Quand, il y a plus d’un an et demi, nous avons programmé un numéro essentiellement consacré à la « Philosophie politique des multitudes », nous ne pouvions prévoir que l’on parlerait tant aujourd’hui de politique, de République, de peuple, de classes populaires ou de constitution. Entre les catégories théoriques maniées dans ce dossier et la politique pratique qui nous a investis ce printemps, le lien ne semble pas immédiat. Il est pourtant nécessaire.
Pour aller vite : le séisme institutionnel ne se borne pas à la « résistible ascension d’Arturo Pen ». Une autre transformation majeure se profile, bien plus importante, affectant à la fois la constitution matérielle de l’Europe en train de se faire et des États Nations en train de se défaire, le mode de souveraineté impérial et le type de présence des populations dans ces dispositifs, de ces populations que nous nommons « multitudes » comme pour éviter par ce mot nouveau le retour aux vieilles analyses. Il s’agit d’un processus actif à ses deux pôles, par le haut et par le bas, avec les institutions (et plus particulièrement les partis de la gauche) entre les deux.
Cette transformation est étroitement corrélée à l’émergence d’un nouveau capitalisme. Républiques fondées sur le travail fordiste, État Providence reposant sur le salariat continu et garanti, tout cela a vécu. Avec l’émergence des mouvements « minoritaires », les formes d’autorité européenne, blanche, l’hégémonie masculine et adulte de la famille « moderne » vacillent. Le vivant s’avère un enjeu central de la politique et de la gouvernementalité (gouvernance) tandis que le projet d’assujettissement des milieux vivants complexes par la production industrielle est devenu un problème et plus une certitude. La division des tâches et des rôles déborde la division du travail. Le « personnel » est devenu politique, bousculant le contenu et la façon de « faire de la politique ». Les catégories du travail, des classes sociales comme classe politique, d’exploitation, de domination et de pouvoir n’évoluent plus comme des poissons dans l’eau : hors du deuxième capitalisme de la révolution industrielle, elles ont beaucoup de mal à servir à l’action.
On ne peut plus interpréter la crise du politique et de la gauche social-démocrate sans comprendre qu’une politique de transformation sociale de gauche se trouve prise entre ces trois processus constitutifs, au moment même où elle a perdu ses deux repères : la Troisième République et l’expérience du socialisme réel. Voilà pourquoi, malgré les incantations, la « République », les « partis de masse », les « institutions démocratiques », bref des valeurs constituées ne sont pas l’essentiel de ce que nous avons à défendre et à affirmer ici et maintenant. Ce qu’il convient de protéger, d’instituer comme valeur, c’est le pouvoir constituant des mouvements. Ce à quoi nous devons réfléchir, sans modèle disponible, c’est au rapport des multitudes et des institutions, aux conditions d’un changement dans ce rapport.
Séisme, vous avez dit séisme ?
On a qualifié de séisme l’éviction par l’extrême-droite du candidat socialiste aux élections présidentielles françaises. Presque un cinquième de l’électorat a brisé un tabou quasi constitutionnel depuis la Libération : dorénavant, Le Pen est presque un choix comme un autre. Même si le vote plébiscitaire pour la République du 5 mai, a bien rappelé les véritables échelles, la capacité de nuire du Front National au plan institutionnel est devenue considérable.
Les spécialistes des tremblements de terre, savent que la tectonique des plaques ne tombe jamais du ciel et qu’une série de signes précède la cassure. Un peu de mémoire. Cette revue, dès ses numéros 1 et 2, a largement fait place à l’Haidérisation de l’Autriche. Il y a longtemps déjà que la Ligue lombarde a défrayé les chroniques italiennes avec un slogan choc : « un vote de plus pour Bossi, c’est un Albanais de moins à Milan ». Depuis la droite italienne a apprivoisé l’extrême droite : elle règne en Italie. Des craquements ont lieu aussi au Danemark, en Hollande et, bientôt, au Royaume-Uni. Il n’y a pas d’exception française, mais un puissant tiraillement, qui traduit l’émergence de la plaque de l’Union Européenne tandis que les États Nations plongent sous elle.
Émergence du pouvoir fédéral européen comme seule façon de gouverner d’en haut les populations et, à l’autre pôle, intronisation de Régions dotées de pouvoir de police et de sécurité : tout cela frappe particulièrement les vieilles Nations, à la fois Peuple et État. Longtemps hostile à l’Europe du « grand capital », le PCF a porté sur les fonds baptismaux un souverainisme qui a ensuite frappé à droite. Tous les dirigeants « gaullistes » y ont un jour succombé : Chirac d’abord avec le célèbre appel de Cochin, Seguin ensuite, puis Pasqua. Puis est venu le tour du Parti socialiste et de ses périlleux exercices tactiques, payés par une scission chevènementiste dont les ravages ne sont pas terminés. Mais le seul parti ouvertement anti-européen, prônant sortie de l’euro et restauration de la souveraineté, c’est l’extrême droite : le référendum du 5 mai s’est joué bien plus sur cette question que sur le fascisme potentiel. C’est un véritable discriminant entre droite et droite extrême, car sur les questions d’immigration, idéologiquement au moins, on a beaucoup de mal à trouver la différence entre la copie et l’original.
Du même coup, la droite se retrouve un peu dans la situation qui avait autrefois été celle de la gauche : elle ne peut pas accéder au pouvoir durablement sans son aile extrême, mais elle ne peut pas non plus conclure une telle alliance, même si l’envie la taraude localement, car elle serait désertée par son centre. La question européenne n’est plus re-négociable. Et l’opposition de l’extrême gauche à l’Union Européenne, si radicale soit elle, pousse bien moins à la rupture qu’à une démocratisation des institutions et un fédéralisme social. Ainsi, finalement, le séisme du souverainisme réactionnaire de type Front National ne pourrait-il pas être une nouvelle rassurante pour la gauche ? C’est d’ailleurs ainsi que François Mitterrand avait conçu les choses. Au vu des 237 circonscriptions où le Front National est capable de se maintenir au second tour, la gauche unie a vite remplacé la gauche plurielle, avec l’espoir de l’emporter le 16 juin. À l’heure ou nous bouclons, nous ne pouvons prévoir si ce calcul s’avérera juste ou si la faiblesse de son programme renverra l’ancienne majorité dans les cordes pour plusieurs années. Mais aucune surprise n’est à écarter après le 21 avril. Car tout le monde, aujourd’hui, et pas seulement à gauche, parle de refondation. Et ce au moment précis où 105 représentants des pays membres de l’Union Européenne sont réunis en véritable Constituante. L’Europe est en conclave à tous les niveaux, et l’on entend, çà et là que la montée du populisme d’extrême droite devrait devenir son principal souci.
Mais se contenter de ce type de cuisine sismologique et institutionnelle serait une erreur. Certes, 30 % de vote Front National dans le Vaucluse, et 33 % du vote ouvrier rappellent de mauvais souvenirs. Mais à la différence des années Trente, l’extrême droite n’est appuyée ni par le capitalisme, ni par des « élites » intellectuelles et politiques. On n’est pas dans l’épure, mais dans la caricature. Certes, l’Europe est ridicule dans ses absences et ses impuissances (en Palestine-Israël, en Amérique Latine, en Algérie), alors qu’elle proclame l’urgence de construire une défense et une politique commune. Mais le ridicule n’a jamais tué en politique.
Alors cherchons l’erreur.
Crise de la gauche institutionnelle
L’erreur consiste à oublier que partout en Europe la gauche sociale-démocrate est sérieusement en crise, que son programme éprouve beaucoup de mal à mobiliser. Et le recours à la construction européenne ne résout pas plus le problème, car le manque d’inventivité et de motivation de la gauche sur ce terrain est dû, là comme ailleurs, à sa sous-estimation systématique du processus constituant des mouvements sociaux, qui conditionne pourtant l’invention de l’Europe institutionnelle. Les électeurs ont de plus en plus l’impression que le seul choix se situe entre néo-libéralisme dur et néo-libéralisme mou. La social-démocratie proposant seulement un peu moins d’inégalités entre les gros bataillons des classes moyennes, assortit ses prestations de contrôle supplémentaires : le pauvre doit être méritant ; elle s’est avérée incapable de répondre au défi de la pauvreté et de l’exclusion urbaine, mais aussi à celui d’un nouveau statut du salariat dans les nouvelles formes de croissance et de coopération productive.
Au-delà de l’éviction de Jospin, la gauche est à reconstruire : elle manque de contenu et d’un véritable programme de changement. Non seulement sa culture étatique de gouvernement, de gestion, d’adaptation aux contraintes de la mondialisation a irrité ses propres bases, mais elle la laisse sans ressort – celui ci est ailleurs : syndicats, partis associations de la « société civile » n’ont pas été à l’origine de la mobilisation lycéenne qui s’est poursuivie par la manifestation monstre du 1er mai.
La gauche capable de donner un vrai coup de barre à gauche, n’est évidemment pas celle qui opposait une fin de non recevoir agacée à AC (Agir contre le Chômage) venu lui demander de relever les minima sociaux, ou qui refusait d’introduire les représentants des organisations de chômeurs dans les institutions paritaires gérant l’ANPE, parce qu’elle ne voulait pas plus d’une « société d’assistés » que d’une « société de marché ». C’est une gauche attentive aux mouvements, une gauche qui se des-étatiserait dans la tête, qui n’aurait pas pour question préalable : « combien cela va coûter dans la loi de finance ? ». Une gauche qui ne gouvernerait pas en fonction des sondages, du Cac 40 et de l’opinion télévisuelle. Pour que la gauche retrouve une voix – heureuse expression de J.-L. Nancy – il faut d’abord une politique qui se préoccupe de la question du rapport des mouvements aux institutions. Qui cherche à construire des institutions de mouvement et non pas un laborieux et millimétrique mouvement des institutions.
Multitudes constituantes
Entre cette crise et la véritable déferlante des mouvements sociaux et du mouvement contre la mondialisation, le contraste est en effet saisissant. En Italie par exemple, les trois millions de personnes dans les rue de Rome, seraient incompréhensibles sans Gênes. Si certains arborent le deuil des années Le Pen, d’autres, bien plus nombreux, endossent joyeusement les habits de la « génération Seattle ». Il convient de faire d’urgence l’inventaire des formes d’organisation et des mini institutions qui se sont dessinées, des contenus qui ont été mis en œuvre ces dix dernières années. La reconstruction institutionnelle de la Gauche européenne ne pourra se faire qu’au contact du processus constituant des mouvements et de leur caractère incroyablement ouvert. Les recettes des cabinets ministériels, les « tables de la loi » du mouvement ouvrier historique ont donné tout ce qu’elles pouvaient donner, y compris le pire. Il faut que la gauche apprenne non pas, comme le ressassent les néolibéraux, à aller vers l’État minimum, mais à regarder moins vers l’État, à plier les institutions vers les mouvements : gigantesque démocratisation dont nous avons besoin pour combattre intelligemment l’économie de l’insécurité.
Nous ne faisons pas ainsi du communautarisme. Nous ne nous bornons pas à exalter la spontanéité du mouvement social et ses émanations. Nous n’avons pas pour principal souci de répondre mécaniquement et symétriquement à l’universalisme républicain (aux États-Unis, les « libéraux ») qui exige un accord préalable en bonne et due forme sur la « représentativité » des mouvements sociaux, éliminant ainsi tous ses ferments innovateurs. Nous disons simplement que la politique des multitudes consiste aujourd’hui à penser en même temps (et donc à se donner les formes le permettant[[C’est dans cet esprit que Multitudes a commencé a organiser une série de séminaires de discussion dont les matériaux feront l’objet d’une publication.) les contenus portés par ces déferlantes et les divers processus constituants en cours : mondialisation impériale avec son état d’exception guerrier permanent, constitution de pouvoirs reterritorialisés autour de l’insécurité intérieure comme nouvel attribut du contrôle, gauche à la recherche de sa reconstruction, constituants réfléchissant aux institutions européennes. Aux parlementaires européens travaillant, par exemple, dans ce groupe constituant, d’entendre et de faire entendre le désir d’Europe sociale, vraiment démocratique. À la gauche de gouvernement de s’ouvrir. Ce n’est pas évident tant les raideurs sont fortes, tant la crainte de l’invention des multitudes est paralysante.
La France black, blanc, beur est descendue massivement dans la rue, elle seule faisait la fête à la République et à la Bastille. Jamais le contraste n’avait paru si criant entre sa danse de joie sur la musique raï et la Nation obsédée d’ordre et d’identité du Front National. Elle lui opposait par la seule puissance de son nombre une forme de vie, qui est simplement la forme de la vie. Accessoirement, elle démentait par sa réalité même les mots sécuritaires qu’imprudemment la droite parlementaire jette pour l’amadouer au « peuple national » défilant derrière Jeanne d’Arc. Car la discrimination sociale et civique comme méthode brutale et cynique de division du travail, l’exclusion par le racisme administratif des rafles et des camps d’internement de sans papiers ne sont pas les expressions d’un moindre mal pour éviter la lepénisation des esprits : ce sont leur meilleur auxiliaire.