C’est partout que le mouvement social de l’hiver de 1995 s’est heurté aux forces conjuguées de l’incompréhension, de l’aveuglement et de la haine. Ces forces l’ont tantôt freiné, tantôt méprisé, tantôt ignoré, tantôt combattu, tantôt subi. Le déploiement de sa puissance pure, et sa poursuite entêtée d’une expression nouvelle, se sont consumés dans une recherche tourbillonnante de l’affirmation et de la vie. Et c’est la manifestation éclatante de cette recherche qui a formé sa radicalité vraie : le mouvement de décembre 1995 a été l’expression matérielle passionnée de ce désir de rupture, tout comme de même, cette recherche finalement inaboutie a engendré chez tous ceux qui l’ont porté le trouble et le doute.
Dans le cours du mouvement on a pu voir fugitivement éclairé, comme son négatif, des pans entiers des agencements présents de la domination, et, tel un souvenir délié du temps, le paysage en ruine des représentations classiques du sujet. C’est le système conceptuel du mouvement ouvrier, en même temps que le sens présent produit dans les réseaux hertziens du pouvoir, qui s’en sont trouvés frappés de déni. Par la seule expression de leur puissance les grévistes de décembre ont repoussé les représentations portées par les uns, qui les accompagnaient, et celles portées par les autres qui les combattaient. Il les ont implicitement renvoyé à leur désormais incompréhensible dialogue sur les écrans des télévisions.
Et une majorité du corps social s’est retrouvé solidaire de cette recherche exaspérée, inlassable et passionnelle. Bataille menée par les pauvres du “secteur public” au nom de tous les autres, allocataires, salariés de l’intermittence, précaires de toutes sortes et pauvres du “privé”.
Pour la première fois depuis des décennies, en dépit de l’alliance des incompréhensions et de l’hostilité, les “fonctionnaires”, notamment ceux des transports publics, n’ont pas été renvoyés, comme au piquet, à leur identité classique de salarié garanti. A l’inverse ils se sont trouvés tacitement mandatés par des couches entières de la société pour explorer les voies d’identification d’un nouveau sujet social. Le temps du mouvement ils ont figuré le spectre qui hante désormais l’Europe. En un éclair la souffrance et la pauvreté se sont embrasées en puissance matérielle d’affirmation de la vie.
Ce ne sont pas tant les pratiques de solidarité diffuse, de réappropriation de la ville, de socialisation horizontale des services publics, ou encore la renaissance en flammèches de la communication entre les êtres, qui ont imprimé le mouvement : c’est l’acte même d’affirmation d’un nouveau sujet social, de ses conditions d’existence réelles et de la quête de sa radicalité. Ce qui n’a pu se formuler a cependant trouvé la force d’exister. Devenir du concept. Puissance de la vie.
La confiance est morte, la représentation s’est perdue, la pauvreté s’étend et tout le monde le sait. Des masses mutantes aux identités hybrides peuplent à présent le monde désolé du capital et de ses politiques. Le salariat classique a éclaté en myriades d’intérimaires, de chômeurs, de précaires, de RMistes, comme autant d’avatars de la pauvreté et de la peine ; le dispositif central de l’exploitation s’est dissous, tel un solide devenu liquide, en une modulation incessante de l’assujettissement. Le rapport salarial jusqu’alors dominant n’est plus : et le pressentiment prégnant de cette mutation est partout répandue. Le même d’hier est devenu l’autre d’aujourd’hui, et avant de l’avoir clairement compris son être et sa vie en sont bouleversés. Proie de la peur, le plus grand nombre est emporté d’un statut à l’autre, d’un stage à une formation, d’une allocation à une tache intermittente, d’un SMIC à un CES, d’un salaire hier garanti à un chômage aujourd’hui presque certain, d’années d’études en contrats provisoires, d’une misère précaire à une pauvreté nouvelle. Et pour les autres le silence et la crainte tiennent lieu de jours. Et pour l’ensemble le malheur s’en trouve sur-garanti par le dispositif d’assujettissement de masse commun à tous : la dette.
“Précarisé, endetté, guidé et orienté continuellement” telle est la devise nouvelle cousue sur le drapeau réel de la domination présente, l’argent. C’est sous la bannière de cette désolation que le sujet social, gouverné par ondes informatiques et hertziennes, est invité à avancer. Et c’est pourquoi dettes, précarisation, télévision ont tourbillonné en poussière de sens dans l’axe du mouvement de 1995. Comme la vérité de l’existence du plus grand nombre au temps du capitalisme post-moderne. Comme les motifs premiers et inséparables de la querelle et de la colère.
S’il y a bien eu mandat tacite donné au mouvement pour identifier le nouveau sujet social, il y a eu, en même temps, consommation télé-virtuelle de sa puissance pure. Des couches entières de la société ont marché hors des manifestations sans participer au mouvement dans toute l’étendue de sa durée – et l’ont fraternellement accompagné du regard devant leurs télévisions – quand ponctuellement elles ne s’y mêlaient pas.
Car c’est un fait : en quoi un supplément numérique d’intervention aurait-il modifié l’expression qualitative de cette puissance virtuellement totale ? Seule une politisation de la question commun icationnelle aurait pu y parvenir, et dans le prolongement de cette hypothèse cette politisation, en retour, aurait alors provoqué un élargissement du mouvement.
Dans un monde où le réel s’est indissolublement mélangé au virtuel la question de la communication réagence toutes les autres en même temps qu’elle les change. C’est dès lors cette question la question politique centrale. Le segment principal d’organisation de l’assujettissement comme la cible de toutes les libérations. Le cœur même du dispositif actuel du pouvoir mondial. L’avenir, en tant qu’objectif, de toutes les batailles sociales.
C’est désormais la pauvreté mutante dans son devenir virtuel la clé de la reconnaissance et de l’existence réelles du nouveau sujet. La pauvreté réunie dans et par la communication, sans autre médiation qu’elle même. La pauvreté créée et représentée dans la commutation de son être. Alors à ce point l’impensable adviendra, et on verra s’unir sur les décombres du malheur et de la séparation les cités des banlieues et les dépôts RATP, les intérimaires et les infirmières, les RMistes et les enseignants, le “public” et le “privé”. Alors la neige électronique où vivent les pauvres s’engendrera en image hertzienne et informatique de leur libération.
Le dispositif communicationnel présent construit une représentation clientélaire du sujet, cristallisation du procès général de la domination, produisant cette domination et la reproduisant à l’infini. C’est ce dispositif qui module selon ses normes la circulation des langages et des imaginaires et rabat le sujet sur un fantôme de représentation-le salarié classique du mouvement ouvrier – ou un clone de pouvoir – le consommateur ou le client. C’est à ce dispositif là que le sujet social s’est heurté. Aux télévisions. A leur acharnement à répandre une – représentation morte de cette puissance en devenir. La catégorie du “salarié classique garanti” : la catégorie centrale des forces de la répression du sens. Son emploi systématique comme son but opposer les secteurs dominés du travail, les chômeurs aux agents du service public, les salariés du privé aux précaires de toutes sortes. Et pour la première fois cette stratégie a échoué. Et cet échec a été la plus grande victoire du mouvement. En dépit de tous les mensonges en prime-tune le processus ontologique de constitution du sujet s’est poursuivi.
Car quel devenir s’agissait-il de représenter sinon le devenir précaire de la force de travail dans le cadre emboîté du devenir entreprise du monde ?
Ce que les grévistes comprenaient par désinformation, et c’était ce qui les rassemblait par delà les statuts dans une commune opposition au pouvoir : la négation de ces devenirs, qui tous les emportent et les bouleversent, et en leur place l’imposition répressive d’une représentation morte de leur être. Ceux qui ont commencé à se reconnaître comme un nouveau sujet porteur d’une puissance autonome de libération ont contourné leurs médiateurs classiques – les syndicats et les partis – et se sont mis à haïr leurs maîtres – les managers et les contrôleurs des télévisions, et ceux qui leur parlent.
Exclus de la représentation : Exclus de la vie. La haine des télévisions dans de larges secteurs du mouvement avait son origine là, dans cette négation de la vie, dans ce déni de la représentation soudain devenu éclatant sur les écrans du pouvoir.
La commutation hertzienne et souveraine de la colère, la politisation de la question communicationnelle : le spectre du spectre, c’est pourtant là, dans cette “impasse”, que s’est consumée la puissance du mouvement de décembre 1995. Mais là où la commutation des pauvretés a manqué, l’attaque virale a eu lieu ; le temps d’un mois les télévisions du pouvoir, impuissantes et affolées, ont tourné en boucle. A vide. Sans plus de prise, malgré leurs sondages et leurs experts, sur leur “public de clients “. Ceux dont on niait même qu’ils puissent jamais exister et se reconnaître n’ont pu être divisé. On mesurera à ce trait la vulnérabilité du contrôle, et ce que cette faiblesse autorise. Tout comme on mesurera à ce trait la radicalité singulière du mouvement de décembre 1995, et l’ampleur différée de ses suites certaines.
Le dispositif du contrôle actuel recouvre un dispositif élargi, et coextensif à la vie entière, de formation du sujet. De l’entreprise aux télévisions. De l’ANPE à chez soi. Du travail à la subjectivité. La totalité des désirs, apprendre, échanger, circuler, jouer, consumer, parler, communiquer, s’en trouve soumise aux logiques de l’entreprise, à son économie de la vente, du service et du client. Les télévisions : les agents principaux de formation de la force de travail à l’ère du capitalisme post-moderne. La normalisation des désirs et des langages, leur assujettissement aux normes actuelles de la production et du travail, définissent leur tache centrale. La précarisation, le chômage, la misère poussent dans leur ombre. Là où s’est propagé la grève de 1995.
En même temps que des appareils de publicité et de marketing de l’entreprise capitaliste, les télévisions sont des dispositifs de formation professionnelle de la subjectivité – le travail recouvrant ici intégralement l’activité, et le “professionnel” s’en trouvant ici élargi à la totalité de l’être, aux opinions, aux goûts, au langage, à la représentation, et étendu à tout le temps de la vie. Au travail au chômage, au travail dans l’entreprise, au travail devant sa télévision. Cette subjectivité ainsi formée est la principale force productive dans le capitalisme post-moderne. Devenir contrôle de l’économie, devenir management du sens.
Si cette formation produit bien une subjectivité adaptée au travail de la vente de produits et de services, et à l’activité de client, celle subjectivité produit encore son double objectif : le chômeur, le RMiste, l’exclus, le salarié à 5000 francs ou l’intérimaire. Cette formation n’est pas une incohérente suite d’images, c’est un rapport social entre les êtres médiatisé par des images. Le contrôle devenu coextensif à la totalité de la vie.
Le regard social se confond désormais avec le travail de formation. La télévision est le segment d’agencement du désir, ontologiquement lié à la vue, et du travail, ontologiquement lié à la domination. La formation est le nom subsumé de cet agencement central du pouvoir.
Et c’est ainsi, comme l’a bien compris le mouvement de décembre 1995, que tous les secteurs sociaux sont emportés dans ce devenir entreprise de l’activité, tant les écoles que les hôpitaux, les transports que les universités, les télécommunications que les prisons. Les entreprises : des établissements de l’éducation nationale. Les hôpitaux : des centres commerciaux de soins. Les transports publics : des services de fret des produits et de la clientèle. Les administrations de la culture : des forces de promotion et de publicité des marques. L’information : un département du marketing ou un réseau bancaire. Les prisons : des chaînes de production de la sous-traitance
C’est ce devenir entreprise du monde qui a été combattu.
Dans la neige électronique avec la vie en grève.
En décembre 1995 la mondialisation totalitaire du modèle entrepreneuriale s’est heurtée à l’obscure puissance de la vie.
Comparaison Mai 68-Grenelle/ Décembre 95 Syndicat débordé et pourtant omniprésent au niveau de la communication (est-il exagéré de dire que la haine des grévistes s’étendait de manière latente au discours strictement syndical ?).