré à l’état de guerre. . Elle touche l’idée même de représentation dans son contenu.
Essayons d’en dresser les composantes.

Les Nations Républiques deviennent divisibles

Il y a tout d’abord la crise de la souveraineté de l’État Nation en Europe sous le double impact de la mondialisation[[Voir la littérature ” souverainiste ” pour une prise de conscience aiguë du transfert déjà opéré. Pour une interprétation non réactionnaire : Empire de M. Hardt et A. Negri ( 2001) et du processus fédératif européen[[Rien n’est plus instructif et efficace dans la critique du souverainisme, bref à lire d’urgence, que l’ouvrage de Thierry Chopin , La République ” une et divisible “. Les fondements de la Fédération américaine, Commentaire/Plon (2002) . L’auteur y relit les débats qui opposèrent les Fédéralistes et les Confédéralistes lors de la Convention de Philadelphie de 1787. Il montre comment Hamilton, Madison et James Wilson durent récuser le concept de souveraineté indivisible pour construire un gouvernement fédéral .. Les Nations Républiques deviennent divisibles. Cela se traduit par un effritement du monopole étatique de la production de la norme qui émerge autrement que par la loi. Concrètement, la question des minorités ” nationales ” (à l’origine de luttes violentes en Europe Occidentale) se double désormais du devenir minoritaire au sein de l’Union Européenne des Nations qui avaient construit leur régime autour du fait et du droit majoritaire. Dans l’Union Européenne, le plus gros des États devient une grosse minorité. L’élargissement ne fait qu’accentuer cette tendance.
La ” crise du politique ” est en général renvoyée à une crise de la classe politique (corruption, manque d’élites) ou à celle des formes d’expression de la vie politique. La crise de la représentation est presque toujours imputée à une crise des formes de la démocratie élective (manque de consultation directe du peuple par référendum, biais introduit par les mécanismes de la représentation). Cet argument est nettement insuffisant dans le cas des démocraties libérales[[Voir pour une critique de ce simplisme de l’apologie de la démocratie directe Claus Offe Modernity and the Sate ( Polity Press, 1996), pp. 89-102. Dans le cas de ces dernières, les raffinements de la ” représentation ” de la volonté ” générale ” comme opinion publique montrent un peu plus chaque jour la versatilité, la superficialité, la vacuité[[Voir les variations virtuoses de Baudrillard sur le vide du politique dans son commentaire de l’effet du 26 avril 2002. , voir l’irrationalité du ” peuple ” constitué en nouvelle plèbe qui ne vote pas ( les ouvriers, les marginaux, les rebelles), ou en bourgeois bohèmes (bobo).
Ce vide tient-il, comme le croient Baudrillard et les post-modernes conséquents, au vide de la représentation elle-même, à son absence de sens, ou bien à une mise en forme incorrecte des attentes et de l’énonciation politique ?
Proposons une autre piste. Ce vide serait à la fois de position et substantiel. Il correspondrait à la césure entre le coucher de soleil du Peuple national, des Républiques historiques, et l’émergence d’autres formes non reconnues comme telles, la région, l’État Fédéral et le ” peuple européen ” pour parler l’ancien langage.

Quelque chose comme le peuple minoritaire

Reste à comprendre et surtout à déterminer (au sens de modifier) les rapports de cette Europe émergente avec l’Empire comme forme mondialisée de souveraineté, face à laquelle le sujet n’est plus le Peuple, mais les peuples en minorité, un trans-peuple. Il faut penser quelque chose comme le peuple minoritaire, parfait oxymore. C’est pourquoi on emploiera le terme de multitudes. Si le Peuple au sens de la puissance constituante paraît s’être retiré des vieilles Républiques, toute la question ne devient-elle pas de savoir où il se situe ? Est-il dans la Convention qui jettent les bases de la constitution de l’Union Européenne ? Cette convention dont personne ne parle, n’est pas constituante, mais elle peut se saisir de ce pouvoir si elle se met à parler au nom des Européens. Après tout, les premiers représentants des treize colonies américaines qui eurent l’audace d’écrire : ” Nous, le Peuple américain… ” savaient bien qu’ils anticipaient sur un monde à venir.
Certes ces colonies avaient en commun la destitution qu’elles avaient prononcée à l’encontre de Georges III d’Angleterre et un guerre d’indépendance. L’Union Européenne possède un seul ciment solide, le rejet des guerres mondiales et des différentes sortes de barbaries qu’elle a engendrées. Paraît s’esquisser aujourd’hui un rejet de l’american governance de la planète après le 11 septembre, qui réunit la coalition hétéroclite de militants ” no global “, d’intérêts économiques, de nostalgies souverainistes, de défense des pré carrés de la souveraineté illimitée, de fédéralistes convaincus ou plus communément, parmi nos gouvernants, de confédéralistes voulant fédérer l’Europe des Nations dans un néo-gaullisme. De la guerre commerciale, au conflit israélo-palestinien, à la guerre des génériques, du Sommet de Johannesburg à la guerre en pointillé contre l’Irak, aux politiques économiques dictées par le FMI, les occasions de heurts se multiplient.

Nos modernes ” restaurateurs ” du modèle républicain

Mais il y a autre chose dans le non-sens du politique aujourd’hui. Quelque chose de moins banal : comme la réponse à une destitution de sens prononcée par l’État à l’encontre a) des formes nouvelles de coopération qui ne sont plus représentées par le travail sous sa forme dominante (le salariat subordonné) ; b) des formes nouvelles d’invention d’espace et de règles de vie en commun qui coïncident de plus en plus mal avec la sphère étatique publique.
L’État Providence, édifié dans les années Trente puis sur les bases du compromis social d’après la seconde guerre mondiale, est-il en crise parce qu’il a dérivé vers un clientélisme abusif auquel il conviendrait de mettre un terme par l’activation de la dépense sociale (le workfare, l’edufare) comme le soutient le blairisme[[Voir de ce côté de la Manche, le refus de la société des ” assistés ” (L. Jospin face aux mouvement des chômeurs en 1998), réaffirmé par J.C. Cambadelis expliquant à une délégation en avril 2002 qu’on ne pouvait pas augmenter indéfiniment les minima sociaux et que nous n’étions plus en 1793. ? Ou bien parce que les valeurs de Mai 68 (le culte du désir anarchique de Marcuse, la dévalorisation du travail, l’individualisme, la destitution de l’autorité et de la famille) greffées sur l’ ” anarchie ” du marché transformeraient en réalité les ” cités sauvages ” ?

Que République et travail aient partie liée, et par voie de conséquence, la représentation du politique également, c’est ce nous dit le nouveau Ministre de l’Éducation nationale, Luc Ferry[[Luc Ferry Le Monde du 24 mai 2002 :
” Notre société envoie en permanence des messages négatifs sur la notion même de travail. Tout le débat sur la réduction du temps de travail a pu laisser penser que le travail, c’était l’ennemi. Or dans l’histoire des idées, il a occupé une place cruciale dans la naissance du monde démocratique. Dès le XVIII° siècle, un grand débat a lieu sur les trois types d’éducation possibles : certains défendent déjà l’idée d’une éducation par le jeu où par exemple on pourrait remplacer les maths par les échecs.. D’autres au contraire plaident pour une éducation par le dressage. Liberté anarchique d’un côté, absolutisme de l’autre. L’idée républicaine propose de réconcilier la liberté et la contrainte par la notion de travail. C’est toute la philosophie des méthodes actives. Lorsque l’enfant travaille, il se heurte à des obstacles. Et c’est en les dépassant qu’il se forme, qu’il se civilise. Comme un citoyen qui vote une loi, il est actif dans l’élection, mais il subit la loi une fois qu’elle est adoptée. Je suis convaincu qu’une pédagogie du travail, au niveau scolaire comme professionnel, doit être revalorisée. Pas seulement d’un point de vue moral, mais aussi parce que le travail est le véritable trait d’union entre le monde de l’enfance et celui des adultes. “
Ainsi le ” travail ” républicain est présenté comme le seul compromis entre la sauvagerie des instincts, la toute puissance illusoire enfantine et le dressage absolutiste renvoyé à l’Ancien Régime. Entre animaux sauvages et dressage animal, “la civilisation” serait la conquête ” contractuelle ” de la loi. Loi des devoirs, loi obligeante que l’on subit ” passivement “. La constitution est la clé de passage entre le monde infantile et le monde adulte ; elle s’apprend par l’obéissance et non par le jeu dont l’ivresse créatrice dionysiaque, constituante menace l’ordre. Ce n’est pas l’accès à la propriété sociale pour chaque citoyen qui réalise le compromis entre les possédants et les ” sans ” propriétés[[Selon l’analyse du compromis républicain que propose R. Castel dans son livre avec C. Haroche, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi, Fayard, 2001, p. 105-110, c’est le travail tout court.
Deuxième remarque : stigmatiser cette pensée contractualiste comme de droite et libérale (mais d’un libéralisme travailliste), en espérant que l’analyse de R. Castel représente véritablement les positions de la gauche, s’est se débarrasser à bon compte d’une réalité plus forte qu’est en train de vivre la gauche avec la sécession chevènementiste : la droite exprime ce qu’une bonne partie de la gauche pense spontanément.
Quel est ce socle républicain qui résiste aux ravalements de l’alternance ? Celui-ci : La République est fondée sur le travail[[Pour une analyse plus détaillée de son inscription constitutionnelle et sur l’exemple italien, voir la première partie non traduite à ce jour de La Forma Stato Per la critica dell’economia politica della Costituzione d’Antonio Negri, Feltrinelli , 1977, pp. 27-110. . Elle a pour principe la llberté, l’égalité, la fraternité, mais pour base le travail salarié bien sûr : un travail libre comme ordre constitutionnel et droit qui s’est séparé formellement de l’esclavage, mais contraignant une fois établies ces prémisses. Le socialisme se situera dans le strict prolongement républicain en posant l’obligation de travailler pour manger, puis la lutte contre l’oisiveté.
Devinette suivante : de qui est cet autre discours ?
” À cette heure, quoi qu’on fasse ou qu’on regrette, l’existence matérielle des sociétés tend à se concentrer toute entière dans une sphère d’activité pacifique et laborieuse. Le reste n’est que désordre et non sens. C’est pour cela que, de nos jours, l’organisation de l’atelier social est le grand objet des hommes d’État, la thèse favorite de réformateurs.(…) L’homme ne crée pas dans l’ordre économique plus qu’ailleurs les lois fatales qui le régissent : il met sa gloire à les découvrir, sa sagesse à les suivre. Condamné à produire, il ne soufre plus qu’ on exploite au profit de quelques-uns le travail du grand nombre ; le problème industriel se pose ainsi : amener progressivement les masses aux satisfactions de la vie sociale et, dès lors réduire incessamment les frais de production pour mettre à la portée de leurs justes exigences un bien être de moins en moins coûteux à acquérir. C’est ce à quoi tendent les capitaux agglomérés, la grande production, la substitution de la manufacture à l’industrie parcellaire, la machine à la main-d’œuvre. Qu’importe que ces moyens soient ou non les meilleurs, s’ils sont les seuls qu’admette la nature ? On ne discute pas avec une loi naturelle, on ne s’emporte pas contre le cours nécessaire des choses …”[[ Cité in Berstein et O. Rudelle (direction de ) Le modèle Républicain, PUF p. 95)
De Jules Ferry en 1862 (proposé à la Revue des deux Mondes et non publié). Placez ” mondialisation néo-libérale ” dans ce texte au bon endroit et vous le vendrez facilement comme discours à l’un de nos hommes d’État actuel.
Idéologiquement la République du travail, de l’effort, de la contrainte collective nous revient avec force. Elle prend même une allure de plus en plus ouvertement réactive, voire réactionnaire (la revalorisation du travail, on ne dit plus manuel, mais on y pense fortement). Mais cruellement, à la différence de Jules Ferry en prise au moins avec le saint-simonisme du Second Empire, nos modernes Ferry et ” restaurateurs ” du modèle républicain sont infiniment loin des réalités productives. Comme par exemple, que les jeux vidéo sont l’une des toutes premières ” industries ” du monde[[Voir N. Dyer-Witheford dans ce même numéro.
, que la pédagogie de l’obstacle, du faire mal, de l'” apprendre à encaisser ” sans visée libératrice et constituante revient à une forme de conditionnement des ” classes dangereuses “.
La culture d’atelier ” républicaine ” de la classe politique exclut de la société quelque chose de tout à fait crucial : ce qui n’est ni l’usine, ni le travail, ni l’industrie. Il faut défendre la société contre l’atelier et cette fois-ci pour des raisons qui ne sont pas seulement morales, ni parce qu’il y a un cours inéluctable du progrès technique, mais tout simplement parce que les véritables richesses, la véritable capacité de développer les espaces de création et de vie ne peuvent pas être construits autour de l’usine du capitalisme industriel. Le capitalisme qui émerge aujourd’hui ne peut plus fonctionner ainsi. Même le marché doit enregistrer des transformations de la puissance productive des hommes en société, de la coopération entre les cerveaux.
En excluant par définition tout ce qui n’est pas le travail laborieux des ” masses “, et leurs ” besoins à satisfaire “, les projets transformateurs de la gauche se retrouvent incapables de changer de République (constitution) mais aussi et surtout de rompre avec l’ensemble des catégories de la politique qui font corps avec l’économie politique du capitalisme industriel.

L’exercice continu, permanent du pouvoir constituant

Si la sphère de la société qui n’est ni la production de biens matériels par l’industrie, ni le salariat standard n’est que désordre ou non-sens, la politique de la gauche républicaine (consciemment ou inconsciemment) ne parvient plus à représenter en son sein (c’est à dire comme parti de masse, syndicats de masse), le mouvement de la société comme mouvement à la fois de la vie active, de la vie en commun, de la production de connaissance au moyen de connaissance[[Voir le livre de Maurizio Lazzarato Puissances de l’invention, Les Empêcheurs de penser en rond, 2002 sur une critique de la division sociale du travail durkheimienne et industrielle appuyée sur une analyse de la Psychologie économique de Gabriel Tarde. . Elle devient étatique, et aspire les associations dans l’appareil d’État bien nommé.
Elle n’a plus de contenu comme changement de la politique ou de la vie et se rabat sur l’adaptation à la Jules Ferry des lois du marché corrigées à la marge tous les cinq ans par le suffrage universel.
Mais il y a pire : excluant toute compréhension du basculement du monde et du type de capitalisme dans lequel nous sommes entrés depuis 1975-95, elle ne peut pas traiter la vraie nature politique de l’exclusion qui n’est pas la ” pauvreté ” mais la non reconnaissance des droits nouveaux (contenu, programme mobilisateur), mais surtout des procédures, protocoles qui confèrent au mouvement de la société l’exercice continu, permanent du pouvoir constituant.