En réponse à des publications récentes de Céline Lafontaine, François Cusset démonte les leurres du lien, aujourd’hui fréquemment invoqué, entre le programme idéologico-scientifique de la cybernétique américaine et la French Theory des Foucault, Derrida, Lyotard ou Deleuze. Ceux qui s’autorisent de quelques échos de surface pour affirmer une complicité historique entre ces deux mouvements « anti-humanistes » passent à côté de la nature fondamentalement critique de la mal-nommée « pensée 68 » à l’égard du capitalisme. Et c’est plutôt leur propre humanisme technophobe qui fait aujourd’hui le lit d’un renouveau français du libéralisme bien pensant.
Responding to recent publications by Céline Lafontaine, François Cusset unties the illusions of the supposed knot between the US ideology of cybernetics and the “French Theory” represented by thinkers like Foucault, Derrida, Lyotard or Deleuze. Those who denounce a historical complicity between these two “anti-Humanist” movements in the name of a few superficial analogies miss the profoundly critical nature of French Theory towards capitalism. It is rather on the side of those technophobic Humanists so eager to denounce the Pensée 68 that one finds today the most active accomplices of the liberalisation of French society.
La querelle de l’antihumanisme a trouvé depuis peu un prolongement inattendu : en rabattant le projet philosophique et politique des pensées françaises de la différence des années 1960 et 1970 – peut-être parce qu’elles ont le malheur de faire l’objet aujourd’hui d’une réévaluation qui vaut presque réhabilitation – sur le programme scientifique et idéologique de la cybernétique américaine des années 1940 et 1950, en renvoyant autrement dit la « pensée 68 » à l’essor de l’informatique et des nouveaux paradigmes gestionnaires, certains essayistes cherchent à réenchanter leur humanisme technophobe et à achever de discréditer les dangereux irresponsables qui tenaient il y a trente ans le haut du pavé dans le champ intellectuel français. C’est le cas de la sociologue québécoise Céline Lafontaine qui, non contente de placer un tel rapprochement au cœur de la généalogie qu’elle vient de proposer de « l’empire cybernétique([[Céline Lafontaine, L’Empire cybernétique. Des machines à penser à la pensée machine, Paris, Seuil, 2004.) », enfonçait le clou dans la livraison de janvier 2005 de la revue Esprit (laquelle semble renouer ainsi avec l’époque lointaine où elle était le fer de lance de la résistance universaliste française contre la technocratie américaine) : par-delà son cas personnel, l’article qu’elle y a signé sous le titre « Les racines américaines de la French Theory([[Céline Lafontaine, « Les racines américaines de la French Theory », Esprit, janvier 2005.) » est un parfait symptôme aussi bien du confusionnisme actuel que des biais idéologiques du débat intellectuel contemporain, dans la mesure où ce texte relève d’un contre-sens majeur en matière d’histoire intellectuelle et politique de la seconde moitié du XXe siècle. L’hypothèse que déploie l’article est celle d’une genèse scientifique américaine du post-structuralisme français : il y aurait une filiation intellectuelle et politique forte, diversement appelée ici « transposition d’un modèle » ou « étroite parenté d’esprit », entre la pensée dite cybernétique en amont – les théories du « pilotage » (kuberneitos, en grec) des sociétés néo-libérales grâce à la gestion de l’entropie et aux nouvelles technologies, élaborées initialement par des scientifiques américains des années 1940 – et en aval la French Theory, une rubrique d’invention nord-américaine composée surtout des œuvres de Michel Foucault, Jacques Derrida, Gilles Deleuze et Jean-François Lyotard. On ne s’étendra pas sur l’unité très problématique de ces deux masses diffuses, sinon pour regretter que n’aient pas été distinguées les deux phases distinctes que furent la première puis la seconde cybernétique (celle-ci tirant les hypothèses mathématiques de celle-là sur l’entropie et l’équilibrage informationnel du côté de l’anthropologie et des sciences sociales, dont les discours passent en deux décennies du paradigme du système à celui du réseau), et bien sûr pour douter qu’on pût ranger Derrida, Foucault et Baudrillard sous la même rubrique, sinon motivé par une franche hostilité à leur égard.
Rappelant l’intérêt de Claude Lévi-Strauss et Jacques Derrida, dans les années 1960, puis du Deleuze et du Foucault des années 1970, pour l’arsenal conceptuel de la cybernétique américaine, Céline Lafontaine tire de références éparses, et d’une attirance partielle et temporaire, des conclusions hautement discutables. Car renvoyer dos à dos l’ensemble des théories cybernétiques américaines et le structuralisme ou le post-structuralisme français (moyennant, au passage, une indistinction périlleuse de ces deux phases), et faire même de celui-ci une simple déclinaison stylisée de celui-là, représente une grossière erreur, tant au plan des systèmes de pensée en question qu’en simples termes d’histoire culturelle, une erreur qui semble procéder d’une triple simplification : une illusion causale consistant à inférer d’une convergence fragmentaire un transfert intellectuel d’ensemble ; une myopie idéologique liée au refus d’admettre qu’on puisse se référer aux mêmes concepts dans un cadre – et un but – politique opposé ; et une courte-vue historique interdisant de tenir compte de l’alliance objective depuis vingt à trente ans, en France comme aux États-Unis, de l’anti-humanisme cybernétique et de l’humanisme démocratique dominant.
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Se fondant sur quelques emprunts de Lévi-Strauss lors de son long séjour américain, et sur quelques citations de Derrida, Céline Lafontaine affirme donc d’emblée que « le programme structuraliste va se déployer sous l’impulsion immédiate du paradigme [cybernétique ». Ce type de généralisation efface d’abord les différences cruciales subsistant entre les œuvres elles-mêmes mais aussi entre celles-ci et les écrits de leurs épigones – des différences d’autant plus délicates dans le cas de propositions théoriques tablant (comme celles de Lyotard ou Derrida) sur la polysémie de tout concept et le débordement de tout signifiant. Surtout, l’auteure a l’imprudence d’appliquer ici un schématisme causal en un domaine, les échanges intellectuels transatlantiques, où les emprunts furent toujours partiels, les décontextualisations déterminantes, et l’existence de convergences thématiques sur les deux rives de l’océan imputable aux nouveaux discours transnationaux – ceux de la contestation étudiante ou même ceux du nouveau management mondialisé – beaucoup plus qu’à une simple influence directe d’une « culture » nationale sur l’autre. Le schématisme touche aussi aux syntaxes philosophiques des penseurs en question, réduites ici à quelques formules contestables, comme de résumer la théorie foucaldienne du pouvoir à « un système de relations (…) à caractère discursif » et son histoire de la sexualité à une « construction discursive du corps ».
Plus largement, c’est l’opposition presque symétrique entre les démarches théoriques respectives des cybernéticiens américains et des penseurs français en question qui fait les frais d’un rapprochement aussi hâtif. Au holisme cybernétique, évoquant davantage Auguste Comte ou même Hegel que Foucault et Deleuze, s’opposent les agencements locaux, les dispositifs partiels qu’analysèrent ceux-ci. Au nouveau paradigme systémique qui inspira les laboratoires de guerre américains aussi bien que les analyses dissidentes du « collège invisible » de Palo Alto (deux types de discours là encore rabattus l’un sur l’autre), et qui procède aussi du fantasme démiurgique d’une suppression de l’incertitude, puis chez les gestionnaires au pouvoir d’une redéfinition du capitalisme comme allocation optimale de l’information (et non plus des richesses), s’oppose la véritable obsession philosophique de « l’événement » commune à cette génération théorique française, fût-il une éthique chez Deleuze, ou une critique de l’histoire continuiste des vainqueurs chez Foucault. Et aux tableaux exhaustifs et ordonnés dressés par les experts américains du « pilotage » informationnel, s’opposent tous les motifs français de l’intotalisable, des « lignes de fuite » chez Deleuze et Guattari au jeu de la différance chez Derrida. Surtout, l’objet même d’un travail théorique devient, chez Céline Lafontaine, un objet auquel doit nécessairement adhérer son auteur – comme si les sociologues de la déviance étaient tous d’anciens délinquants, et les historiens du nazisme d’incurables révisionnistes. Car là où le scientifique Claude Shannon et le sociologue Karl Deutsch exhumaient la tradition antique du « pilotage » comme ce que peuvent renouveler et améliorer les avancées technologiques de leur temps, pour « piloter » la société post-industrielle mieux que ne l’avait permis jusqu’alors la confiance humaniste dans le sujet individuel et ses choix rationnels, le même « pilotage » est chez Foucault une figure du savoir politique, qu’il analyse des Grecs jusqu’à la biopolitique moderne (en notant la séparation décisive qu’effectue la Renaissance humaniste entre gouvernement de soi et gouvernement des peuples) ; et la généalogie que propose Jean-François Lyotard de la postmodernité comme nouvelle « incrédulité à l’égard des grands récits » ne signale pas chez lui un culte personnel du postmodernisme – comme l’ont souvent cru maints jeunes lecteurs américains. Même contre-sens sur le concept de différence, dont se méfie ici Céline Lafontaine à la façon dont les universalistes les plus zélés craignent le degré zéro du communautarisme. Car la tentative dûment politique d’échafauder une théorie non-dialectique de la différence, chez un Deleuze ou un Derrida, ne les rend pas complices pour autant du nouveau marketing multiculturel et micro-différenciel mis en place au tournant des années 1990 – sauf à poser, comme le faisaient en 1986 avec une mauvaise foi confondante Luc Ferry et Alain Renaut (dans La Pensée 68), que toute critique du sujet mène à l’individualisme égoïste et relativiste, et que Foucault et Deleuze seraient donc responsables de la nouvelle anomie des années 1980([[Luc Ferry et Alain Renaut, La Pensée 68. Essai sur l’antihumanisme contemporain, Paris, Gallimard / Folio essais, 1988, pp. 121-123.).
En tirant d’une convergence de thèmes, ou même de Stimmung intellectuelle, la conclusion génétique avancée ici (les sources de la French Theory sont dans la cybernétique américaine), les tenants de cette alliance improbable entre cybernétique et French Theory sont victimes d’un autre trompe-l’œil regrettable : confondre le nouveau scientisme cybernétique (science de la régulation sociale et de l’optimisation informationnelle) et la plus normalienne libido sciendi du premier structuralisme, fascination poétique autant qu’épistémique pour « l’écriture blanche » constative et les mystères du théorème, qui n’en cèdera pas moins vite la place à une double critique de l’objectivisme et de la raison technique, et à une seconde phase post-structuraliste plus éloignée encore des certitudes du savoir objectif. Bref, les physiciens Alan Sokal et Jean Bricmont n’auraient peut-être pas attaqué avec une telle virulence les auteurs français en question si une foi authentique dans la science constituait le fond de leur entreprise philosophique. Le projet qu’inaugure en 1967 De la grammatologie de Derrida, dont cet article cite les supposées professions de foi cybernétiques, est exposé dès la page 21 : procéder à la « dé-construction [de la signification de vérité([[Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p. 21.) ». Du biologiste von Neumann à l’ingénieur et mathématicien Claude Shannon, les scientifiques apprécieront.
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La seconde erreur de lecture est idéologique : opposer terme à terme l’antihumanisme sur-technicisé de la cybernétique et l’humanisme plus respectable de nos traditions politiques occidentales relève d’une lecture trop littérale de ces ensembles flous de l’histoire des idées, sinon d’une défense et illustration bien naïve d’un humanisme pré-technologique (nostalgie ou vœu pieux d’un contrôle de l’homme sur les machines), et d’une approche dès lors insuffisamment structurale. Car c’est à l’échelle structurale, celle des rapports de force et des ensembles discursifs, que le fantasme cybernétique d’une régulation conjointe des hommes et des machines et l’idéal progressiste et moral de l’humanisme ne pouvaient que se trouver finalement associés – comme ils le furent effectivement très vite. De même qu’en face, les tactiques poétiques ou existentielles (par l’art alternatif ou le mysticisme) de fuite du nouveau capitalisme informationnel, aux Etats-Unis, et les thématiques foucaldo-deleuziennes de « l’errance » et de la « désubjectivation », en France, se répondent structuralement. Le fond de l’affaire renvoie à un choix initial pour l’ordre ou pour sa transgression, pour l’idéologie du « progrès technique et social » ou contre les discours d’autorité qui le promeuvent. Si au cours des années 1970, Foucault et Deleuze étaient plus lus à Vincennes qu’à la Sorbonne, ce n’est pas d’abord, comme le suggère Céline Lafontaine dans son article, parce que la nouvelle université en préfabriqué de l’est parisien se passionnait pour la linguistique générative et les nouveaux équipements informatiques importés des États-Unis (ce qui fut aussi le cas), mais plus simplement l’effet d’une ambiance politique un peu oubliée – militantisme quotidien, pensées micropolitiques, critique du capitalisme « total ».
Car le capitalisme cybernétique qui apparaissait alors, celui qui associe aujourd’hui plasticité des synapses cérébraux et flexibilité de la force de travail humaine – un lien utilement dénoncé par Catherine Malabou dans son livre récent([[Catherine Malabou, Que faire de notre cerveau ?, Paris, Bayard, 2004.) – avec sa nouvelle gestion de l’information et des désirs consommateurs, est précisément ce dont les œuvres de Deleuze et Lyotard mais aussi de Foucault, et dans une moindre mesure celle de Derrida, tentent de témoigner et qu’elles parviennent à prendre dans les rets d’un nouveau langage théorique – et non pas ce qu’elles défendent, évidemment. Le capitalisme, chez Deleuze et Guattari, est décrit comme « machine abstraite » ou « machine de guerre mondiale », et non comme la machine à perfectionner informatiquement des laborantins américains de Bell ou du MIT. Et si Foucault décortique les nouvelles techniques de gouvernement apparues à la faveur du basculement historique de la modernité (de la loi à la norme, et de l’anatomo-politique, ou pouvoir souverain sur la vie, au bio-politique, ou régulation des vies), il le fait en archéologue des systèmes de pensée ; il fallait le programme idéologique autrement biaisé d’un de ses épigones les plus contestables, le « philosophe assurantiel » François Ewald, pour en venir à promouvoir ces mêmes techniques. En un mot, la ressemblance locale, ou les effets d’emprunt et de lexique commun, entre deux courants aussi diffus que la cybernétique américaine et le (post ?)-structuralisme français ne sauraient être analysés tels quels, mais seulement sur le fond des programmes politiques et des postures idéologiques explicites défendus respectivement par les deux courants : optimisation de la communication électorale et de l’ordre informationnel en société démocratique de marché du côté de la cybernétique (dans l’orbite de laquelle on peut dès lors ranger les parcours significatifs du sociologue Paul Lazarsfeld ou du psychologue Kurt Lewin), et critique de l’universalisme républicain et de l’expansionnisme capitaliste du côté de la French Theory, ce dont les différents représentants ne tirent bien sûr pas les mêmes conclusions (de la « révolution micropolitique » chez Deleuze à la « promesse démocratique » derridienne).
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Enfin, il manque à ce type de rapprochement la longue durée historique pour pouvoir comprendre, au-delà des scènes fondatrices des années 1940 (les réflexions des laboratoires de guerre américains sur information, secret et entropie), ce qui relie le paradigme cybernétique au nouveau système de pouvoir occidental, contre la vision discontinuiste avancée trop souvent – un lien qu’atteste l’alliance scellée en France depuis deux décennies, et outre-Atlantique vingt ans plus tôt, entre élites culturelles et nouvelle expertise socio-politique, autrement dit entre l’humanisme dominant et le régulationnisme plus froid des cybernéticiens. En effet, le paradigme cybernétique correspond à une phase nouvelle du libéralisme, au dépassement de son fond naturaliste et métaphysique vers les horizons du post-humain et de la mobilité sociale intégrale, au remplacement des grands signifiants politiques par l’idée d’une régulation sinon d’une programmation des comportements collectifs, à l’amélioration des sciences sociales (encore freinées par leur sens de l’Histoire ou leurs tentations critiques) grâce au modèle des sciences naturelles : la cybernétique n’est pas l’anti-libéralisme mais le dépassement du vieux libéralisme des physiocrates en néo-libéralisme technocrate, autrement dit son adaptation aux temps nouveaux (selon cette théorie stochastique de l’adaptation qui fut le fond de commerce de l’école cybernétique) ; elle représente en fin de compte le complément idéologique et le successeur historique du libéralisme traditionnel des utilitaristes, et non pas son adversaire([[Cf. « L’hypothèse cybernétique », in Tiqqun 2, « Zone d’opacité offensive », pp. 40-83.).
Si elle place l’information au cœur de son système de pensée, c’est que le capitalisme occidental est alors en train de passer du seul échange marchand à l’impératif du flux d’informations, de l’économie de la production à celle de la finance, c’est-à-dire aussi du système au réseau, et du pouvoir souverain (hiérarchique en entreprise et régalien pour l’État) au plus subtil contrôle cybernétique. Et si la cybernétique s’intéresse au thème du dépassement de l’humain, ou de son perfectionnement exogène par les dispositifs techniques, c’est moins par goût de la science-fiction qu’au titre des circonstances historiques qui présidèrent à son émergence – la décennie des totalitarismes et de la guerre terminale, la décennie où, plus que jamais, l’Homme a failli. C’est en quoi les deux critiques du sujet proposées respectivement par les cybernéticiens et les philosophes « de la différence » sont diamétralement opposées : pour ceux-là, il s’agit de déplacer la maîtrise rationnelle de l’entropie depuis la volonté individuelle où l’avait logée le libéralisme kantien vers une instance panoptique et acentrée (qu’on l’appelle réseau ou néguentropie), de ne plus tenir compte de ce mythe de l’intériorité qui aurait trop longtemps ralenti les sociétés développées, tandis que selon ceux-ci, l’idéologie historique de la « conscience individuelle » et les sciences de la Psyché qu’elle a fait naître nous empêchent d’accéder aux flux collectifs qui nous composent, aux sujets multiples que nous abritons, aux identités nomades ou toujours-déjà décalées dont nous sommes faits. Écarter le sujet pour être encore « plus efficace » d’un côté, promouvoir de l’autre la désubjectivation comme savoir de l’égarement et participation multiple au monde – et non pas l’alliance des informaticiens et des poètes pour mettre à bas ce pauvre sujet-citoyen « démocratique ». Pour ces raisons, et derrière la technophobie de façade ou le kantisme puriste de certains hérauts de l’humanisme français, l’exportation en Europe du paradigme cybernétique américain et le renouveau de la pensée libérale francaise dans les années 1980 sont des phénomènes indissociables.
Ils sont liés en France à une vaste nébuleuse où l’on trouve aussi bien les théories du chaos en physique que la nouvelle pensée gestionnaire, le management postmoderne que les théories de la « société du risque », le fatalisme des gauches de gouvernement que le recyclage des mythes autogestionnaires en nouvelle idéologie de l’auto-régulation. Une nébuleuse au sein de laquelle les concepts de la cybernétique américaine trouvèrent en France des relais zélés, de la systémique d’un Joël de Rosnay à la « complexité » d’Edgar Morin, des experts d’État Simon Nora et Alain Minc (avec leur rapport de 1978 sur « l’informatisation de la société ») aux conseillers ès-collecticiel Philippe Quéau ou Pierre Lévy, et des « notes » expertes et dûment prescriptives de l’ex-fondation Saint-Simon ou de la CFDT aux réseaux de l’École Polytechnique ou des Mines, où est entretenue la flamme d’un techno-rationalisme français issu des cadres d’Uriage aussi bien que des mystiques rationnelles de Teilhard de Chardin ou Saint-Yves d’Alveydre([[L’une des meilleures analyses de cette nébuleuse est aussi l’une des toute premières : le dossier « La production de l’idéologie dominante » coordonné par Pierre Bourdieu et Luc Boltanski, in Actes de la Recherche en Sciences Sociales, nos. 2/3, juin 1976.). Une nébuleuse, ou une convergence, à laquelle on imagine difficilement en tout cas que puissent s’adjoindre militants foucaldiens, exégètes de Deleuze, analystes critiques du postmoderne lyotardien ou même des derridiens aussi atypiques, et dûment repolitisés, que Bernard Stiegler en France ou Gayatri Chakravorty Spivak aux Etats-Unis. Contre un simple relevé de termes similaires et de fragments théoriques cités ici et là, il y va d’une complicité historique capitale entre l’humanisme démocratique et le néo-rationalisme cybernétique, et d’une distance politique infranchissable séparant celui-ci des paradigmes micro-politique et déconstructionniste de la French Theory. Ce que révèle, au terme de l’article de Céline Lafontaine, l’aveu involontaire de son auteure : louant « l’exception française » avec des accents que n’aurait pas reniés Daniel Toscan du Plantier, elle se félicite que la France ait barré la route tant à la cybernétique américaine qu’au pernicieux foucaldo-deleuzisme français, double résistance qui achève selon elle de démontrer l’existence d’un lien serré entre les deux discours. Autre exemple de schématisme regrettable sur ces questions complexes. Car la double résistance française, pour ne prendre que ces deux exemples sans rapport, à la généralisation de l’enseignement d’une langue étrangère à l’école primaire d’une part et au démantèlement bruxellois des systèmes de protection sociale nationaux d’autre part ne signifie pas qu’en apprenant l’anglais à l’âge de cinq ans, on contribue à privatiser la sécurité sociale. Le type de syllogisme que n’auraient goûté ni un scientiste cybernéticien ni un nietzschéen français – tous deux soucieux d’une logique sans postulats et d’une argumentation rigoureuse, si l’on tenait à tout prix à leur trouver un point commun.