Entretien avec Pascal HoubaLuc Dardenne se penche sur le travail qu’il a effectué avec son frère Jean-Pierre, en particulier dans leur dernier film Le Fils, et sur le parcours qui les a amenés à la maîtrise de nouvelles pratiques cinématographiques. Tour à tour sont évoqués l’ importance de l’histoire et de la mémoire des luttes, le changement dans les formes d’engagement et de résistance, l’éthique dans la façon de filmer un corps, l’imbrication entre la technique et la recherche des limites de leur art.
Multitudes : Depuis La Promesse, on retrouve deux constantes dans vos films : un adolescent est face à l’absence d’un ou des parents et éprouve une difficulté à parler. Est-ce une façon de renvoyer à une crise de la fonction symbolique dans notre société ?
Luc Dardenne : L’idée que nous avions quand on a fait La Promesse, c’était de penser qu’aujourd’hui, on vivait le temps de Chronos qui mange ses enfants, qui a peur de mourir, qui a peur de perdre la vie en laissant la vie aux autres et qui donc se dépêche de les tuer pour conserver la vie. On a pensé que Roger est un peu ce personnage là qui tuait son fils. Igor est tué par son père. C’est terrible d’être tué par quelqu’un qui vous aime, que vous aimez, et qui vous empêche de vivre, qui vous considère comme son complice, qui vous fait rentrer dans ses combines, qui ne vous permet pas d’accéder à autre chose. L’adolescent devant le père n’est pas devant une absence mais devant un trop plein. C’est une sorte de père qui est une mère dévorante, comme disent les psychanalystes.
Multitudes : Et donc, la présence du père serait tellement forte qu’il n’y a plus de place pour la mère.
Luc Dardenne : Voilà. Et bon, le père dit qu’on peut tuer, puisqu’il laisse mourir cet homme [le clandestin. Pour Igor, il y a quelque chose qu’il ne comprend pas, qu’il ne peut pas exprimer, mais qui se passe dans son corps quand même. Dans La Source de Bergman, il y a ces hommes et ce gamin qui violent une femme, la tuent et puis viennent loger chez le père et la mère de cette jeune fille, sans le savoir. Et à table, le gamin vomit à plusieurs reprises, ce qui est une manière de trahir ce qu’ils ont fait, de le dire au père, comme s’il y avait un langage inconscient sans parole, mais qui fait comprendre au père par des gestes, des attitudes, que ce sont eux qui ont tué sa fille. D’ailleurs il va les trucider, à travers tout ce processus sacrificiel où il va se laver, laver l’épée… Moi, c’est quelque chose qui m’échappe un peu, la purification. Mais ce qui m’est toujours resté, et ce n’est pas sans lien avec ce qu’on a fait, c’est la scène où le père a tué les deux adultes et il va tuer le gamin, qui a assisté, qui a participé d’une certaine façon au meurtre et au viol. Il brandit son épée pour tuer l’enfant, et la mère se jette sur l’enfant, pour le protéger, et finalement il le tue quand même. J’ai trouvé que, dans ce moment là, cette courte scène, il y avait un moment humain très fort, avec le père qui brandit l’épée, la vengeance, et la mère qui veut protéger cet enfant. C’est peut-être pour ça que dans Le Fils, on n’est pas arrivé à penser qu’une femme pouvait se comporter comme se comporte Olivier avec Francis.
Multitudes : Par rapport aux films avant La Promesse qui traitaient pour la plupart du rapport à la mémoire, les films qui ont suivi se concentrent sur le présent. Est-ce que ce changement est dû à une prise de conscience que nous sommes entrés dans une phase dans laquelle nous avons définitivement perdu un rapport vivant à notre passé ?
Luc Dardenne : Pour qu’il y ait un rapport vivant au passé, il faut que l’époque soit novatrice. C’est là que le rapport est vivant avec le passé, qu’on retransforme, pas comme le postmodernisme qui agence, qui recombine mais qui n’invente pas. Je trouve que nous sommes dans une époque plus fatiguée, aujourd’hui, qu’au début du siècle, par exemple, du moins d’après ce que je peux en connaître par mes lectures. Mais le rapport à la mémoire est compliqué parce qu’il peut y avoir un excès de mémoire aussi qui étouffe. Pour prendre mon parcours et celui de mon frère, je pense que quand nous avons commencé, nous venions de notre campagne-banlieue, comme dit quelqu’un dans un de nos documentaires. Avec Armand Gatti, on a eu un rapport avec le passé qu’on n’avait pas dans notre famille, parce que, lui, il avait été partisan, résistant, interné dans les camps, il avait fait la bataille d’Arnhem, avait été dans la RAF, et puis il avait beaucoup voyagé, en Chine, en Amérique du sud, il avait écrit sur les guérilleros, etc. Et donc, il avait un rapport à l’histoire que nous n’avions pas. Je crois que c’est ça qui nous a dirigés vers le passé, c’est que nous nous sommes rendu compte que nous étions sans mémoire. Et c’est ça, je crois, qui a motivé notre désir de faire des documentaires en rapport avec l’histoire de notre pays et de la région, du mouvement ouvrier, de la résistance. Par exemple, mon père avait été résistant armé dans les partisans, dans le maquis d’Ourthe-Amblève près de la Meuse, et il ne me l’avait jamais dit. C’est quand j’ai été au service militaire que je lui ai demandé. C’est comme ça que j’ai un peu appris qui était mon père, qui avait été mon père dans sa jeunesse. Je pense que nos documentaires étaient un peu liés au sentiment d’avoir perdu quelque chose, de ne pas avoir été nourris par quelque chose, et on voulait s’en nourrir nous-mêmes en nourrissant les autres. On a fait ça pendant 5 ou 6 ans, on n’a fait qu’interviewer des gens qui parlaient de ce qu’ils avaient fait. On a commencé avec la guerre d’Espagne, avec tous les gens qui s’étaient engagés dans les brigades internationales, puis on a fait la résistance contre les nazis dans notre région, et puis le mouvement ouvrier dans les années 50-60-70. On avait intitulé notre projet « au commencement était la résistance ». On s’intéressait toujours aux gens qui avaient dit « non » au moment où tout le monde disait « oui », des gens qui avaient pris ce qui nous semblait, et ce qui me semble toujours, avoir été plus juste que ce que les autres ont fait, d’avoir pris le parti de la liberté et de l’émancipation. Et je crois que notre désir était de transmettre ça aux jeunes générations (nous avions entre 20 et 30 ans à ce moment là). On allait les montrer dans les écoles, dans les maisons de jeunes, ou on faisait des projections nous-mêmes. Le pari, c’était de voir si cette histoire peut encore être transmise, a encore quelque chose à dire aux générations d’aujourd’hui. Mais en fait les premiers spectateurs, c’était nous (rires). On a terminé avec Falsh, l’histoire de cette famille juive qui se retrouve au moment de la mort du dernier survivant et qui essaie de voir ce qui c’est passé, de 1933 à 1980.
Multitudes : En fait, vous remontiez le passé pour arriver tout doucement au présent. Je pense à vous se passe dans les années 80, et puis, finalement, vous atteignez le présent et c’est à ce moment là qu’arrive La Promesse. Vous n’abandonnez pas la volonté de montrer des gens qui résistent mais la résistance prend une autre forme.
Luc Dardenne : Oui, elle n’est plus collective, elle n’est plus politique, elle n’est plus organisée, même si on s’était toujours intéressé à des individus et pas à des organisations, mais des individus pris dans un mouvement quand même. Alors qu’ici, ça devient quelque chose de plus individuel, donc de plus moral, forcément. Et je crois que la question héritée avec les camps d’exterminations, avec le génocide perpétré par les nazis, la question, qui est une vieille question, mais qui est revenue, c’est « qu’est-ce que c’est tuer ? » ou encore « pourquoi ne pas tuer ? », question au fond de laquelle se tient l’être de l’humain.
Multitudes : Et ces films qui se passent dans le présent sont encore hantés par ces questions ?
Luc Dardenne : Il me semble qu’avec La Promesse, Rosetta, et puis Le Fils, on a ancré ça dans les rapports sociaux d’aujourd’hui, mais l’enjeu entre les personnages, ce n’est pas d’organiser une lutte collective, de rejoindre un combat qui existerait quelque part pour une émancipation des gens, c’est simplement refuser quelque chose à titre individuel ou au contraire affirmer quelque chose que les autres refusent. C’est devenu quelque chose qui tient plus de la morale, du rapport inter-individuel.
Multitudes : Est-ce que vous ne pensez pas un jour refaire des films, comme Falsh, qui ne seraient pas centrés sur un seul protagoniste ou éventuellement deux ?
Luc Dardenne : C’est un peu le pari. Savoir comment on peut sortir de notre « mono » : on est dans le personnage, avec le personnage, sur le personnage, autour du personnage, et tout le cadre se cherche à partir du corps du personnage et de ses mouvements. On va voir, il ne faut jamais dire trop de choses à l’avance, mais je crois qu’on va essayer de chercher quelque chose… Encore qu’avec Le Fils, on est plutôt entre deux personnages, même si au départ on est avec Olivier, après, la caméra est entre eux et elle voyage, elle cherche sa place, un peu comme le fils mort cherche sa place, parce qu’on est souvent à la place du fils mort. Dans la voiture, on est à sa place, là derrière. Ça, on le comprend plus tard quand le gamin le dit, mais nous, c’est ça qu’on s’est dit, on va se mettre là, pas pour le plaisir d’être derrière. Parce qu’on nous a dit « vous aimez filmer de derrière ». Oui, j’aime filmer la nuque, j’aime voir quelqu’un de dos parce que ça me parle beaucoup, mais aussi parce que c’était la place de l’enfant mort. Donc, où est-ce qu’il est, là, entre les deux ?
Multitudes : Une autre constante de votre cinéma est de faire sentir la caméra. On sait que c’est une des manières dont Pasolini définissait le cinéma de poésie, comme un moyen de mettre en relation deux subjectivités. On retrouve un peu ça dans ce que vous venez de dire avec cette caméra qui est entre une personne qui n’est plus là et une personne qui reste là…
Luc Dardenne : … et une autre personne qui était là et qui l’a tuée. C’est ça le cinéma aussi, je crois : c’est comment incarner l’invisible, comment incarner le fantôme…
Multitudes : … et comment lui donner la parole, d’une certaine manière.
Luc Dardenne : Oui. Par exemple, Olivier, c’est une solitude terrible. Il est là, habité par un autre qui est son fils mort, mais il est là tout seul avec lui. Il le porte sur son dos ou je ne sais pas où, mais il est avec lui. Et donc, il fallait qu’on essaie d’incarner, de visibiliser ça dans l’espace, dans ses vêtements, dans son corps, dans son appartement où il n’y a rien du tout, rien, il est vide, et qui a la même couleur que l’atelier de l’école professionnelle de réinsertion. Une des raisons, c’était de dire que quel que soit le lieu où il est, il est toujours dans le même lieu, c’est-à-dire dans la mort de son fils, dans le deuil. Il est toujours dans le même espace, dans le même vêtement. C’est pour ça qu’on lui a toujours laissé sa salopette. Ce n’est pas par vérisme, par naturalisme. Pour lui, tous les jours sont les mêmes. Tout est le même, sauf quand ce garçon arrive. Il vient bousculer ça et sans doute qu’Olivier a envie aussi de bousculer sa vie et de sortir du deuil.
Multitudes : Et une manière de sortir du deuil, c’est d’entrer en contact avec celui qui pourrait être son fils.
Luc Dardenne : C’est d’abord celui qui a tué son fils, mais c’est aussi celui qui a l’âge approximatif de son fils. C’est pour ça que notre film n’était pas imaginable si celui qui avait tué son fils était un adulte, était quelqu’un qui était de la même génération que la sienne. Ça devait être quelqu’un de la génération en-dessous, à venir. Comment justement, pour revenir à Chronos, ne pas tuer celui qui a tué votre fils ? Comment ne pas le tuer, réellement, mais aussi ne pas vouloir sa mort psychique ? Parce qu’Olivier doit sentir quelque part que ce qu’il est en train de faire est très dangereux. Ce n’est pas à lui de s’approcher de ce garçon. Comme thérapeute, c’est sans doute le pire qu’il puisse y avoir (rires), le père de la victime. Mais il n’est pas possible de résister au désir de s’approcher de ce garçon et de savoir qui il est, qu’est-ce qu’il a fait, comment, pourquoi. Il y a un désir de savoir chez Olivier qui est très fort. Et il voudrait que le garçon dise que ce qu’il a fait, il ne voulait pas le faire, il ne l’a pas fait exprès, qu’il regrette, qu’il a compris. Mais pas du tout, et c’est ça qui est terrible.
Multitudes : Pendant tout le film, il y a cette distance qui est maintenue. Et puis, à la fin, cette distance est rompue et il y a un renversement des rôles, Olivier se retrouve à la place du meurtrier potentiel.
Luc Dardenne : Oui, il faut toujours garder une frontière, je crois, entre l’assassin et l’assassiné. Et c’est une des raisons pour lesquelles le garçon n’ose pas demander le pardon et pourquoi Olivier ne le lui donnerait pas. Parce qu’ Olivier n’est pas celui qui a été tué. Est-ce qu’il aurait le droit de pardonner au nom de son fils ? Je pense que non. Il y a aussi une réversibilité de la faute. Celui qui est du côté de la victime comme Olivier se sent quand même coupable, coupable d’avoir perdu son fils. Qu’il ait eu un oubli, qu’il ait fait une bêtise qui ait permis à son fils de se trouver dans la situation d’être tué, ce n’est même pas ça. C’est parce que c’est la génération qui vient après, après vous, c’est votre enfant, c’est celui qui devait vivre. Et donc on se sent responsable…
Multitudes : …parce que, lui, il a survécu.
Luc Dardenne : Oui, c’est ça. Parce que lui est encore là et ce n’est pas lui qui devrait être là, c’est son fils. Et donc, je pense qu’Olivier est travaillé aussi par ça. Et que c’est pour un peu y voir clair qu’il est attiré par ce garçon. Sans doute qu’Olivier doit retrouver la vie, le mouvement de la vie, qui reste toujours, quoi qu’on dise et quoi qu’on vive, plus large, plus fort que celui de la mort, bien sûr, à travers les générations. Soi-même, on sait qu’on est mortel. La vie, à un moment donné, s’arrête et il y a un autre qui arrive, qui vous suit. Mais je parle au niveau des générations, et c’est ça qu’il faut sentir, qu’Olivier doit sentir et qu’il sent confusément, que la glaciation doit s’arrêter et que l’eau doit de nouveau, pour reprendre la métaphore du film de Griffith, courir, bouger et que le mouvement doit revenir, le mouvement, le cinéma, la vie. Olivier doit se laisser gagner par ça. Le garçon, quoiqu’il se passe entre eux, lui permet de sentir ça. Quand le gamin revient avec la planche vers lui à la fin, même si Olivier continue de le regarder, et ça on y tenait beaucoup parce que ce n’est pas la réconciliation qu’on a voulu faire, c’est de sentir qu’il y a une vie là, quelque chose qui, quand même, peut reprendre et qu’il pourra lui apprendre les gestes de son métier. Il y a quelque chose qui est possible. La scène peut bouger. Elle peut changer de place et les rapports peuvent être modifiés grâce au fait qu’on a bougé la scène. Je crois que c’est ça le cinéma. C’est un mouvement, mais un mouvement qui s’incarne dans un corps, donc ça veut dire que c’est un changement, ce n’est pas bouger pour bouger, c’est changer, c’est faire une mutation, modifier un corps, modifier un regard, modifier une distance. C’est ça qu’on a essayé de faire. Bien sûr la question morale est là, mais d’abord on voulait voir comment un homme dont le fils a été assassiné va se comporter corporellement, physiquement, par rapport au corps de celui qui a tué ce fils. Quelle est la bonne distance, la mauvaise. Comment il va s’approcher. Comment il va pouvoir supporter physiquement la présence de quelqu’un qui représente une telle catastrophe. Jusqu’où va-t-il pouvoir l’accepter, sentir sa respiration, lui serrer la main, le voir ?
Multitudes : C’est un peu une éthique des corps que vous essayer de montrer. Pendant vos études de philosophie, vous vous êtes intéressé à Levinas. Est-ce que le fait de filmer les personnages principalement de dos est une manière de développer une éthique du cinéma qui ne serait pas basée sur le visage comme chez Levinas ? Ou est-ce plutôt que tout le corps devient visage ?
Luc Dardenne : C’est ce que dit Levinas lui-même. Il prend l’exemple d’un passage du roman Vie et destin de Vassili Grossman, où un personnage se trouve dans une file d’attente et où le dos de celui qui est devant s’adresse à lui comme un visage. Mais la nuque est un visage particulier. C’est ça qui est toujours dangereux aussi dans le visage, dans le fait qu’un dos puisse vous parler, c’est que vous projetez aussi. Plus, sans doute, que vis-à-vis de celui qui vous regarde avec ses yeux et qui vous empêche de projeter. Tandis que quand on regarde une nuque, effectivement, on peut projeter davantage. On peut s’y voir, ce qui est le contraire, justement, de ce que Levinas essaye de dire quand il dit que l’éthique est une optique. Comment est-ce que le regard de l’autre peut vous faire face s’il n’est pas physiquement présent en tant que regard, si c’est par exemple la nuque que vous voyez ? Je pense que c’est possible. Mais ce que nous avons voulu faire avec la nuque, c’était qu’Olivier nous tourne le dos. Je crois que quand on filme, ou quand les peintres ont peint, quelqu’un qui est face à quelque chose mais pris de dos, que cette personne lit un livre comme Olivier est en train de lire un dossier. Je crois que le sentiment que vous, spectateurs du tableau, vous avez en voyant cette personne de dos, vous la sentez plus absorbée dans ce qu’elle est en train de lire.
Multitudes : Donc, c’est un moyen de rentrer dans son intériorité ?
Luc Dardenne : Je pense, en tout cas, au début du film, que c’est ça. Mais en fait, moi, j’aimais bien dire à mon frère qu’on le filme de dos parce que l’histoire a commencé dans son dos. C’est le moins qu’on puisse dire. Et donc, on ne peut pas être devant lui, avant lui. Ce qui a fait aussi qu’on a filmé de dos, c’est quand, dans le scénario, on a écrit la scène où Olivier est en train d’étrangler le garçon et il arrête. Pourquoi il arrête ? C’est quelque chose qui, je pense, n’a pas de réponse. Mais on pourrait penser qu’il est possible de voir ce moment où il arrête, que les yeux, le visage, toute cette complexité du visage pourrait nous traduire, trahir, ce fugace moment où il arrête. Et je pense que c’est impossible. J’y ai toujours pensé, à cause de Levinas, mais aussi, à cause du film de Murnau, Sunrise. C’est une question qui m’a toujours hanté. Qu’est-ce qui se passe quand quelqu’un est pris dans le mouvement de tuer et puis s’arrête. Qu’est-ce qu’on peut voir ? Je crois qu’on ne peut rien voir. C’est invisible, ça. Et pourtant, il faut quand même le filmer. Alors, ou bien on filme en plan large. C’est une solution. On y a pensé. On a fait une version de la scène en plan plus large. Ou bien, on est dans son dos. Et on pourra aller lire une sorte de résultat, d’après-coup, sur le visage de celui qui allait être tué. C’est la solution qu’on a choisie finalement. Je pense qu’il y a une limite, une impossibilité à un moment donné pour le visage de dire, de trahir, de communiquer, d’échanger.
Multitudes : Il y a un moment où l’éthique est au-delà du visage ?
Luc Dardenne : C’est aussi ce que dit Levinas : « l’éthique est une optique mais pas une plastique ». C’est le regard de l’autre qui vous commande de ne pas tuer, le regard du garçon qui commande à Olivier de ne pas tuer. Mais il dit bien « ce n’est pas une plastique ». C’est quelque chose dans le regard, la trace de l’ « illéité », la trace de Dieu aussi pour Levinas. Le visage, à un moment donné, ne peut pas traduire. Alors que le cinéma filme le visage et je crois qu’il est né pour ça. Mais je dirais la même chose de la jouissance féminine. On filme une femme, le visage d’une femme qui jouit. Elle peut simuler, nous le savons. Qu’est-ce qui pourrait vous donner, dans le fait de filmer le visage, le critère d’authenticité de ce qui est en train de se passer ? Rien. Ici, le visage peut mentir. Et plus la comédienne a une technique, plus cela vous paraîtra vrai. Là, le visage peut être à la hauteur de ce qui serait vécu. Le visage a cette possibilité de faire passer un instant particulier qui est la jouissance. Qu’elle soit vécue ou pas, peut importe. Par rapport au fait de ne pas tuer, ça me semble impossible. C’est cela la différence entre le gros plan pornographique et l’impossibilité du gros plan pour filmer le moment où il ne tue pas, où il n’y a rien à voir. Ce qu’il y aurait peut-être à voir, au moment où on est dans le dos d’Olivier, c’est le regard du garçon. C’est pour ça qu’on tombe tout de suite dessus après. C’est peut-être ça qu’Olivier a vu. Tout seul, il aurait continué à le tuer, pris dans sa solitude. Quand on a tourné la scène où Olivier vient dans le vestiaire, on n’a pas encore vu le visage du garçon. On le cache quand même pendant 19 minutes, je crois. Olivier vient le voir, tout seul, parce que nous, spectateurs, nous ne le voyons pas. Il s’avance doucement et se penche, avant de le réveiller. Il regarde. C’est son visage qu’il veut voir. C’est pour ça que nous avons fait cette scène là, pour qu’Olivier voie le visage du garçon qui dort. Est-ce qu’après avoir vu ce visage, il sera encore capable de le tuer ? J’ai parfois pensé que non. Mais on a tourné le film en pensant qu’il pouvait peut-être le tuer. On avait 6 ou 7 fins du film. Mais c’est vrai qu’on se disait : si Olivier le tue, à quoi bon ? Ne tombons pas dans le pardon facile mais ne tombons pas non plus dans la vengeance facile.
Multitudes : Ce que vous montrez ou non est donc lié à cette volonté de rester sur cette frontière.
Luc Dardenne : Pour nous, c’est aussi la possibilité de pouvoir placer la caméra et de ne pas trouver la bonne place. Le problème pour nous quand on a commencé ce film, ce n’était pas de dire « on met la caméra là parce qu’on sait que, en la mettant là, on filme ça et pas autre chose ». Je crois que c’était « où la mettre pour qu’elle ne soit pas à une place où on pourrait devenir affirmatif, où on pourrait dire ” Vous voyez Olivier, c’est ça qu’il pense, c’est ça qu’il vit et voilà pourquoi ” ». Il fallait pouvoir rester dans le négatif, dans le fait de ne pas affirmer. Évidemment, c’est un autre type d’affirmation, je sais bien, d’être dans le dos du personnage. Mais là, au moins, on ne sait pas, on ne sait pas ce qu’Olivier lit, ce qu’il pense, ce qu’il va faire. Et c’est ça qu’on voulait, ne pas être dans la position de celui qui sait où va aller l’acteur, ce qu’il va faire. Moi, il y a des films que je ne peux pas voir. Ces gens qui me disent qu’il y a une sorte de transparence dans leur mise en scène, que la caméra n’écrit pas, qu’elle est là comme si elle n’était pas là. Je crois qu’aujourd’hui, c’est difficile. Je n’arrive pas à y croire parce que je sens tellement qu’elle est là, parce que c’est toujours là qu’on l’a mise et qu’ils la remettent là. Et c’est pour ça que ça paraît invisible, parce qu’on la remet tout le temps à la même place. Alors, je ne dit pas qu’il faut toujours changer de place et que c’est comme ça qu’on invente mais enfin, on peut quand même chercher. Et j’aime bien que ça rende malade certaines personnes qu’on mette notre caméra là. Rien que pour ça, ça me fait plaisir parce qu’il se passe quelque chose. Le spectateur réagit en étant fâché, frustré. Donc, je me dis qu’il ne veut pas voir ce que, nous, on a vu. Comment on a vu la nuque d’Olivier, ses mains. Il pourrait le voir et essayer d’être pris physiquement dans ce cadrage. C’est comme les mouvements de caméra. On nous dit « Mais pourquoi ? ». Et je réponds « Il y a Pollock et il y a Mondrian. Et pourquoi ? ». On n’a pas tout le temps à essayer de s’expliquer à soi-même et surtout pas à se justifier. On n’est pas nécessairement aux commandes, comme dirait le poète Henri Michaux. Il disait « l’artiste n’est pas maître chez lui », et je crois que c’est vrai. Il y a toujours des parties de sa maison qu’il ne connaît pas et heureusement, d’ailleurs.
Multitudes : C’est un peu une recherche qui se fait en direct dans le film ?
Luc Dardenne : Oui, c’est ça que permet le plateau pour nous. C’est vraiment de chercher. Pour Rosetta, on savait qu’on était dans sa nuque au départ parce que c’était écrit dans le scénario, on la voyait comme ça. On fonçait, on bougeait avec elle. On l’avait prise comme un soldat sur le front. Mais, dans Le Fils, c’est venu vraiment quand il était penché sur le dossier et qu’il nous a semblé que, là où il allait paraître le plus « pris », c’était comme ça.
Multitudes : Certaines personnes en voyant Le Fils ont trouvé que, en se concentrant sur un personnage qu’on ne quitte pas d’une semelle, vous faites passer un sentiment d’enfermement. Comment comprenez vous cette réaction ?
Luc Dardenne : Je dirais que, pour nous, la caméra était reliée au corps d’Olivier. C’est comme s’il y avait un cable qui sortait du corps d’Olivier et qui venait à notre caméra. Ca, c’était notre point de départ. C’est peut-être pour ça que Cronenberg a bien aimé Rosetta ? Là aussi on avait ce cordon relié au corps de Rosetta. On a essayé qu’avec cette caméra, quand Olivier bouge, regarde à gauche, à droite, il y ait quelque chose du désir qui sorte de son corps et qui se marque dans l’espace. Que la pulsion d’Olivier soit comme en mouvement et irradie, devienne l’espace même du cadre. Quand on bouge avec Olivier, c’est le désir d’Olivier qui investit l’espace et qui le colore, qui le magnétise. On a essayé que la caméra soit le mouvement pulsionnel, le mouvement du désir d’Olivier. Ça c’est une première chose. Une deuxième chose, c’est qu’on se disait qu’il fallait que la caméra « accrochée » à Olivier mette le spectateur dans le même état, c’est-à-dire dans un état qui justement ne vous permet pas de vous identifier au personnage qui sait où il va, et vous, vous le suivez, vous ne le savez pas. Donc, même si on vous oblige à être avec lui, comme lui, à vivre comme lui, vous ne pouvez pas être vraiment comme lui. Et c’est ça qui est inconfortable. Il va à gauche, à droite, mais pourquoi ? Il y a toujours une question, un écart dans l’identification. Vous ne pouvez pas vraiment vivre avec lui ce qu’il vit. On vous met tout près de lui, on vous accroche à lui, mais on ne vous dit pas tout. D’où la difficulté de l’identification. Et la troisième chose, je crois qu’en étant près, on perd aussi ses repères. Et ça, on y tenait. En étant proche d’Olivier, le spectateur ne peut plus le voir de manière réaliste. En le voyant, là dans son cadre en train de réagir à quelque chose que nous supposons être hors champ , vous ne pouvez plus maîtriser la situation en tant que spectateur. Le hors-champ, c’est tout ce qui s’est passé, tout ce qui va se passer. Et lui, il lui reste un petit peu d’espace pour vivre. Il est là-dedans. On est seulement dans l’étouffement, dans la fermeture, dans l’impossibilité de vraiment respirer, d’exister, de vivre. Qu’on soit aussi dans l’attente de quelque chose qui vienne un peu apaiser, un peu ouvrir la fenêtre- c’est un personnage qui a besoin d’air et le film aussi, je suis d’accord, mais on manque d’air comme Olivier.
Multitudes : La caméra a-minima d’ Aaton/Beauviala vous a permis des moments de grandes virtuosités, qu’est-ce qui a poussé à un tel choix ?[[Je remercie Eric Thébault pour m’avoir suggéré cette question et la suivante.
Luc Dardenne : C’était de se donner à nous-mêmes un défi. Normalement, on avait une autonomie de 10 minutes avec nos caméra super-16. Avec l’a-minima, parce qu’elle est plus légère, le magasin est plus petit. Donc, on devait faire des plans de 5 minutes, ce qui a fait rire une partie de l’équipe, disant « vous n’y arriverez jamais ». C’était un défi pour nous et pour l’équipe. Ça met toujours une tension. Tout le monde essaye de trouver, de penser à partir de cette nouvelle technique. Nous croyons beaucoup à l’évolution technologique comme évolution de nouveaux comportements, de nouvelles formes. L’art et l’évolution de l’art sont liés à l’évolution des techniques, des technologies. C’est toujours intéressant au départ, même si on ne sait pas pourquoi exactement, ce qu’on va faire avec, de se lancer ce défi-là.
On a essayé de faire deux choses avec cette caméra. Un, c’était de mesurer comme le mètre. Il y a une scène où le garçon dans le vestiaire essaye la salopette. Si vous avez la caméra seulement à l’épaule, vous baissez et vous panotez, donc en fait vous avez créé une plongée. Or, si la caméra peut glisser de haut en bas parce qu’on la porte à bout de bras et qu’elle n’est pas trop lourde, on a l’impression qu’on peut suivre le corps d’Olivier et suivre le corps du garçon comme si on le mesurait. Et la deuxième raison, c’est qu’on pouvait trouver des angles qu’on n’aurait jamais eus autrement. Aller dans sa nuque comme on l’a fait, c’est impossible, même avec une machinerie. Pour nous, la machine, c’est le corps du caméraman : il colle Olivier, on est à 10 cm, et puis, il faut avoir la vivacité que seul le corps humain peut avoir, à un moment donné, quand Olivier entend la sirène, qu’il se retourne et démarre, pour se retourner et faire le mouvement. Être aussi proche et pouvoir quitter aussi vite qu’il le fallait pour permettre à l’acteur de faire son mouvement, je crois qu’on n’aurait pas pu le faire avec une autre caméra. C’est ça aussi, ce qui nous excite dans notre travail, c’est d’approcher les limites de ce qu’il est possible de faire ou de ne pas faire.
Multitudes : Vous gardez au son tout ce que les monteurs-son passent leur temps à gommer habituellement, à rendre moins présent. Est-ce une volonté de ne pas faire du « beau » ? Ou est-ce pour créer une musicalité dans la bande-son ?
Luc Dardenne : Oui, je crois que c’est plutôt ça. Ce n’est pas une volonté de faire beau ou laid, mais de vraiment construire un rythme. Tout le film, tous nos plans, c’est ça. Le problème, c’est bien sûr de faire attention à ce qu’on cadre, mais la priorité est dans le rythme. Si on dit qu’on doit cadrer en passant un objet, sans insister, comme le ciseau du menuisier, parce qu’on ne va pas commencer à dire « c’est une arme », on ne fait que passer mais comment on va passer dessus ? On a essayé plein de choses. Ce qu’il faut pour nous, c’est que ce soit dans le rythme que l’on cherche. C’est ça qui est prioritaire, le rythme du plan, donné par, à la fois le mouvement du corps de l’acteur et le mouvement de la caméra. C’est ça qu’on cherche tout le temps. Pour revenir à notre discussion sur la caméra, j’ai dit qu’on faisait perdre les repères au spectateur. Par exemple, au début du film, on essaye de l’ensorceler, d’entourer le spectateur, de le prendre dans la toile d’araignée qu’on est en train de tisser avec Olivier. C’est ça qu’on a essayé de faire, pour provoquer le choc, après, quand il apprend qui est ce garçon. Là on s’arrête et on est plus calme. Nous voulions que ce rythme soit un mouvement qui fasse perdre les repères spatiaux.